Le réductivisme des neurosciences

Mais enfin l’Intelligence Artificielle, même si son ambition est grande, et réductiviste à terme pour la psychologie, n’en admet pas moins dans son projet même, l’existence de représentations mentales d’un niveau supérieur, qu’elle ne peut pas encore imiter, mais dont elle reconnaît l’existence, et qu’elle laisse provisoirement à l’analyse de la psychologie cognitive. Beaucoup plus caractéristique du projet positiviste de naturalisation de l’esprit et de réductionnisme du mental, est le projet des neuro-sciences, en tout cas tel qu’il est porté par un de ses représentants les plus notables chez nous, J.P. Changeux. Lui, mais d’autres aussi, nous annoncent la disparition prochaine de la psychologie et de son discours mentaliste. Le projet informatique nous proposait des pensées sans corps. Le projet des neuro-sciences nous propose des corps sans pensée. Plus exactement il nous dit qu’une pensée ce n’est rien d’autre que ce qui se passe dans le corps, dans le cerveau exactement.

Illustrant cette ambition on rapportera, tirée du journal ‘«’ ‘Le Monde”’ du 06/02/1998, dans un article d’Eric Fottorino de la série ‘«’ ‘Voyage au centre du cerveau’” sur ‘«’ ‘Le carrousel des émotions’”, cette citation de Jean Didier Vincent: ‘«’ ‘Le temps n’est peut-être pas loin où l’on dira : ’ ‘«’ ‘Mon hypothalamus baigne dans la lubérine”, au lieu d’un banal ’ ‘«’ ‘je vous aime”, ou ’ ‘«’ ‘Ma cholécystokinine monte”, au lieu de ’ ‘«’ ‘je n’ai plus faim”’. Sous une forme provocante, et on l’espère malicieuse, c’est le projet éliminativiste de P. Churchland que J. D. Vincent développe devant nous. De telles expressions on les entendrait bien de la bouche d’un «répliquant” du film «Blade runner”, pour exprimer son état intérieur, sa «psychologie”. Mais dans un tel monde, à la Huxley ou à la Orwell, il n’y a plus d'intériorité au sens de la psychologie humaine, et il n’y a plus d’homme 350 .

Au départ, en se revendiquant « cognitivistes », les neurosciences se positionnent aussi, contre les béhavioristes, pour la réhabilitation du monde interne, du «mental”. Mais il n’est pas besoin de les lire longtemps pour découvrir que ce monde «interne”, ce « mental » ne renvoient à d’autre intériorité que celle du corps. 351 Est interne ou mental ce qui est à l’intérieur de la boite crânienne. On trouve un exemple éclairant d’un tel revirement chez J.P. Changeux. À la p. 157 de ‘«’ ‘L’homme neuronal”’, il attaque ainsi la conclusion d’un de ses chapitres : ‘«’ ‘A la recherche béhavioriste de règles phénoménologiques pouvant exister entre un stimulus du monde extérieur et une réponse comportementale succède désormais, plus en profondeur, une entreprise de décodage d'impulsions électriques ou de signaux chimiques et de débrouillage de réseaux de neurones et de leur connexion. Les données déjà obtenues, bien que fragmentaires, suffisent pour permettre de conclure avec sécurité que tout comportement, toute sensation s'expliquent par la mobilisation interne d'un ensemble topologiquement défini de cellules nerveuses, un graphe qui lui est propre’”. Ce qu’il propose donc de substituer au béhaviorisme, ce n’est que la bonne vieille neurophysiologie modernisée par l’imagerie médicale. Et il finit son chapitre sur ce manifeste : ‘«’ ‘ rien ne s'oppose plus désormais, sur le plan théorique, à ce que les conduites de l'homme soient décrites en termes d'activité neuronale. Il est grand temps que ’ ‘l'Homme Neuronal’ ‘ entre en scène. »’(p. 159). L’interne, le mental c’est donc pour lui le neurone. Le chapitre suivant sur les objets mentaux s’achève sur la même profession de foi. Pensant nous faire suffisamment comprendre la pensée consciente en en faisant ‘«’ ‘un système de surveillance’” composé de «neurones divergents”, et de leurs «réentrées”, il nie l’utilité d’aborder ce phénomène à un autre niveau : ‘«’ ‘ doit-on dire que la conscience ’ ‘«’ ‘ émerge » de tout cela ? Oui, si l'on prend le mont ’ ‘«’ ‘ émerger » au pied de la lettre, comme lorsqu'on dit que l'iceberg émerge de l'eau. Mais il nous suffit de dire que la conscience est ce système de régulations en fonctionnement. L'homme n'a dès lors plus rien à faire de l'”Esprit”, il lui suffit d'être un Homme Neuronal. »’ (p. 211)

De la même façon Marc Jeannerod, dans”Le Cerveau Machine”, commence par défendre le mental et se positionne contre le béhaviorisme qui prend en compte uniquement le schéma stimulus réponse. Mais c’est pour lui substituer un schéma du cerveau machine où si ce n'est plus en effet le monde extérieur qui déclenche et organise le comportement comme chez les béhavioristes, c’est parce que le comportement est «sécrété »(sic) par l'activité nerveuse. Selon lui, c'est ‘«’ ‘ le sujet ’ ‘et’ ‘ son cerveau qui questionnent l'environnement, l'habitent peu à peu et finalement le maitrisent ’» (p.203). Notons tout de même le pluriel des verbes : il semble que chez M. Jeannerod il faille tout de même être deux, le sujet et son cerveau pour que cela marche, ou en tout cas que le discours puisse passer.

P. Ricoeur montre bien comment ce type de discours joue en permanence sur une confusion de langages et de niveaux. Il répond ceci à J.P. Changeux (Changeux-Ricoeur 2000) : « ma thèse initiale est que les discours tenus d'un côté et de l'autre relèvent de deux perspectives hétérogènes, c'est-à-dire non réductibles l'une à l'autre et non dérivables l'une de l'autre. Dans un discours, il est question de neurones, de connexions neuronales, de système neuronal, dans l'autre on parle de connaissance, d'action, de sentiments, c'est-à-dire d'actes ou d'états caractérisés par des intentions, des motivations, des valeurs. Je combattrais donc ce que j'appellerais désormais un amalgame sémantique et que je vois résumé dans la formule digne d'un oxymore : ‘«’ ‘ Le cerveau pense »’. Page 49: ‘«’ ‘Le discours des neurosciences est jalonné de telles expressions raccourcies, de tels courts-circuits sémantiques’”. 352

Jean-Luc Petit aussi relève 353 cette fréquence obsédante d’expressions amphibologiques dans le discours neuro-scientifique : ‘«’ ‘Une pareille hétérogénéité conceptuelle est flagrante dans le secteur des sciences cognitives et des neuro-sciences’”. Pour reprendre son exemple, lorsque le neurophysiologiste supporter du P.S.G. parie sur la victoire de son club sur le FC Nantes, tout le monde comprend ce que cela veut dire. ‘«’ ‘Lorsqu’en revanche il dit du neurone, du réseau de neurones, ou même du cerveau entier, qu’il ’ ‘«’ ‘parie sur le futur”, parce qu’au lieu d’être activé par le stimulus sensoriel périphérique, ce neurone est sous le contrôle d’un stimulus interne d’origine motrice qui fonctionne comme une ’ ‘«’ ‘copie d’efférence””’, dans ce cas nous dit J.L. Petit, il a peut-être beaucoup suggéré, mais il n’a encore rien dit. Un tel discours ne devient signifiant qu’au moment où l’utilisation de la copule ‘«’ ‘et” lui permet de réintroduire le sujet »’ (p. 2).

Le « mental » dont nous parlent les diverses sciences cognitives pourrait-il expliquer nos conduites s’il n’enfermait de telles associations plus ou moins implicites? L’explication en termes de graphes ou de bains hormonaux ( le ‘«’ ‘ça baigne’” de J. D. Vincent), nous permet-elle vraiment de comprendre la passion amoureuse, le geste meurtrier de l’amant jaloux, le plaisir spécifique éprouvé à l’écoute de tel passage d’un concerto de clarinette, choses que le romancier, le criminologue, ou le critique musical nous feront bien mieux saisir que ces chroniques de météorologie cérébrale.

En réduisant le mental au cérébral on confond deux niveaux d’analyse. Et P. Ricoeur dans son dialogue reprend l’analyse de Jaspers 354 . Le fond de son argument est que les neuro-sciences sont incapables d’expliquer le fonctionnement psychique normal que tout psychologue ordinaire peut espérer approcher. ‘«’ ‘ Je n'ai pas de doute ( dit P. Ricoeur’ ‘ 355 ’ ‘) sur le fonctionnement de la catégorie de causalité matérielle appliquée aux rapports entre neuronal et psychique dans le cas des dysfonctions, parce que nous sommes là dans une relation de causalité sine qua non immédiatement déchiffrable. Les choses me paraissent beaucoup moins claires dans le cas du fonctionnement normal ou, comme j'aimerais le dire, du fonctionnement heureux. L'activité neuronale sous-jacente est en quelque sorte silencieuse (...). Tandis que, dans le cas de dysfonctions, je suis directement averti de l'existence du fonctionnement corporel sous-jacent, et la connaissance objective que j'en ai vient s'insérer dans la pratique de mon corps par le biais de l'action thérapeutique. Dans le cas de dysfonctions, la relation ’ ‘«’ ‘ si, alors » fonctionne de façon ouverte et visible : si j'ai les yeux crevés, alors je ne vois pas. De là je conclus, par référence indirecte ou plutôt je ne le conclus pas, je le sens, que je vois avec mes yeux’”. 356

On retrouve la même ambiguïté des sciences cognitives quand elles adjoignent dans leur champ de compétence le « bottom up » et le « top down ». Le « bottom up » prétend expliquer l’appareil psychique en partant du bas, de l’élémentaire. On leur accorde entière compétence en cette matière. Mais le « top down » explique en partant du haut et là on est dans le domaine proprement psychologique, celui de la compréhension. Un grand théoricien des sciences cognitives le dit lui-même. Pour Jerry Fodor il n’y a pas et il ne peut pas y avoir de neuropsychologie de la pensée 357 . Pour ce penseur de la « modularité », on peut expliquer scientifiquement, causalement, les processus modulaires, mais les processus centraux, de niveau plus élevé, la pensée au sens où tout le monde l’entend, échappent et échapperont toujours à l’explication causale. Il y a donc une limite au réductivisme des neuro-sciences. La pensée n’est pas réductible au fonctionnement neuro-physiologique.

Aussi quand nous voyons se multiplier partout les références au mental, autant dans les sciences anciennes de l’esprit, psychologie, psychanalyse, que dans les sciences émergentes, sciences cognitives, neuro-sciences, nous devons nous demander de quoi l’on parle et ce que cache cette unité superficielle. Le mental des unes n’est pas le mental des autres qui n’est souvent que le neuronal. Pour montrer la différence entre le mental des sciences cognitives et celui de la psychologie nous allons à présent nous pencher sur l’interprétation qu’elles donnent chacune de quelques concepts essentiels. Nous vérifierons que le «mental” selon les sciences cognitives, c’est ce qui est «naturalisable” du mental. Le cognitivisme est programmatiquement réductiviste, et tendanciellement éliminativiste. Il fait de la cognition un ‘«’ ‘processus sans sujet”’. 358

Notes
350.

Dans «Le meilleur des mondes”, l’intérioriré est chassée par le conditionnement absolu. Dans «1984”, l’intimité est traquée, et sur quoi une identité se construirait-elle, puisqu’il n’y a plus de passé ni d’avenir ? (Nous reviendrons sur ce lien de l’identité concrète à l’existence d’une histoire et d’un projet, dans la distencion entre les deux dimensions du temps).

351.

Bien naturel pour une science née d’abord de la dissection des corps.

352.

Même amphibologie pour la psychologie cognitive. Dans le célèbre manuel d’Atkinson «Introduction to psychology”, la psychologie est définie comme la science du comportement et des processus mentaux.

353.

«Les neurosciences et la philosophie de l’action”, Paris, Vrin, 1997.

354.

Comme l’avaient fait avant lui Goldstein (1934), et Merleau-Ponty (1945).

355.

Page 57 de son dialogue avec J.P. Changeux

356.

C’est la différenciation de Jaspers entre causalité psychique (psychogénie) et causalité physique qui est ici reprise. Nous l’avons déjà rencontrée, exposée par le premier Lacan sous la forme de la distinction entre processus et développement, à propos des rapports de la paranoïa avec la personnalité. Le développement est psychogénique et peut être compris psychologiquement. Le processus marque l’irruption d’une perturbation organique, autonome, ne pouvant donc être «comprise”( par quelque «psychologue”), mais expliquée par les méthodes des sciences naturelles.

357.

On peut approcher scientifiquement les systèmes périphériques modulaires, comme la vision (chapitres important des sciences cognitives), mais les processus centraux (la pensée) sont si complexes qu'ils échappent à toute psychologie scientifique. Les sciences cognitives ne peuvent traiter que des problèmes « locaux ».

358.

En cela il a le même horizon que les structuralistes analysés dans la première partie : un même objectif éliminativiste.