L’intentionnalité après Brentano et Husserl.

A la dualité de sens de la notion de représentation, correspond une dualité de sens pour la notion d’intentionnalité. Elle est plus difficile à saisir, parce qu’il s’agit d’un terme technique à l’histoire compliquée. On voudra bien nous pardonner si nous ne pouvons éviter quelques lourdeurs dans l’exposé des faits. Le terme d’intentionnalité, telle qu’on l’utilise dans les sciences cognitives, est un héritage de la philosophie scolastique. Avant que les cognitivistes ne s’en saisissent, cette notion a connu un premier grand retour au début du siècle dernier grâce à Brentano, Husserl et les phénoménologues. Elle en a gardé un certain prestige.

L’intentionnalité trouve son importance aux yeux de la réflexion contemporaine touchant au problème des rapports de la pensée et de la nature, dans ce qu’elle a fondamentalement affirmé l’ouverture de la conscience au monde. Toute conscience est conscience de quelque chose, dit-elle. Si là est la raison de l’attraction exercée par la notion d’intentionnalité sur les sciences cognitives, nous verrons qu’elles l’interprètent différemment de la phénoménologie. Il y a plus dans l’intentionnalité phénoménologique – et même dans l’intentio scolastique - que dans l’intentionnalité cognitive, qui n’est qu’un habillage de la théorie du reflet. Par exemple, il y a toujours dans l’intentionnalité phénoménologique, plus ou moins explicité, de l’ » intentionnel » au sens de l’ » intention de ». C’est d’ailleurs le seul sens reconnu dans la langue courante. Il suffit d’ouvrir le vieux Littré ou le dernier Robert pour voir l’intentionnalité définie comme le caractère de ce qui est intentionnel au sens ordinaire : ce qui a été fait avec intention 373 . Nous verrons que les cognitivistes, philosophes ou chercheurs, préfèrent couper l’» intentionnalité » de l’» intention » et de l’ « intentionnel », pour la rattacher à l’ » intension » des logiciens. Car l’intentionnalité ordinaire, celle qui renvoie au sujet, à son projet, ses motifs et il faut bien le dire, bien que ce mot ait quasiment disparu du vocabulaire psychologique contemporain, à sa volonté, celle-là est beaucoup plus difficilement naturalisable.

La notion d’origine scolastique d’ » intentionnalité », portée par la vague des sciences cognitives connaît donc un formidable regain d'actualité, mais dans une interprétation tout à fait différente de celle de la phénoménologie. Si l'intentionnalité y est sans cesse poursuivie, questionnée, c’est plutôt dans une orientation héritée du positivisme logique, à l'opposé de celle de la phénoménologie. Elle est chez eux analysée sous l'angle de la vérité du langage, de la valeur logique de ses propositions. Elle y est, nous semble-t-il, réduite à la « référentialité » 374 . Il semble que les penseurs, gnoséologues ou épistémologues, du cognitivisme, espèrent faire un jour coïncider ces deux intentionnalités, et par l’analyse logique des propositions, atteindre l'ouverture au monde de la phénoménologie husserlienne. Ainsi avec une bonne syntaxe, on pourrait permettre aux machines de penser le monde. On aurait pratiquement naturalisé l’intentionnalité. Enfin « une » intentionnalité…

Dans les pensées inspiratrices du projet cognitiviste on invoque souvent le rasoir d’Occam. Mais plus cette pensée avance et se développe, plus la subtilité des analyses qu’on y mène débouche parfois sur une obscurité qui fait regretter la simplicité cartésienne ( c’est en cela peut-être qu’elle est la plus proche des débats scolastiques). Aussi limiterons-nous ici notre propre ambition à rappeler simplement ce qu’est l’intentionnalité dans l’une ou l’autre école de pensée, à leur projet fondamental, avant que la multiplicité des querelles ne vienne tout embrouiller.

Dans un premier temps examinons ce que Brentano et Husserl ont voulu faire de cette notion. Par intentionnalité Brentano voulait mettre en évidence le fait que la conscience est toujours conscience de quelque chose. Déjà chez les scolastiques l'intentionnalité était – mais pas seulement - ‘«’ ‘ actus mentis quo tendit in objectum ’» 375 . L’intentio désignerait ainsi la propriété des choses mentales de porter sur des objets extérieurs. Si on limite cela à la simple affirmation d’une relation, on devine déjà en quoi cette intentionnalité là peut convenir aux sciences cognitives, et ce qui la rend « naturalisable » ; n’importe quel système physique est en relation et réagit aux changements extérieurs. Parle-t-on pour autant de l’intentionnalité d’un système physique ?

Il est certes vrai que Husserl a mis lui-même l’accent sur ce sens dans le but de lutter contre le mentalisme de la psychologie et affirmer que l’esprit ( il parle de la conscience et ce n’est pas sans importance car il s’agit d’un sujet transcendantal) n’est pas un contenant enfermant des représentations mentales. C’est sans doute cette conjonction chez Husserl du refus d’un monde psychique intérieur, et d’une possibilité d’interpréter l’intentionnalité simplement comme la propriété du « mental » d’être en relation avec des objets extérieurs – d’avoir des référents pour parler comme Frege- qui en fait un concept particulièrement attractif pour le programme cognitiviste de naturalisation de l’esprit. Seulement nous verrons plus loin que, d’une part, l’intentionnalité n’est pas que cela chez Husserl, puisqu’elle est aussi donatrice de sens, et d’autre part, que s’il en avait fait une arme contre le « psychologisme » c’est parce que ce psychologisme se proposait déjà de « naturaliser » l’esprit 376 . L’expression « naturaliser l’intentionnalité » lui serait apparue comme une trahison absolue de sa démarche.

Et même les scolastiques, dont les cognitivistes paraissent souvent philosophiquement plus proches qu’ils ne le sont des phénoménologues, entendaient autre chose par l’intentio. Elle est déjà connotée chez eux par l’idée d’intention au sens du langage ordinaire, c’est à dire de projet, de dessein. Heidegger 377 , cité par J.F. Courtine 378 nous rappelle que la scolastique parle de l'intentio de la volonté (voluntas) : ‘«’ ‘ elle ( la scolastique) ne parle d'intentionnalité qu'en référence à la volonté. Elle est très loin d'accorder l'intention aux autres comportements du sujet ou même de concevoir dans son principe le sens de cette structure. C'est donc une erreur tant historique que doctrinale que de dire, comme cela est courant aujourd'hui, que la théorie de l'intentionnalité est une théorie scolastique ’». Heidegger le dit, qui était un excellent connaisseur de la philosophie scolastique. J. F. Courtine, bien qu’en désaccord avec Heidegger sur l’intentionnalité 379 , confirme cependant que pour comprendre l’intentionnalité chez Brentano, c’est à Aristote qu’il faut revenir, plutôt qu’à la philosophie du Moyen-Age. La preuve en est que Brentano ne traitait jamais d'intentionnalité dans ses cours de philosophie médiévale, et n’y parlait de l’intention qu’en rapport avec la volonté et ses fins. Quand il introduit véritablement l’intentionnalité au sens que nous avons retenu parce qu’il influença Husserl, dans sa Psychologie, c’est dans une perspective aristotélicienne, et lui aussi pour réagir contre la psychophysiologie, une psychologie positive qui prétendait traiter les phénomènes mentaux comme les choses de la nature, une science naturelle donc.

Abandonnons ces querelles subtiles sur le sens scolastique de la notion 380 , mais en gardant en mémoire que chez eux l’intentio était aussi dessin ou volonté, ( ‘»’ ‘ intending ’»). Et venons-en aux ambiguïtés de cette notion chez Husserl, puisque c’est seulement sur la base de ces équivoques que le projet de naturalisation de l’intentionnalité a pu se développer,.

Nous l’annoncions plus haut, il y a une ambiguïté essentielle dans le projet de Husserl. Il faut se souvenir que la phénoménologie est née en réaction aux excès d’un psychologisme empiriste (associationniste alors) et « naturaliste ». Pour Husserl, nous avons eu l’occasion de le rappeler dans un autre chapitre, il s’agissait de lutter contre la réduction de la vérité, en particulier la vérité mathématique, à une simple valeur de convenance. Or pour lui la vérité d’une proposition mathématique ne peut pas être réduite simplement à un événement psychologique (telle est la thèse des ‘«’ ‘ Recherches logiques ’», contre l’utilitarisme de J.S. Mill). Il est donc facile d’inférer du refus de ce réductionnisme psychologiste par Husserl, ce que serait sa position sur toute forme de réductionnisme positiviste ou matérialiste. Il est facile d’imaginer comment il aurait jugé les objets mentaux de J.P. Changeux. Tout projet de « naturalisation » des pensées, comme le projet actuel de naturaliser l'intentionnalité, va à l'encontre de l'objectif de Husserl, et ne peut user implicitement de sa caution en utilisant ses concepts. Certes il n’est pas propriétaire du terme, qui peut être utilisé dans d’autres contextes avec d’autres sens 381 , encore faudrait-il dissiper ces ambiguïtés.

Nous devons cependant reconnaître en même temps qu’il y a bien chez Husserl un refus des images mentales, un refus de l’intériorité, qui pourrait cautionner la tentative d’ » éliminer » la psychologie, ce penchant congénital des sciences cognitives. Cette position phénoménologique est très bien expliquée dans une des réponses que fait P. Ricoeur, traducteur de Husserl et encore phénoménologue, même s’il n’est pas que cela, à J. P. Changeux. Ainsi, à la page p.128 de leur livre commun on le voit associer dans une même critique la psychologie aux neurosciences : ‘«’ ‘ votre modèle (dit-il) présente le même défaut que celui des psychologues, qui construisent dans des conditions de scientificité définie au sein de leur discipline une conception de la représentation comme image mentale ’ ‘«’ ‘ intérieure » -dans la tête, comme l'on dit- de la réalité extérieure, elle-même toute faite et toute donnée au niveau de la connaissance du monde physique. J'aimerais montrer ce qui manque à cette représentation par rapport à l'expérience complète et complexe, par rapport à ce que j'appelle ’ ‘«’ ‘l'expérience phénoménologique». J'aimerais montrer quel est dans ce domaine l'apport de la phénoménologie par rapport à la psychologie. En effet, pour moi la distinction n'est pas tellement entre la psychologie et les neurosciences. La rupture est peut-être déjà entre la psychologie et l'expérience phénoménologique. La notion d'objet mental a été utilisée par les psychologues avant que vous ne l'utilisiez. Vous avez transplanté dans le domaine des neurosciences une notion qui elle-même est un construct du psychologue. Construit par rapport à quoi ? D'abord par rapport à la notion d'intentionnalité. La conscience n'est pas une boîte dans laquelle il y aurait des objets. La notion de contenu psychique est justement un construit par rapport à l'expérience d'être dirigé vers le monde et donc d'être hors de soi dans l'intentionnalité. Je suis au monde dans un rapport très particulier, celui d'être né dans ce monde, d'être en situation. La grande avancée de la phénoménologie a été de refuser le rapport contenant/contenu qui faisait du psychisme un lieu. Ainsi, je n'accepte pas du toute la conception qui fait de l'”esprit” (je mets le mot entre guillemets) un contenant avec des contenus.”’

Nous pouvons partager en partie cette critique de P.Ricoeur. L’esprit n’est pas un contenant avec des contenus 382 . Prise un peu trop à la lettre, cette idée conduit souvent les psychologues à des errements. Les pensées ne sont pas des « objets » dans une boite. Comme le disait Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception, le monde est le milieu naturel et le champ de toutes nos pensées. La vérité n'habite pas seulement l'homme intérieur, l'homme est du monde, c'est-à-dire que c'est dans le monde qu'il se connaît. Dans le monde et ajouterons-nous dans sa relation aux autres. Mais nous refusons la conclusion immédiate de Merleau-Ponty qu’ ‘»’ ‘ il n'y a pas d'homme intérieur »’. Il y a bien heureusement un homme « intérieur ». Pas au sens de la physique évidemment : personne, aucun sujet, ou alors c’est qu’il est malade, ne pense l’homme intérieur comme un homme à l’intérieur de lui.

Il ne faudrait pas que les phénoménologues se trompent d’adversaire. On voit bien à travers ce rappel des positions de Brentano, Husserl, Ricœur, Merleau-Ponty, combien il peut être facile d’utiliser l’intentionnalité phénoménologique, pour cautionner l’élimination de la psychologie en tant que telle, en naturalisant l’esprit, ce qui, pour le coup, est antinomique du projet phénoménologique. Dans ce combat contre l’esprit la psychologie ne représente que la première ligne à détruire ; c’est au final la phénoménologie elle-même qui serait abattue (comme on l’a vu avec J. Lacan). On peut se demander alors pourquoi des philosophes se prêtent à ce jeu. Une des réponses plausible est que cette alliance de circonstance se fait sur un objectif partagé : se débarrasser enfin de cet être hybride, ce Protée qu’est la psychologie, pour rester chacun maître chez soi. Philosophie et neuro-sciences chacun chez soi aujourd’hui, comme hier philosophie et médecine. Aux premiers le règne sans partage sur la conscience transcendantale, aux seconds les phénomènes psychophysiologiques. Pourtant, comme nous l’avons déjà dit, ce sont les zones frontières qui sont les territoires les plus intéressants. Et c’est là que nous vivons, nous psychologues, et nous pauvres humains.

Encore un mot. On ne peut parler des rapports de la phénoménologie et des sciences cognitives, sans évoquer Gibson (1979) et sa notion d’ » affordance », car cette notion d’inspiration ouvertement phénoménologique a pris de l’importance dans les débats au sein des sciences cognitives. Il nous semble qu’elle nous fournit un bon exemple d’utilisation naturalisante de l’intentionnalité. Chez Gibson la représentation est liée à l'intentionnalité, mais celle-ci est entièrement extériorisée. Ce sont les objets du monde qui appellent nos actes. L’affordance c’est la potentialité pour l'action par laquelle tel objet de notre environnement s’offre à nous. Il retire donc l'intentionnalité au sujet, pour la transférer réellement dans la nature. Les intentions sont déjà présentes dans le monde naturel, nous ne faisons qu’y répondre (ou faut-il dire nous y harmoniser 383 ). Certes il en est bien ainsi parfois, mais penser c’est être capable de changer notre regard sur le monde. Voilà un exemple de ce que l’on risque quand, partant d’un refus « phénoménologique » de l’intériorité, on met les significations dans le monde. En plaçant l’intentionnalité dans la nature, on la « naturalise» de fait.

Notes
373.

« Intentionnalité”, de intentionnel. Psychol. Caractère d'une attitude psychologique intentionnelle, adaptée à un avenir proche, à un projet. Pour le Robert historique de la langue française, intention, d’abord écrit «intencion”, est emprunté au latin classique intention, dans le sens général de «tension”, «action de tendre”, attention”, «effort vers un but”, «volonté”, et «intensité”, et dans deux sens plus tecnhiques, en réthorique et dans le latin scolastique, c’est ce dernier seul, plus technique qui a éveillé l’”intention” des cognitivistes.

374.

Il peut paraître paradoxal de vouloir utiliser une pensée considérée tout de même par beaucoup comme un idéalisme, je veux parler de celle de Husserl, à un projet de «naturalisation” de l’esprit. Mais d’un autre point de vue qu’y a –t-il de plus idéaliste, solipsiste, que la «pensée” d’un ordinateur. C’est même tout le problème de l’ordinateur. D’où peut-être cette idée que l’intentionnalité qui «évite” (?) à la phénoménologie de tomber dans l'idéalisme, en préserverait les computers ? Quant aux «référents” de Frege, ce sont aussi des objets «idéaux” - et non pas les objets «naturels”-, dont justement Frege veut protéger l’”idéalité” de tout réductivisme «naturaliste”.

375.

Selon le Vocabulaire de Lalande intention vient de in tendere et a deux sens : le sens que nous dirons courant : le dessein, la fin, et ce sens spécifique propre aux scolastiques - qui aurait inspiré Brentano - : l’application de l’esprit à un objet de connaissance «actus mentis quo tendit in objectum” (intentio formalis), mais aussi le contenu même de pensée auquel l’esprit s’applique, «objectum in quod” (intentio objectiva). ( Traduits dans la langue de la phénoménologie, ce serait la noèse, l’acte, et le noème, l’objet, la représentation).

376.

Voir aussi le chapitre du premier livre sur Canguilhem.

377.

Heidegger, élève de Husserl, fait de tout comportement, une orientation-direction sur (sich Richten-auf).

378.

« Histoire et destin phénoménologique de l'intentio », « L’intentionnalité en question », Vrin, 1995.

379.

Il y a bien deux sortes d’intentio chez les scolastiques : une intentio d'ordre cognitif –celle qui intéresse bien évidemment les cognitivistes -, et une intention de l'ordre du vouloir -mais qui, elle, poserait des problèmes d’une autre ampleur à une pensée naturaliste au sens de matérialiste et/ou déterministe-.

380.

Encore une fois les développements actuels sur l’intentionnalité rappellent le temps des querelles sur les universaux, Porphyre, Boèce, les intentions premières et les intentions secondes... mais sans hélas l’exotisme et la poésie donnée par l’éloignement ( Où sont donc Abélard et son Héloïse?), plutôt les «barbouillamenta scoti” moqués par Rabelais (qui ne visait sans doute pas Duns Scot, mais un homonyme enseignant en Sorbonne). Encore un mot pour rappeler que le champ de la réflexion scolastique n’est pas la pensée humaine, mais la pensée de Dieu, ce qui peut expliquer bien des difficultés. Le Moyen-Âge est chrétien, les scolastiques sont des religieux, franciscains ou dominicains.

381.

Nous parlerons plus loin de l‘intentionnalité dans la philosophie analytique. Elle y a pris un autre sens, qu’on peut dire post- frégéen. Il y a pourtant des positions communes entre Frege et Husserl, qu’il influença, leur platonisme mathématique par exemple et leur refus du psychologisme. Mais une intentionnalité passée par Frege puis l’empirisme logique, n’a plus le même sens.

382.

Nous avons déjà développé cette critique en 1994 dans un article sur les dysharmonies cognitives.

383.

Sur les causes de cette «harmonisation”, on invoque ordinairement l’évolution à quoi l’on attribue le rôle que jouait la Providence dans le monde pastoral de Bernardin de Saint-Pierre.