Conclusion du premier livre.

D'un article de Canguilhem né d’un refus du psychologisme, c’est-à-dire du rejet des prétentions d’une « philosophie » empiriste à réduire les points de vue normatifs à des faits contingents, on a voulu faire une condamnation de la psychologie ( et même ‘«’ ‘ une mise à mort ’»). Certes dans son article Canguilhem reprochait bien à la psychologie de n’être ni une science, ni une philosophie, ni une éthique. Cependant ceux qui se sont ainsi emparés de ce drapeau ont interprété cette prise de position qui visait essentiellement à défendre le sujet, le sens, l’homme, l'engagement et la responsabilité individuelle, à travers des grilles structuralistes qui réduisaient le sujet, le sens, l'humain. La ruse des pensées structuralistes c’est de se présenter comme contestant des systèmes, que leur logique même conduit à absolutiser. Ainsi nous les avons vu ne s’attaquer à l'adaptation ravalée au pur conformisme, et mutilée de ses processus créatifs, que pour lui substituer l'acceptation fataliste.

Canguilhem défendait la valeur des idées de sens et de responsabilité. Il n’aimait sans doute pas beaucoup les psychologues de son temps. Nous l'avons cependant entendu faire l'éloge de Janet. Et il refusait l’idée d’intériorité comme illusoire. Mais en réalité Canguilhem pensait bien un tel lieu. Seulement pour lui c’était là la place de la philosophie, la fonction de vigilance. Comment sinon dégager un espace où pourraient jouer le sens, l’intentionnalité et la liberté de penser individuelle. Accepter l'intériorité c'est tout simplement admettre l’existence d’un espace de jeu psychique. Il y a un efficace de l’illusion. Et peu importe qu’on ne lui accorde d’autre valeur que pragmatique. Même si l'on sait bien que l'homme n'échappe pas à la nature. Il faut bien pouvoir comprendre comment nous pouvons choisir, comment nous pouvons changer. Cela le psychologue doit non seulement le comprendre, mais aussi le promouvoir. C'est son boulot. Celui du sociologue est tout différent ; son travail c'est de mettre en évidence les contraintes que le groupe, le système, exercent sur l'individu.

On a appuyé l'antagonisme psychanalyse - psychologie sur l’opposition entre le ça, le discours du ça, du système, et le moi, opérant de fait la forclusion de la pensée personnelle. Dans la ligne d'Auguste Comte, tant chéri de l'Action française, Althusser, Lacan, Foucault, refusent le sens, le moi, l'homme, et en font les produits idéologiques d'une fonction de méconnaissance. Il est éclairant de relever que se côtoient dans les attaques contre la psychologie, les accusations de fascisme, et le refus de l'intériorité. Les systèmes n'aiment pas l'intériorité, mais c’est pour assurer leur pouvoir. L’amour profond de la servitude et le désir de paraître contestataire (surtout ne pas rater la modernité) expliquent qu’aient pu passer pour révolutionnaires, des discours affirmant la cruauté, le mépris des valeurs humaines et l'absence de moralité. On a retrouvé une semblable dérive, où Nietzsche conjoint Sade, chez presque tous les intellectuels en vogue de cette époque. Le succès même, médiatique et éditorial, de ces discours nous démontre que ces pensées qui se présentent comme neuves et contestataire de l'ordre établi, n’ont fait qu'exprimer la pensée profonde de notre époque, un nouvel esprit de masse, une pensée unique pour des individualismes dénervés, sans structure, des individus sans contenu.

Notre siècle vit le règne des grandes pensées conspirant contre toute espèce de vie intérieure, refusant l'intimité comme un moment dangereux de travail sur soi, productive peut-être d'événements nouveaux. Un grand psychologue, Winnicott, a beaucoup insisté sur l’importance de la capacité à être seul. On ajoute toujours : en présence de la mère ; parce que c’est ainsi, avec son appui que cette capacité se construit ; et non parce qu’il faudrait toujours rester dans la dépendance des mères. Mais notre monde n'aime pas les pensés solitaires 300 . Aujourd'hui encore, où les psychologues semblent régner partout, dans les médias et surtout sur les plateaux de télévision, l'intimité est encore pourchassée. On la détruit par un procédé inverse du précédent qui la niait théoriquement, et la traquait policièrement dans les états totalitaires. Par un procédé plus sûr qui est de l'obliger partout à s'étaler. Le nouvel impératif catégorique : il faut parler, il faut dire ses ressentis, ses émotions. Il faut surtout se vider, ne rien garder en soi ( or pour être soi il faut de l’épaisseur…). Certains ont parlé de barbarie douce.

Qu'ont-ils fait de leur intelligence, Althusser, Lacan, Foucault, ces maîtres penseurs qui s’attaquaient à l’intériorité et à la psychologie ? Ils n'en ont fait qu'une défense, pour fuir les embarras sub-lunaires Dans leur volonté théorique de tout maîtriser en pensée, ils prétendaient pouvoir se tenir dans une position de surplomb par rapport au concret. Position qui est celle du philosophe, ou plutôt du professeur de philosophie, mais qui ne peut être celle du psychologue. Le psychologue lui doit s'exposer à l'événement de la rencontre. S’exposer à subir des émotions, des élans d’amour et de haine (acceptant de prêter un peu de son fonctionnement psychique pour médier, étayer). En outre, parce qu’il connaît bien l'appareil psychique, le psychologue sait bien qu'il n’y a d’idée vive qu’enracinée, dynamisée par de l'affect, de l’émotion, du sentiment, du corporel. A l’opposé d’une psychologie purifiée, pour avoir droit à enfin à la reconnaissance théorique, à l’existence dans le monde des idées, une psychologie ‘«’ ‘ céleste ’», il fait avec une psychologie ‘«’ ‘ terrestre ’», mélangée, hybride et triviale. Son expérience, ce n’est pas celle du théoricien, ‘«’ ‘ l’expérience comme elle n’est pas, l’expérience comme elle devrait être, l’expérience comme elle fait bien, l’expérience lavée, débarbouillée, vêtue, habillée, par les soins, par les mains des meilleurs faiseurs, aseptisée, présentable, commode, obéissante, de bonne façon, de bonne tenue, celle qui se pliera aux hypothèses, qui entre bien, qui entrera comme un gant dans la conformation des lois ’», mais l’expérience ‘«’ ‘ comme elle est, comme elle sort du ventre de la nature, la terreuse expérience toute pleine encore des scories et des fanges de ses gangues, mal débarbouillée, mal présentable et même imprésentable complètement devant aucun monde, nullement aseptisée, rebelle donc, rebelle aussi, rebelle même aux lois ’» 301

Penser l'autre, c'est accepter l'autre, c'est accepter qu'il nous échappe. C'est un principe à la fois déontologique et pratique. Accepter qu'il ne soit pas réductible à des déterminismes sociaux, à un discours ou à un mathème, à des réseaux neuroniques, à des formules chimiques. Le réduire c'est le nier. L'idéologie chez Althusser, l'imaginaire chez Lacan, conduisent à nier l'autre ; à dire que quelqu'un sait plus de lui qu'il ne le sait lui-même, c'est se placer au-dessus de lui. L’idéologie c'est toujours la pensée de l'autre, celle de l’adversaire ; il ne sait pas mais moi je le sais. Le psychologue doit refuser cette position de surplomb. Il ne prononce pas des sentences ni ne dicte à l'autre ses conduites. Il met ses savoirs à disposition. C’est à partir d'une détermination des contraintes de la situation, d'un éclairage des espaces de choix possibles qu’il aide l'autre. Comprendre l'autre ce n'est pas dérouler des discours déductifs d'apparence, et produire des effets de réel avec des êtres de papier. Comprendre l’autre, c’est d’abord lui prêter des intentions, lui accorder que ses actes ont un sens conscient et parfois inconscient. Cela, chacun le fait naturellement mais ce qu'apporte de spécifique le psychologue, c'est sa connaissance du domaine (par exemple, pour le psychologue concret que je suis, celle de l'enfant, de son développement), une formation, une expérience, et un cadre particulier qui donne à la rencontre une densité particulière. Cette rencontre est chaque fois différente. Pour les penseurs du système peu importe le sujet particulier. Il n'y a de science que dans la dissolution de ces illusions, la particularité concrète, la liberté individuelle, le sens, l'intériorité. La vraie Science, disaient- ils, dissout les idées fausses, les mythes dépassés. Ne pensez pas, le système pense pour vous. C'est pourtant à chaque fois un sujet singulier qui pense, qui rêve, qui imagine, qui fait de cette subjectivité dérisoire un appareil capable d’inventer, de créer, et d’enchanter le monde.

Tel sera l'objet des analyses qui vont suivre.

Notes
300.

Comme le dit Michel Serres, ce n'est peut-être pas tant de colloques que les chercheurs et les créatifs ont le plus besoin aujourd’hui, mais plutôt de lieux de retraites.

301.

Ces deux citations de Charles Péguy, extraites de « Un poète l’a dit », sont reprises de A. Finkielkraut, « Le mécontemporain », Paris, Gallimard, 1991, p. 69.