Chapitre 8
Pour une psychologie générale

«  La multiplicité des psychologies pose le problème de l’unité de la psychologie »
Daniel Lagache
412

J. Bruner, qui fût en son temps un des principaux promoteurs du cognitivisme, était accablé par la dislocation du champ psychologique qui suivit et par la disparition de cet espace commun où différentes psychologies pouvaient encore dialoguer dans une même langue, audible de tous. Dans la préface de son livre ‘«’ ‘ …car la culture donne forme à l’esprit »’ il explique, à la page 2, pourquoi il l’a écrit ‘«’ ‘ au moment où la psychologie (dont William James disait qu'elle est la science de l'esprit) est émiettée comme elle ne l’a jamais été dans son histoire. Elle n'a plus de centre de gravité et elle est menacée de perdre la cohésion dont elle a besoin pour entretenir les échanges internes qui pourraient légitimer une division du travail entre ces différents constituants. Chacun de ses constituants est doté de sa propre identité organisationnelle, de son propre appareil théorique et souvent de ses propres publications ; ils constituent désormais autant de spécialités dont la production est de moins en moins exportable »’.

La psychologie apparaît bien en effet en voie d’éclatement, éclatement entre praticiens et chercheurs de laboratoire, éclatement même à l’intérieur de chacun de ces domaines. Les laboratoires de recherches ne communiquent plus guère entre eux et n’utilisent plus le même langage. Entre praticiens, psychologues formés aux neurosciences et psychologues cliniciens le dialogue est sans doute plus facile, en tout cas plus fréquent. Le contexte d’exercice, la pratique, la demande des «clients”, nous tiennent encore reliés malgré les rivalités et la concurrence. Mais les chercheurs s’isolent dans une sophistication méthodologique et sémantique de plus en plus poussée 413 . Quelqu’un a dit que la psychologie cognitive le faisait penser à une course rapide sur une piste circulaire, elle va de plus en plus vite, (avec des procédures de plus en plus sophistiquées) pour n’arriver nulle part. S’ils retournaient au monde, s’ils revenaient se frotter à nos contextes, eux et nous praticiens y gagnerions sans doute, et l’unité de la psychologie aussi. 414

Pourtant si telle est bien la réalité de la psychologie comme science ou technique, on doit aussi remarquer que tous, chercheurs ou praticiens, nous utilisons dans notre vie ordinaire des savoirs psychologiques généraux, qui paraissent universellement répandus ( sauf pathologie, dont les psychologues eux-mêmes ne sont pas à l’abri). Il s’agit de cette psychologie «naturelle” (folk psychology), que les cognitivistes proposaient tout à l’heure de «naturaliser”, pour la faire enfin passer au statut de science. Nous avons observé que lorsque les cognitivistes proposent de «naturaliser l'intentionnalité”, ils n’envisagent rien de moins que d’éliminer cette douteuse psychologie naturelle. Or, pour nous, la psychologie naturelle, celle qui nous est donnée, est le socle fondamental de toutes les autres.

La psychologie naturelle est fondamentalement intentionnelle, au sens qu'elle nous conduit à prêter des intentions à autrui, et nous devons absolument préserver ce caractère de tout réductionnisme. Il est impossible de décrire le comportement des hommes sans leur prêter des intentions, des buts, sans donner une finalité à leur comportement, au point que les concepts et les énoncés de la psychologie scientifique ne sont intelligibles eux-mêmes que parce que nous les traduisons continuellement dans les termes de la psychologie naturelle. Il existe donc derrière les sophistications divergentes, un socle commun, qui fournit les axiomes de base, assez universellement répandus, de toute psychologie. En réalité il ne peut y avoir de coupure entre la psychologie professionnelle, celle des praticiens et même celle des chercheurs, et la psychologie naturelle des gens ordinaires. Sans psychologie naïve, il n’y aurait pas de psychologie «scientifique”.

Notes
412.

«L’unité de la psychologie”, 1949, p. 69.

413.

J. Bruner (1990), parle du goût des psychologues de laboratoire pour la méthodolâtrie et les petites études « bien nettes ». Michel Serres (1995), relève notre difficulté à penser aujourd’hui, écrasés que nous sommes (en ce « non-lieu », dit-il) « entre les médias qui parlent de tout sans jamais rien en dire, et la niche du spécialiste qui dit tout même de presque rien, ou qui comme l’avoue Wittgenstein, parvient au rigoureux parfait sans avancer d’un pouce », (p.63).

414.

En matière de psychologie du développement intellectuel par exemple, on a vu la théorie se développer, devenir de plus en plus sophistiquée -essentiellement à partir des recherches de Piaget d’ailleurs-, mais les praticiens attendent toujours qu’on vienne dialoguer avec eux et écouter leurs questions.