Aujourd’hui. Quelle place pour la psychologie parmi les sciences?

Aujourd’hui le champ de la psychologie est disputé sur le plan théorique par les sciences cognitives, cet ensemble composite –hétéroclite – de sciences de l’information, de sciences du corps et de philosophie, qui fournissent les modélisations rationalistes en vogue dans l’élite intellectuelle, et par de multiples et variées pratiques chamaniques avec lesquelles elle concubine sur les rayons des librairies. Quelle voix peut-elle faire entendre dans cette cacophonie de bruyantes pensées? Nous parlerons de la pratique dans une autre partie. Nous allons ici nous arrêter sur le problème de la place de la psychologie parmi les sciences tel qu’il se pose aujourd’hui.

Mais d’abord donnons la parole à deux grands fondateurs de la psychologie moderne. Pour répondre à Canguilhem, en tout cas déjà pour éclairer un peu cette situation, il ne nous semble pas inutile de faire réentendre la voix de grands psychologues, fondateurs d’un champ, et reconnus de tous comme tels. Ecoutons donc ce que Wundt et Piaget pensaient de la place de la psychologie parmi les sciences.

Pour Wundt, fondateur tutélaire de la psychologie scientifique et assistant de Helmholtz 317 , le fait que la psychologie ne soit pas une science naturelle, ne l’exclut pas pour autant du champ des sciences. Elle est proche des sciences naturelles, quand elle étudie des processus élémentaires, là où elle peut user d'expérimentations, comme dans l'étude des temps de réaction que lui-même engageait. Mais lorsqu'elle se penche sur les processus psychiques supérieurs, dont Wundt souligne la complexité, elle doit abandonner les méthodes de sciences naturelles. Elle ne s’exclut pas pour autant du champ de la scientificité. Il existe en effet d’autres sciences, qui, pour n’être pas expérimentales, n’en sont pas moins sciences, les sciences de l'esprit (Geisteswissenchaften), c'est-à-dire les sciences sociales et historiques desquelles elle se rapproche alors. Pour Wundt, le fondateur de la psychologie scientifique, la causalité psychique est irréductible à la causalité physique 318 . Le père de la psychologie expérimentale affirme bien par là son refus du réductionnisme dont ne s’exempteront pas ses héritiers, hier béhavioristes, aujourd’hui cognitivistes. La place de la psychologie est comme un entre-deux (entre deux sciences, soulignons-le) dont il ne veut lâcher aucun des deux bouts.

Piaget maintenant. Il fut un des premiers cognitivistes, redécouvert récemment par les sciences cognitives. Comme Wundt il défend l’existence de la psychologie comme science spécifique, non réductible à une science naturelle 319 . Elle a un objet propre, le mental. Il doit la défendre aussi d’un autre réductivisme née du développement d’une nouvelle science positive, la « physique » sociale 320 ou sociologie. ‘«’ ‘  Il existe une tendance en psychologie à réduire les faits observables à la physiologie d'une part et à la sociologie de l'autre en éliminant la spécificité du mental »’ dit-il dans ‘«’ ‘ Epistémologie et sciences de l’homme ’», p.107. Comme Wundt, il tient à rappeler que le mot science n’est pas la propriété des seules sciences expérimentales. A coté des sciences « nomothétiques », qui ont pour objectif de dégager des « lois » générales (nomos=loi), existent les sciences « historiques » visant à restituer la complexité du concret 321 . L'objectif des premières est de dégager, d’abstraire, des lois à partir du concret, lois parfois mathématisables, quand les facteurs sont quantifiables, mais pas nécessairement : il peut s’agir de faits généraux ou d’homologies de structure 322 . Ces sciences peuvent utiliser des méthodes expérimentales, c'est le cas pour la physique, mais pas toujours. La méthode expérimentale implique en effet une intervention active du savant qui doit agir de manière systématique sur une variable en maintenant constantes les autres. Cette procédure classique dans les sciences de la matière, y est parfois impraticable comme en paléontologie, astronomie ou cosmologie. Elle est en plus moralement condamnable dans les sciences humaines. Il y a certes les statistiques qui permettent de comparer des situations différentes, sans intervention active, mais elles ne mettent en évidence ( de manière seulement probable) que des liens entre variables, sans déterminer où est la cause et où est l’effet 323 . Bref même les sciences nomothétiques n’ont pas nécessairement à se couler dans les exigences de la mathématisation ou de l’expérimentation. 324

Les sciences historiques ont une orientation, et un objet, tout différents. La citation qui suit de Piaget en définit bien le champ. Il parle de l’historien, mais il suffit d’y remplacer à chaque occurrence ce nom par celui de « psychologue » pour voir très exactement décrite la tâche du psychologue praticien. ‘«’ ‘  Le propos de l'historien est au contraire, et de façon complémentaire (même s'il utilise comme il le fait aujourd'hui, toutes les données nomothétiques), non pas d'abstraire du réel les variables convenant à l'établissement de lois, mais d'atteindre chaque processus concret dans toute sa complexité et par conséquent en son originalité irréductible (...) Même s'il s'intéresse à leurs lois en tant que permettant leur compréhension, l'historien vise moins les lois que les caractères propres à ces’ ‘ événements particuliers’ ‘, en tant précisément que particuliers. Pour ce qui est des interférences aléatoires, c'est il va de soi le ’ ‘contenu individuel’ ‘ des événements qui concerne l'historien, contenu ’ ‘incalculable, mais reconstituable’ ‘, et dont l'histoire est précisément la reconstitution.’ ‘ 325 ’ ‘ Quant aux décisions c'est en leur contenu également qu'elles représentent la ’ ‘continuelle nouveauté’ ‘ spécifique du devenir historique humain en tant que réponses aux situations concrètes (’ ‘mélange inextricable de détermination et d'aléatoire’ ‘).’ ‘ 326 ’ ‘
En un mot, si étroite que soit la liaison des sciences nomothétiques et des sciences historiques dont chaque groupe a besoin de l'autre, leurs orientations sont distinctes en tant que complémentaires, même lorsqu'il s'agit de contenus communs : à l'abstraction nécessaire des premières correspond la restitution du concret chez les secondes et c'est là une fonction tout aussi primordiale dans la connaissance de l'homme, mais une fonction distincte de l'établissement des lois ’» 327

On voit bien là comment les pères fondateurs de la psychologie moderne, non suspects d’irrationalisme ou de pensée molle, dessinent un territoire où la psychologie peut se développer, à la frontière entre science nomothétique et science historique. Elle a un objet spécifique, disons –provisoirement- le mental, qui n’est pas réductible par une science naturelle comme la psychophysiologie, ni par une science du général comme la sociologie. Elle peut s’appuyer sur ces sciences voisines. Elle peut elle-même dégager des lois. Mais elle n’a pas à se plier aux exigences des sciences naturelles surtout si on en choisit comme modèle une science physique expérimentale et mathématisable (sinon axiomatisable 328 ), sauf à se suicider.

Comme chercheur, c’est pour se défendre des réductionnismes biologiste ou sociologiste, que Piaget a essayé fonder rationnellement l’existence du mental. Ce fut l’objet de son hypothèse constructiviste logiciste. En un sens il réussit à montrer qu’un mental individuel est possible, puisqu’il peut se construire indépendamment de la transmission sociale, mais les particularités individuelles du développement lui échappent. Aujourd’hui on oppose volontiers à son hypothèse constructiviste, une option interactionniste, mais avec le risque de réductionnisme sociologique ( Dans les faits Piaget, chercheur essayant de dégager des lois 329 , était un bon clinicien, sachant laisser sa place à l’événementiel et à l’aléatoire. Sa méthode clinique est de fait interactionniste. Cette complémentarité fait de lui un modèle irremplaçable pour tout praticien de la psychologie ).

Notes
317.

Sans doute un des derniers grands savants capable de dominer l’ensemble des sciences de la nature de son époque. Auteur de travaux novateurs en thermodynamique, électrodynamique, et bien d’autres domaines, père du principe de conservation de l’énergie, il fut le fondateur de la neuro-physiologie. C’était une des idoles du jeune Freud, alors assistant de Brücke. C’est à partir du néo-kantisme de Helmholtz que Freud développera sa théorie de l’inconscient.

318.

Nous verrons plus loin, comment cette opposition entre causalité physique et causalité psychique est reprise par P. Ricoeur, face à J.P. Changeux. Sur Wundt, voir F. Vidal (1994), H. Smigden (1999)..

319.

Dans ses ouvrages sur l'épistémologie : « Epistémologie et sciences de l'homme », son Que-sais-je sur « L'épistémologie génétique » et le tome de l'encyclopédie de la Pléiade sur « Logique et connaissance scientifique ».

320.

Les faits sociaux sont-ils des choses ? C’est le postulat de Durkheim. A quoi J. Monnerot objectait :»Les faits sociaux ne sont pas des choses”. 1946 (Juste une citation : «L’apparition du «comprendre”signifie que nous passons des «sciences de la nature” aux «sciences de l’homme”).

321.

Il serait sans doute préfèrable de les appeler «idiographiques” car elles décrivent des individualités. C’est évident pour la psychologie («La psychologie n’est vraiment elle-même que lorsqu’elle traite de l’individualité”, concluait G. W. Allport, 1970, p. 498). Cependant, compte-tenu de l’importance du récit dans la construction d’une identité, le qualificatif d’”historiques” a l’avantage d’être plus «évident”.

322.

Pensons par exemple aux travaux de G. Dumézil sur la tri-partition fonctionnelle dans le monde indo-européen, ou à ceux de Cl. Lévi-Strauss sur la parenté. Une remarque sur la question de la mathématisation. Nous avons, depuis Bachelard surtout (mais on peut remonter à Newton), fait de la physique le modèle de toute science, d’ou les critères de mathématisation et d’expérimentation. Or la plupart des phénomènes dans les sciences du vivant et surtout les sciences humaines, s’expliquent plus facilement en usant du langage naturel. Ces théories n’en sont pas moins scientifiques pourvu que les propositions et leur enchaînement qui les constituent soient universellement acceptables (Voir sur ce point R. Boudon : «Les sciences humaines sont-elles des sciences?”, in «L’univers philosophique”, Paris, P.U.F., 1989, p. 938-942)

323.

Le lien observé par exemple entre un trouble psychologique et un trouble hormonal peut être interprété dans les deux sens.

324.

A l’appui de notre position citons aussi la réponse d’H. Putnam à C. Delacampagne dans un entretien d’octobre 1995, au journal «Le Monde”: « toute connaissance n'est pas réductible à du savoir positif. La science positive, la physique par exemple, est indépendante du temps et du lieu. Elle a affaire à des phénomènes reproductibles et prévisibles : la même expérience peut-être répétée, à tout moment, dans n'importe quel laboratoire. De tels critères ne sont pas applicables toute espèce de connaissance : ni celle du passé, l'histoire, ni celle de la signification d'un texte, ne peuvent être assimilées à des sciences positives. La même objection peut être adressée à la paléontologie. Et bien entendu à l'éthique.”

325.

Bien que Piaget ne le dise pas, on voit que la méthode utilisée par l’historien est une méthode de type «clinique”, méthode la plus élégante pour l’explication des comportements humains. Nous reviendrons sur la clinique psychologique dans la partie consacrée à la pratique, mais d’ores et déjà nous voudrions faire reconnaître que la psychologie clinique n’a pas à se sentir inférieure à la psychologie scientifique laquelle ne repose que sur des calculs statistiques.

326.

On reproche aux sciences humaines –même les plus mathématisées, comme l’économie-leur faible capacité prédictive. Elles expliquent mieux aprés-coup. C’est qu’il s’agit de systèmes extrêment complexes d’une part et où la part de l’histoire est importante. Sur la question de la flèche du temps des bifurcations et de la création, on doit renvoyer à M. Serres ainsi qu’à Prigogine et Stengers : «Complexité et histoire, ces deux dimensions sont également absentes du monde que contemple le démon de Laplace”(1986, p. 130).

327.

«  Epistémologie et sciences de l’homme », p. 21. Les mots soulignés dans cette citation le sont de notre fait.

328.

L’axiomatisation des sciences abstraites et déductives, en dégageant des structures et en faisant apparaitre des isomorphismes, permet de réels progrés - par exemple en redistribuant l’univers mathématique –. Elle ne peut être un idéal en soi et elle a ses limites internes (théorèmes de Skolem et de Gödel) et externes : elle ne peut remplacer l’intuition ni le sujet. Elle met en ordre, consolide mais n’inaugure pas une pensée nouvelle.

329.

Plus précisément il s’agit de lois de structures, construites individuellement mais répondant à des contraintes logiques semblables pour tout croissance individuelle.