Conclusion : le refus du réductivisme naturaliste.

Naturaliser l’intentionnalité, ou le sens, mais pour nous le sens est inséparable de l'intentionnalité, c'est comme le dit Dan Sperber « le Graal » de la philosophie cognitive. 406 Dans cet article du Monde 407 il soulignait que ‘«’ ‘  les sciences cognitives ne sont pas seulement mécanistes elles sont aussi matérialistes, ou comme on dit volontiers aujourd'hui ’ ‘«’ ‘ naturalistes ». Être naturaliste c'est penser que le rapport entre une cause et son effet n'existe qu'en vertu de leurs propriétés physiques : il n'y a pas d'autre pouvoir causaux dans le monde que ceux de la matière ’». Malgré ses manières très sophistiquées, le projet des sciences cognitives n'est pas différent de celui des matérialistes du XVIIIe siècle : les nouveaux matérialistes se sont emparés de l'intentionnalité pour la réduire à un simple reflet.

Si l’on veut faire retour à Husserl alors il faut aller jusqu’au bout. Si l’on doit donner un sens à son projet, un sens qui porte toute son œuvre, du début à la fin, ce sens, cette intention étaient bien de lutter contre tous les réductionnismes. Au début, dans les ‘«’ ‘ Recherches logiques »’ (1900-1913), c'est la réduction de la logique à un empirisme psychologique qu’il refuse. À la fin, dans la Crisis (1936), son testament philosophique, il revient sur le positivisme scientiste pour lui reprocher sa vénération du mathématisable à partir de la bifurcation galiléenne qui l’a conduit à mépriser le sujet, la personne porteuse de sens.

Du début à la fin Husserl apparaît comme un philosophe idéaliste dont on ne voit pas bien comment quelque projet de naturalisation de l’esprit pourrait se réclamer. Il y a toute une partie de la phénoménologie qui est une recherche des essences, où tout ce qui est considération psychologique ou historique doit être mis à l’écart pour remonter à l'affirmation d'un moi transcendantal (Je pur, moi purifié) conçu assez dans la manière de Kant. Ce Husserl là, pur philosophe idéaliste, critique la psychologie dans le cadre d’une critique générale de tous les positivismes. Mais il y a autre chose dans la phénoménologie, qui doit intéresser les psychologues, et tous les gens des sciences humaines. Son apport le plus précieux pour nous, c'est son appel à un retour aux choses mêmes, cette affirmation qu'il y a de l’anté-prédicatif, que le jugement scientifique doit reconnaître et non nier, car il est porteur de sens. Ainsi, à la fois Husserl s'élève au-dessus de l'attitude naturelle, quand elle est trop naturellement matérialiste – en psychologie quand elle pose l'existence d'une intériorité « matérielle »-, et à la fois il insiste sur la nécessité de recevoir, d'être ouvert aux significations du monde (comme en témoigne l’importance prise par la notion de « vécu » 408 dans la phénoménologie), donc de revenir à la pensée « naturelle » du monde.

Pour le psychologue que je suis, le goût du retour aux choses mêmes ne peut entraîner le retour à une conscience transcendantale et vide et la mise entre parenthèses du moi empirique et naturel. 409 Ce qu’un psychologue peut retenir de la phénoménologie, c’est d’abord son invitation à surmonter l'opposition du sujet et de l'objet. C'est aussi cette idée, interprétable de plusieurs façons et dans plusieurs domaines, que la pensée, la pensée vive en tout cas, est donation de sens. Par le concept d’intentionnalité Husserl voulait aussi, et surtout, signifier tout autre chose que la simple référentialité. Si la conscience n'est pas un contenant, elle est une intention de signification. Husserl nous signifie que si nous lisons ces significations dans le monde, l’extériorité, c’est bien nous qui sommes à l’origine de ces significations. Nous ne faisons pas que refléter le monde (cela c’est référentialité ) nous l’interprétons. L’intentionnalité est un processus dynamique et actif. Ma visée du monde n’est pas simple visée, elle est projet. Nous verrons plus loin que le travail pratique du psychologue est de réveiller la dynamique de l’intentionnalité. Réanimer une pensée accablée par les contraintes et les déterminismes, rouvrir avec un projet, une image du soi à venir, un espace de jeu et de liberté, il s’agit le plus souvent de rien d’autre que cela. Ajoutons qu’un projet ne peut s’appuyer sur le vide, il n’est pour moi pensable, que parce que j’ai une épaisseur, une histoire 410 .

Note sur P. Ricoeur : nous avons longuement rapporté dans ce chapitre la critique que fait Paul Ricœur de la psychologie. Elle est bien réelle, et souvent utile avons-nous dit. Nous n’y voyons pas cependant une critique pure et simple de l’intériorité. Ricoeur ne peut être celui qui refuserait l’intériorité puisque tout son parcours amène à la restaurer, à la vivifier, à l’étayer. (le récit, le narratif, la promesse..). Tout cela sera repris dans la partie que nous consacrerons à la pratique, où cette pensée montre sa capacité à éclairer et guider une psychologie concrète. Mais nous avons tenu à placer en fin de ce chapitre une longue citation de lui 411 où il précise sa position philosophique pour montrer ce que tout psychologue peut gagner à travailler à partir de cette pensée. Nous esquisserons notre interprétation en contrepoint par de simples réflexions en italiques. Il ne s’agit que de notations rapides. Nous espérons que notre pratique traduira mieux son influence que ces quelques remarques. Pour nous il ne peut y avoir de coupure entre une psychologie pratique et une philosophie qui est fondamentalement un exercice éthique. C’est toujours du souci de soi qu’il s’agit.

«  Je me réclame d'un des courants de la philosophie européenne qui s'est laissé lui-même caractériser par une certaine diversité d'épithètes : philosophie réflexive, philosophie phénoménologique, philosophie hermétique. Sous le premier vocable - réflexivité -, l'accent est mis sur le mouvement par lequel l'esprit humain tente de recouvrer sa puissance d'agir, de penser, de sentir, à puissance en quelque sorte enfouie, perdue, dans les savoir, les pratiques, les sentiments qu'il extériorisa par rapport à lui-même. Jean Nabert est le maître emblématique de cette première branche du courant commun ».

Deux choses intéressantes pour le psychologue : d’abord le projet de rendre à l’homme sa puissance de penser et d’agir en réanimant des intentions enfouies ; plus spécifiquement l’accent mis sur la réflexivité, qui rappelle l’importance du procès de consciencisation dans l’évolution de la vie psychique, la métacognition pour parler psy., rappel important pour le psychologue de l’éducation que je suis. La cognition chez l’homme est connaissance de soi. Il est important de savoir qu’on sait… et qu’on ne sait pas-.

«  Le second vocable - phénoménologique- désigne l'ambition d'aller « aux choses mêmes », c'est-à-dire à la manifestation de ce qui se montre à l'expérience le plus dépouillé de toutes les constructions héritées de l'histoire culturelle, philosophique, théologique ; ce souci, à l'inverse du courant réflexif, conduit à mettre l'accent sur la dimension intentionnelle de la vie théorique, pratique, esthétique, etc. et à définir toute conscience comme « conscience de... ». Husserl reste le héros éponyme de ce courant de pensée.

Pour moi, je retiens le retour aux choses mêmes, comme le retour aux sources de la psychologie naturelle, et à l’intentionnalité naturelle à la vie psychique, l’intentionnalité au sens non seulement de ‘«’ ‘ conscience de » ’mais surtout d’ intention, de projet.

«  Sous le troisième vocable -hermétique- hérité de la méthode interprétative appliquée d'abord au texte religieux (exégèse), aux textes littéraires classiques (philologie) et au textes juridiques (jurisprudence) l'accent est mis sur la pluralité des interprétations liées à ce que l'on peut appeler la lecture de l'expérience humaine. Sous cette troisième forme, la philosophie met en question la prétention de toute autre philosophie à être dénuée de présuppositions. Les maîtres de cette troisième tendance se nomment Dilthey, Heidegger, Gadamer.”

On ne s’étendra pas sur ce qui a été dit et répété souvent dans ces lignes sur l’importance de l’interprétation dans la compréhension d’autrui Pour nous pas de vie psychique sans interprétation.

Après la lecture de ces lignes, n’est-on pas conduit à se demander si la psychologie que nous appelons de nos vœux n’a pas autant et plus à tirer de l’attention à la patiente réalisation par cet homme de son projet philosophique, que de la lecture de quelques dizaines de kilos de travaux de psychologie cognitive. Pour le praticien en tout cas, il n’y a pas de doute. Qu’il s’agisse de ses travaux sur l’interprétation, sur la métaphore, sur le soi et son récit, sur son rapport à l’éthique, tous éclairent, au sens propre, notre action. Comme le demandait Canguilhem, la psychologie, ne peut se couper d’une réflexion philosophique sur ce qu’est l’homme. Mais cette interrogation n’est pas de l’ordre d’une conceptualisation abstraite. Elle est de l’ordre de la réflexion éthique.

Notes
406.

Comment des esprits matérialistes pourraient-ils trouver le Graal ? Voir « Indiana Jones and the Last Crusade”de Steven Spielberg. Lucas Fims, U.S.A., 1988.

407.

22-10-93, page 32. 

408.

On sait l'importance prise par ce mot chez les psychologues, et les critiques qu'il a appelées. C'est qu'il y a un lien étroit entre la reconnaissance du vécu et celle de l’irréductibilité du sujet. Le vécu c'est ce qui fait l'objet d'une expérience individuelle, concrète, effective et qui doit être considéré du point de vue du sujet engagé dans le monde. Tous ces caractères le rendent difficilement réductible.

409.

De ce point de vue d’ailleurs quel psychologue ne serait tenté de lui préférer Descartes qui trace un programme bien plus concret d’analyse du moi : « Qui suis-je moi qui pense ? Une chose qui doute, qui entend, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent ».

410.

NB : la pensée du futur, et plus géralement du temps est un vrai problème pour l’I.A.

411.

Changeux et Ricoeur, 1998, p.10-11.