Les sciences cognitives. De la réhabilitation du mental à sa naturalisation

Pour croire donc à l’existence d’une psychologie, croire qu'il y a pour elle une place spécifique, un territoire propre, il faut admettre l'existence d'un niveau intermédiaire entre le niveau biologique, neurologique, et le niveau sociologique ou culturel. Nous parlerons provisoirement de niveau mental 330 . Ce niveau d'analyse était refusé par Auguste Comte, puis par les béhavioristes parce que l’expérience intérieure, immédiate et évidente à chacun, ne pouvait être étudiée selon leurs critères d’objectivité scientifique. Pour Watson, le père du behaviorisme, la seule psychologie admissible au rang de discours rationnel ne doit jamais parler de conscience, d'états mentaux, d'esprit, mais uniquement de stimulus et de réponse 331 . La psychologie scientifique refuse de s’occuper de ce qui se passe dans la « boite noire », pour ne s’appliquer,qu’aux comportements extérieurs, comme le fait la psychologie animale 332 .

La mise en cause du béhaviorisme de Skinner lors du fameux symposium Hixon de 1948, (avec Newmann, Mc Culloch, Lashley 333 ), puis le succès grandissant des sciences cognitives, semblent avoir conduit à une réhabilitation totale des « représentations mentales », avec beaucoup plus de succès que n’en avaient eu les tentatives de Piaget, mais par contre avec des ambiguïtés fort préjudiciables quant à l’existence de la psychologie elle-même. En effet l’autre trait principal de la révolution cognitive, à coté de la réhabilitation d’un champ « mental », entre sciences naturelles et sciences sociales, a été la constante tentation positiviste de ramener ce mental dans le champ de l’explication scientifique, au sens des sciences « naturelles », donc de réduire le mental au biologique (les « anciennes » neuro-sciences 334 ) ou au calcul (l’informatique et l’ordinateur comme modèle de l’esprit humain).

Pour nous il ne fait pas de doute que derrière le mot « mental », on met deux types de réalités, deux niveaux hétérogènes, deux plans différents, et qu’on joue de cette ambiguïté. Nous reviendrons plus en détail sur cette confusion de niveaux à propos des notions de représentation et d’intentionnalité. De ces deux réalités, l'une est «naturalisable”, celle dont s’occupent les nouvelles sciences cognitives. L’autre ne l’est pas, celle dont n’a jamais cessé de s’occuper la psychologie que nous défendons, qu’elle soit naturelle ou « recherchée », la psychologie telle qu’elle continue à exister, dans les tête-à-tête ordinaires, ou dans les cadres spécifiques nés des pratiques du soin ou de l’accompagnement. Or le chercheur cognitiviste, mentaliste par fait de naissance, tend naturellement, par projet scientiste, à réduire ce second niveau. C’est ce que nous allons essayer de montrer.

Nous verrons que ces «sciences cognitives” qui ont en un sens réhabilité le mental, portent en elles deux projets réductionnistes pour la psychologie. D’une part le projet des «nouvelles” sciences cognitives, porté par l’I. A. qui essaie de penser l’esprit sur le modèle de l’ordinateur, ce qui les conduit à réduire le mental à des calculs mécaniques. D’autre part le projet des neuro-sciences, qui reprennent à nouveaux frais le programme réductionniste du matérialisme de La Mettrie, Helvétius, d’Holbach ( J.P. Changeux (1984) est parfaitement explicite sur ce point), programme revivifié par les récents progrès techniques de l’imagerie cérébrale. L’un ou l’autre projet, quoiqu’ils disent, ont pour objectif ultime de naturaliser l’esprit, c’est à dire de faire disparaître la psychologie comme science spécifique. Cet objectif éliminationniste sera claironné en 1986 par l’égérie des neurophilosophes, Patricia Smith Churchland. Le sous-titre de son manifeste était à lui seul  un programme: ‘«’ ‘ Neurophilosophy : toward a unified science of the Mind-Brain ’» 335 . Dans le prolongement du positivisme viennois ( Carnap, Neurath), il s’agit d’unifier par réduction à une science unique et élimination des « pseudo-sciences ». P.S. Churchland veut éradiquer le mentalisme, et éliminer de notre langage et de notre pensée tous les termes de la psychologie ordinaire. J. P. Changeux semble parfois admettre la légitimité d’un deuxième discours, mais il suffit de lire sa définition de l’»objet mental”( nous y viendrons plus loin), pour voir déjà à l’oeuvre chez lui le projet éliminativiste. Une large part de son propre manifeste est avant l’heure américaine un traité de neurophilosophie.

Notes
330.

Traduction du «Mind” anglo-saxon.Le mot «psychisme” nous conviendrait mieux. Mais il existe en anglais sous le nom de”psyche”. Mind et psyche en anglais, Mental et psychisme en français ont de fait des connotations un peu différentes. Depuis la révolution cognitive, la traduction de mind par «esprit” a la faveur de la France ; cette traduction est justifiée; cependant le mot esprit a chez nous des connotations spitiualistes que ne comporte pas le Mind anglais.On pourrait traduire aussi par «pensée”. Le «Trilingual Psychological Dictionnary”(International Union of Psychological Science. Peter Lang. Berne. 1975) distingue Mind (psyche) et Mind (intellect) et donne comme traduction «psyché” pour le français, et Geist ou Psyche pour l’allemand (laissant de coté le «Seele” - et ses dérivés Seelen forscher, Seelenkunde..-, qui pose lui des problèmes aux traducteurs de Freud)

331.

«Psychology as the behaviorist view it is”. A y regarder de prés Watson est moins «behavioriste” que ses successeurs. Il fait une place à des comportements intérieurs, comme le langage intériorisé. Il admet la pensée comme comportement.

332.

On ne résiste pas au plaisir de raconter ici la blague des amants behavioristes. Un couple de chercheurs behavioriste vient de faire l’amour dans le labo. . Alors le premier se tourne affectueusement vers le second pour lui demander : «c’était trés bien pour toi, et pour moi, comment c’était?”.

333.

D’après H. Gardner (1985). Pour Lashley, de nombreux comportements ne peuvent s'expliquer que si l'on admet qu'ils sont planifiés à l'avance. Lashley pense à une organisation hiérarchique avec des plans généraux –intention générale : me rendre à tel endroit- commandant des plans plus spécifiques – sortir la voiture- se décomposant en d’autres plans…On remarquera qu’au plus bas on va rejoindre les réactions les plus simples, les plus automatiques, les plus réflexes. Ce modèle peut donc être lu de deux façons : top-down, ou bottom-up. Mais la jonction peut-elle se faire? Jerry Fodor (1983) réintroduit un dualisme en opposant le modulaire, rapide, fonctionnant en parallèle, automatique, encapsulé, à activation périphérique, et le central, lent, distribué, accessible à la conscience.

334.

Les grands vainqueurs et bénéficiaires de la révolution cognitive sont : au tout premier rang les chercheurs de l'intelligence artificielle, les promoteurs des neurosciences, et en second rang tous les philosophes qui se sont pris de passion pour la philosophie de l’esprit. La psychologie cognitive, malgré des travaux tout à fait honorables –dans une masse d’articles sans intérêt, du moins pour le praticien-, n’occupe qu’une place marginale dans les « sciences cognitives », au point d’être absente de la plupart des ouvrages qui font les grands tirages sur ce sujet.

335.

«Neurophilosophy :Toward a Unified Science of the Mind-Brain”, MIT,1986. Voici quelques lignes d’une présentation française de la neurophilosophy par B. Andrieu : «d’une part la neurophilosophy appartient à un mouvement idéologique du positivisme logique dans son intersection avec les neurosciences, et d’autre part le terme de neurophilosophy est un moyen en 1984 de s’éloigner définitivement de la psychologie cognitive en choisissant nettement une méthodologie connectionniste” (1998, p.18). Ainsi aucune psychologie ne trouve grâce aux yeux de P.S. Churchland.