Naturaliser l’intentionnalité.

Le projet de naturaliser l’intentionnalité a été longuement analysé par Elisabeth Pacherie dans son livre «‘ Naturaliser l’intentionnalité’ » (1993). Selon elle, les sciences cognitives ‘«’ ‘ cherchent à élaborer une théorie du mental qui fournisse des propriétés de l'esprit une explication qui soit acceptable d'un point de vue naturaliste ’», c’est-à-dire avec les objectifs et selon les méthodes des sciences naturelles. Si l'on considère que l'intentionnalité est la caractéristique essentielle du mental 384 , alors ‘«’ ‘  la crédibilité des sciences cognitives dépend en grande partie du traitement qu'elle propose de l'intentionnalité. Si, comme le postulent ces sciences, l'esprit humain est un système matériel, elles se doivent d'expliquer comment un tel système peut représenter le monde et agir en fonction de ses représentations »’ (Introduction, p.XII). Se représenter le monde et agir en fonction de ces représentations : les deux aspects de l’intentionnalité semblent bien pris en compte ici. La question est de savoir si un système « matériel » 385 , peut le faire comme nous le faisons.

Joëlle Proust 386 donne une orientation plus précise mais plus limitée à ce projet : ‘«’ ‘ naturaliser l'intentionnalité suppose que l'on explique la capacité qu'a un état neuronal de représenter un état de choses extérieur de manière purement causale ’» (p.313). L’intentionnalité doit être expliquée par la simple causalité (physique), mais comme elle semble limiter son objectif de naturalisation à l’intentionnalité 1, la simple corrélation, le lien causal entre l’état extérieur et l’état neuronal, ne devrait pas poser vraiment de difficulté. (Voir les discussions précédentes : se représenter le monde est-ce simplement refléter le monde ou ce qui est le fond de la pensée phénoménologique lui donner un sens ?). Après tout les premières tortues cybernétiques comme beaucoup des robots qui leur ont succédé, dotées de capteurs et mobiles étaient capables d’agir dans le monde en fonction de leurs « représentations », de façon purement causale. Encore faut-il s’entendre sur ce qu’on entend par agir. Le mot Action, comme le mot représentation, a un double sens. Quand on parle de l’action humaine on entend quelque chose d’essentiellement différent de l’action au sens de la physique? On le voit clairement à ce que dans le premier cas on peut lui substituer le mot « Acte ». L’action humaine, l’acte implique une intention. 387

À coté de l’intentionnalité comme simple écho interne des évènements du monde des choses, et dont on veut bien admettre que même des machines puissent être dotées, il y a une autre intentionnalité propre aux êtres vivants mais particulièrement complexe chez l’homme 388 , et qui est d’un autre ordre. Le sens que nous donnons au monde est fonction de notre projet et de notre histoire, de nos « intentions » conscientes ou inconscientes. On conçoit bien que celle-là soit autrement difficile à naturaliser. Comment expliquer qu’au lieu d’être simplement marqué (l’intentionnalité 1, c’est tout simplement la sensation) par un événement extérieur, et d’y réagir par un acte moteur (schéma de l’acte réflexe qui se passe de l’intériorité et nous ramène au behaviorisme), l’homme agisse en fonctions de raisons et d’intentions qui semblent avoir leurs propres développements ?

Un chercheur comme Dretske (selon J. Proust) a cependant pensé pouvoir passer de l’intentionnalité au sens 1, comme simple représentation (un calcul informatique ou l’activation d’un réseau de neurones « représentant » un état de choses extérieur), à l’intentionnalité au sens proprement psychologique comme projet 389 . Citons ici J. Proust : ‘«’ ‘ parmi les tentatives récentes de naturaliser l'intentionnalité, celle de Dretske (1988) est généralement considérée comme la plus novatrice. Son originalité réside dans le fait qu'elle conjugue à l'ambition de fournir une explication naturaliste de l'intentionnalité l'espoir de dériver les capacités causales d'un organisme doué d’ intentionnalité du contenu représenté par les états internes correspondant de cet organisme. En d'autres termes, Dretske voudrait montrer pourquoi dans le cas où un organisme dispose de la capacité de former des représentation, les causes qui le font agir sont en même temps des raisons de son action. ’». 390 Il s’agirait donc de faire le passage des causes aux raisons, car qui dit raison, dit implicitement intentionnalité au sens 2, celui des intentions.

Dretske nous dit donc que si les représentations sont causes de notre action, elles sont aussi des raisons. Il y a certes des zones de recouvrement entre les causes et les raisons. Il y a des énoncés où le remplacement du mot cause par le mot raison ne change pas le sens. Cependant il y a une différence entre une cause non intentionnelle et une raison d’agir intentionnelle. 391 Encore une fois s’il s’agit simplement de reconnaître qu’il y a une relation causale (qu’on veut bien laisser appeler « représentation ») entre un état de choses extérieur et un état neuronal, chacun l’admettra sans difficulté. Nous conviendrons aussi d’une relation causale entre un état neuronal et un comportement extérieur de l’individu. Pour autant on n’a pas beaucoup dépassé les explications en termes d’arc réflexe. Nous admettons bien volontiers la validité de telles analyses pour expliquer certains coups de poing en réplique à d’autres ; mais qu’on puisse ramener les « raisons » psychologiques des comportements humains à des explications causales, au sens des causes dans les sciences physiques, nous en doutons. Dretske en doute lui-même. Il reconnaît que l’intentionnalité qu’il faudrait arriver à naturaliser, ce n’est pas la simple relation causale entre un évènement dans la nature et un évènement dans l’organisme. Il faut, dit-il, que l’événement interne ait une fonction de représentation.. Quand on dit « fonction de représentation », ne signifie-t-on implicitement plus que la simple corrélation – la fonction mathématique -. N’entend-on pas que l’évènement interne a acquis un sens particulier, le sens d’une représentation, c’est-à-dire d’une représentation pour quelqu’un. Mais du coup cette intentionnalité-là paraît beaucoup plus difficile à naturaliser. Dretske reconnait qu’il ne peut y avoir intentionnalité au sens plein que pour un sujet individuel. L’évolution dit-il ne peut suffire à expliquer l’intentionnalité humaine. Il n’y a pas d’intentionnalité selon lui sans apprentissage individuel, sans histoire particulière dans un contexte singulier. Pour passer de l’intentionnalité au sens 1 à l’intentionnalité au sens 2, nous ne pouvons donc plus compter sur les lois générales des sciences naturelles. Autant dire que l’intentionnalité au sens plein, implique le recours à l’histoire de l’individu, à sa psychologie, bref nous oblige à sortir du champ d’explication des sciences « naturelles ». On voit alors la difficulté du projet qui vise à la naturaliser.

Notes
384.

C’est ainsi que Brentano différenciait la conscience des autres choses, celles qui relèvent d’une approche naturaliste. Faut-il redire qu’il s’agissait pour Brentano de réagir contre le projet d’une psychologie positive dont le modèle serait la psychophysiologie. Comme le rappelle J. F. Courtine dans l’article déjà cité : « la délimitation des phénomènes psychiques présuppose ainsi comme allant de soi la distinction cartésienne de la res cogitans et de la res extensa et l’idée que l'âme est plus aisée à connaître que le corps”(p. 20).

385.

«matériel”, pour dire que l’explication doit être matérialiste. La question soulevée n’est pas de savoir si l’homme est un système matériel, il l’est, il répond aux lois de la physique. Mais n’est-il que cela. Nous ne faisons que soulever des questions ici pour souligner fortement les limites du projet de naturalisation de l’esprit, quels que soient les détours compliqués qu’il emprunte, nous ne répondrons certainement pas aux questions sur la nature des relations entre le corps et l’esprit, pour lesquelles des esprits aussi brillants qu’Edelmann, Penrose, Eccles, n’ont à proposer que de pures hypothèses, que rien de «matériel” ne peut étayer.

386.

«Causalité, représentation et intentionnalité” in « L’intentionnalité en question”, Paris, Vrin, 1995

387.

Action, selon le Petit Robert, édition de 1993, «1-Ce que fait quelqu’un et ce par quoi il réalise une intention ou une impulsion 2-Fait de produire un effet, manière d’agir sur quelqu’un ou quelque chose (...); 3-Effet de l’ensemble des forces exercées par un système sur un autre”. Dans le Petit Larousse, c’est le sens physique qui est placé en premier : «Manifestation d’une force agissante (...)Occupation, mouvement, activité (...)Manifestation de la volonté...”.

388.

Qu’on pense à ce que tout ce que notre propre histoire culturelle apporte comme enrichissement à nos aventures amoureuses. Les moralistes ont moqué cela. La réalité psychique se situe pourtant quelque part là, entre les dupes et les non-dupes.

389.

C’est à dessein que nous utilisons le mot projet qui nous paraît –jusqu’à quand ?- plus capable de spécifier l’intentionnalité humaine. Il est en effet devenu courant de parler de but ou d’objectif à propos des instructions données à un programme d’ordinateur. Ce but c’est évidemment celui voulu par le programmateur, ce n’est pas celui du logiciel.

390.

Article cité, p. 312.

391.

Rappelons les quatre causes d’Aristote (Métaphysique, I, 3 , 983a) : 1-la cause formelle (traduction littérale : l'essence, l’être ce qui était, la forme, le modèle); 2-la cause matérielle (littéralement : la matière, la substance) ; 3-la cause efficiente (littéralement : le principe du mouvement) ;4-la cause finale (littéralement : le « ce pourquoi », le bien, la fin). La cause au sens des sciences naturelles c’est la cause efficiente. La raison c’est la cause intentionnelle ou finale, là c'est l'intention, le but visé, qui est la cause de l'action. Ce que nous a appris Freud c’est que nos intentions pouvaient nous être cachées, non qu’il n’y en a pas.