Etats généraux.

L'année passée, se sont tenus, à l'initiative de la Société Française de Psychologie, des Etats Généraux de la Psychologie. Ils ont mobilisé la majorité des organisations représentatives de psychologues, des praticiens aux chercheurs. Ils se voulaient un « lieu d'échange », favorisant l'expression, et au-delà si possible l'affirmation construite, de « l'unité » de la psychologie, en faisant apparaître les linéaments, ou le socle (selon que l'on est pessimiste ou optimiste), de « l'identité » du psychologue. Comme le déclarait le Président dans son éditorial de la Lettre de la S. F. P. d'avril 2001, les psychologues ‘«’ ‘ constituent un corps unique qu'ils ont cru longtemps morcelé ’». En effet, rappelait-il, tous les psychologues s'intéressent à un même objet : ‘«’ ‘ l'action de penser (se représenter, raisonner, ressentir etc.), ses fondements et ses effets ’».

Pourtant cette proclamation de l'unité du champ de la psychologie et d’une commune identité de tous les psychologues, s’accompagnait malheureusement d’une immédiate revendication de frontières. Comme si nous ne pouvions nous rassembler, effacer (masquer) nos dissensions, qu’en nous nous coupant de nos voisins. On ne serait « tous ensemble » que contre… 306 . Pour ce chercheur, président d'une organisation unitaire, la frontière à surveiller et à affirmer n'était pas celle si souvent relevée qui sépare les chercheurs de laboratoire et les cliniciens de terrain. Pour affirmer leur identité les psychologues devaient marquer nettement deux frontières : d’un coté celle qui les sépare, chercheurs et praticiens réunis 307 , de la masse diverse et bruyante des psychothérapeutes ; de l’autre côté celle par quoi la psychologie savante se distingue de la psychologie populaire. Alain Blanchet : ‘«’ ‘ nous aborderons également des questions primordiales qui concernent les frontières de la discipline comme l'intégration éventuelle dans le champ de la psychologie des pratiques thérapeutiques, et l'évocation du rôle croissant d'une psychologie simpliste et dénaturée’ ‘ 308 ’ ‘ qui puise toujours ses sources dans les mythologies ou dogmes que nous contribuons parfois nous-mêmes à véhiculer. Un discours ’ ‘«’ ‘ psychologisant », proche de conceptions subjectivistes naïves que l'on peut lire ici ou là, a désormais envahi le champ social et médiatique ’». Alain Blanchet voit là l’effet d'une malédiction qui pèserait sur la psychologie : ‘«’ ‘  si l'on s'en tient au sens populaire du terme de psychologue, tout le monde est ’ ‘«’ ‘ psychologue », les partenaires du psychologue sont ’ ‘«’ ‘ psychologues », ils ont des théories de l'esprit, ils ont des croyances, et même des références à travers leurs lectures des livres, des journaux et des magazines. Nous autres, psychologues, sommes nous-mêmes ’ ‘«’ ‘ psychologues » au sens populaire du terme et c'est pourquoi nous devons construire en permanence notre pratique professionnelle ’ ‘contre’ ‘ 309 ’ ‘’ ‘nos croyances personnelles »’.

Qui peut nier qu’il y ait là de justes motifs de dénonciation, une réelle menace de confusion. Cependant qui ne perçoit, notamment dans les dernières lignes, la résurgence de la vieille coupure, la volonté de marquer la distance propre à la science et à la rationalité. Mais si l'affirmation de la rupture entre science et pensée naïve, héritage persistant de l’épistémologie bachelardienne, est facile au chercheur de laboratoire, elle ne peut cependant être si facilement avalisée par le psychologue praticien. Lui ne pense pas « contre » la psychologie naturelle, nous essaierons de le montrer. De ce fait, une telle affirmation est en capacité de réintroduire une ligne de rupture dangereuse entre praticiens et chercheurs 310 .

Il y a des point où nous serions assez en accord avec la mise en garde de A. Blanchet. Nous aurons sans doute des occasions de rapporter certaines dérives dans le champ des pratiques psychothérapiques. Si la profession de psychologue est protégée par un titre, qui d'ailleurs ne nous évite pas des dérapages (les médecins, qui ont un conseil de l'ordre, ne sont pas pour autant protégé de dérives analogues), le champ de la psychothérapie, comme celui d'ailleurs de la formation 311 , franchit trop souvent les bornes de pratiques incertaines sinon manipulatrices. Il suffit de lire certaines annonces de « psychologues » dans le Journal du même nom, ou même dans les pages jaunes, pour être édifiés.

Mais nous ne voyons pas comment une pensée psychologique pragmatique, professionnelle, ancrée dans la pratique, peut se couper de la pensée psychologique « naïve », sans courir le risque de se couper de l'essentiel. D’abord la pratique est un échange, une interaction, et requiert une langue commune, sinon comment nous rencontrerions-nous et converserions-nous ? Surtout, le psychologue travaille certes avec sa raison, mais aussi avec son ressenti. Pour ces raisons, dire que notre pratique professionnelle se construit contre ce que nous dit la psychologie populaire, nous paraît conduire, ou reproduire, les fractures, qu’on voudrait justement gommer entre chercheurs et cliniciens. Penser contre, nous avons vu dans notre première partie à quelles sortes de guerres cela conduisait. Le psychologue praticien, il n’y a pas à en douter, - mais même à certains égards, le chercheur-, n’ont pas à penser contre la psychologie naturelle, mais à travailler avec elle, ou sur elle 312 , comme sur une langue fondamentale et nécessaire.

Et puis quoi, nous savons bien par ailleurs que beaucoup de travaux de laboratoire ne font que vérifier ce qu'une psychologie naturelle nous révélait déjà, le traduisant simplement dans une langue et un appareil sophistiqués. Nous savons aussi que les psychologues « scientifiques », quelle que soit l’épaisseur de leurs publications savantes, n’en sont pas pour autant plus compétents dans la gestion des situations psychologiques, qu’elles soient professionnelles ou de la vie courante.

Notes
306.

Voir Carl Shmitt pour qui la base de l’organisaton politique est l’opposition ami-ennemi.

307.

Réunis sans doute uniquement par le cadre universitaire de leur formation .

308.

C’est pour nous une question importante que celle de la part de naturalité ou d'artificialité de la psychologie « naïve » dénoncée par A. Blanchet. Sur son origine culturelle, voir J. Bruner «Car la culture...”.

309.

Souligné par nous.

310.

Ou entre psychologues tous-terrains et psychanalystes purs (voir plus haut sur la rupture lacanienne). Une certaine psychologie «scientifique”, comme une certaine psychanalyse ont pensé s’affirmer dans une position de rupture. Notre thèse est qu’il faut refuser ces coupures qui ne ruinent pas seulement la psychologie, mais qui à terme abolissent le sujet concret.

311.

Il y a d'ailleurs des recouvrement entre les deux comme par exemple tout ce qui concerne le développement personnel.

312.

Nous ne voulons pas dire qu’il s’agit d’adopter telles quelles les images ou les allégories de la psychologie populaire, mais d’effectuer un travail sur ces représentations. Ce travail, cette élaboration impliquent une critique au sens positif du terme (qui n’est pas une attaque, ni même une rupture (seuil critique).