La psychologie clinique prolonge la psychologie naturelle pour cette première et bonne raison que la psychologie naturelle est déjà une psychologie clinique, interprétative et compréhensive. Elle en est une forme raffinée, enrichie d'une formation et d'une expérience où tous les autres savoirs, ceux de la psychologie « scientifique » comme ceux de la psychologie « littéraire », ceux aussi issus des autres sciences humaines, trouvent un jour à être utilisés.
Dans sa ‘«’ ‘ Psychopathologie Générale ’», K. Jaspers nous rappelle la force d’évidence qu’emportent certaines interprétations psychologiques : ‘«’ ‘ Lorsque Nietzsche nous fait comprendre de façon convaincante comment, de la conscience de faiblesse, de pauvreté, de souffrance, des exigences morales et une religion de pauvreté peuvent naître, parce que l'âme veut par ce détour satisfaire à une volonté de puissance malgré sa faiblesse, alors nous faisons l'expérience d'une évidence immédiate que nous ne pouvons réduire à autre chose ’» (p. 252 de l’éd. allemande).
Quand nous interprétons de tant d'affirmations d'arrogance d'une de nos relations, que cela doit bien cacher un sentiment profond de faiblesse, alors nous faisons encore l'expérience de notre capacité naturelle à comprendre, au-delà de son comportement manifeste, ce que celui-ci a de signification cachée. De telles interprétations sont au fondement de la psychologie compréhensive. Et cette capacité interprétative est inhérente à la psychologie naturelle. 430
Cependant la fréquentation de ces familiers de l'âme que sont les moralistes –tant prisés de Nietzsche 431 - montre bien à quels jeux dérisoires l’attitude interprétative peut conduire quand elle se systématise. À leur lecture, séduits, émerveillés, nous voyons bien fonctionner cette intelligence intuitive, mais après-coup nous voyons bien aussi combien elle en arrive fréquemment à se contredire. Pour en revenir à Nietzsche, la justesse de son intuition, le sentiment d'évidence qu'elle emporte sur le moment, ne doivent pas, dans un autre temps, nous faire oublier que cette interprétation n'est qu'une des explications possibles du comportement religieux, et que la conscience de sa faiblesse, de sa pauvreté, de sa souffrance peuvent avoir d'autres issues. Il y a dans le goût systématique du soupçon et dans la pratique abusive et hors de propos des interprétations sauvages 432 quelque chose qui demande son tour à être interprété ( ce qu'ont fait non sans causticité des critiques de la psychanalyse comme K. Kraus ou L. Wittgenstein ; à un ami, ce dernier expliquait dans une lettre que le succès public de la psychanalyse venait peut-être de l’attrait que nous avons pour ce qui nous choque : ‘«’ ‘ c'est peut-être le fait que l'explication est extrêmement repoussante qui vous pousse à l'accepter ’» 433 ).
Ce qui fait la valeur ajoutée d'une interprétation dans le cadre professionnel, c’est qu'elle s'appuie sur un savoir et une expérience professionnelle qui l’étayent, et sur une exigence déontologique dont la base est le respect de l'autre. Il appartient au professionnel de vérifier ses intuitions. Devant un cas concret, un sujet singulier, devant par exemple une personne profondément religieuse, nous devons vérifier l'existence du renversement défensif dénoncé par Nietzsche à partir d'appuis objectifs, de traits concordants, dans le comportement, l'histoire de ce sujet ou à travers ce qu’il a pu s’exprimer dans les tests projectifs, pour ceux qui les utilisent. L'abus du réflexe interprétatif dû à la vulgarisation du discours psychanalytique nous inciterait d'ailleurs plutôt en modérer l'usage 434 . Pour avoir l'occasion de recevoir des gens de milieu très « modeste » nous voyons bien à quel point même eux attendent de nous l'interprétation entendue la veille de la bouche du télé-psychiatre de service dans les à présent ordinaires talk shows.
La psychologie naturelle est interprétative mais l'interprétation systématique de type analytique en toute situation est une maladie. Ceci précisé nous continuons à affirmer que la psychologie clinique est dans le prolongement de la psychologie naturelle. J. F. Le Ny le dit. P. Gréco le disait aussi. Parlant de la psychologie clinique, il notait : ‘«’ ‘ l'optique clinique est sans doute celle qui correspond le mieux à l'idée qu'on se fait communément d'une investigation psychologique. Elle s'applique en effet à des conduites concrètes, c'est-à-dire telles que tout un chacun peut les observer dans la vie quotidienne ( y compris les situations extrêmes) ; elle leur associe des interprétations dont la fonction est moins de dégager des relations causales ou d'énoncer des lois au sens propre du terme que de ’ ‘«’ ‘ dévoiler le sens » ».’ 435
Si la psychologie clinique correspond à l’image que nous avons naturellement du psychologue, elle est aussi un travail. Poursuivons avec P. Gréco : ‘«’ ‘ analyser une conduite pour le psychologue clinicien, ce n'est pas la décomposer en segments et en processus élémentaires, c'est la décrire en détail et par un jeu subtil de regroupement et de recoupements dont les règles ne sont pas toujours fixées de façon explicite faire apparaître une signification qui n'était probablement lisible ni pour l'observateur profane ni pour le sujet conscient de lui-même »’. C'est en cela, par la subtilité des interprétations, et grâce aussi à un cadre professionnel qui permet une intensification des informations implicites et explicites, que la psychologie clinique se différencie de la psychologie naturelle et est parfois amenée à proposer des interprétations à l'opposé de l’intuition naturelle première. Mais il ne s'agit pas d’une différence de fond, il n'y a pas de coupure, il ne s'agit pas pour le psychologue de mettre entre parenthèses le naturel, mais de l'étoffer, de l’enrichir et de le mettre en travail. La subtilité du clinicien professionnel résulte évidemment de son intelligence psychologique naturelle, de sa formation, de son expérience et aussi de sa culture ( en tirant un peu la citation de Bruner, nous dirions volontiers que ‘«’ ‘ la culture donne forme à l’esprit ’»… du psychologue).
La psychologie clinique est unifiante. Parce qu’elle est dans le prolongement de la psychologie naturelle, mais aussi parce qu'elle est une psychologie appliquée. La psychologie clinique est une psychologie concrète. Comme telle, elle est la psychologie du début de la psychologie : même la recherche scientifique naît de situations concrètes et de questions posées dans les termes de la psychologie naturelle. Elle est aussi la psychologie de la fin de la psychologie, du retour au concret dans le temps de l’application. Elle est unifiante parce que les caractéristiques de la situation clinique l’obligent à être « holistique ». Elle est holistique en ce sens que l'interprétation repose sur un ensemble d'éléments qui touchent à différents secteurs ou parties de la personnalité – et de l’environnement-. Pour simplifier on dira : aussi bien les aspects cognitifs que les aspects affectifs. On ne peut pas comprendre les problèmes scolaires rencontrés par un enfant sans considérer aussi bien ses capacités que sa motivation, sa relation au savoir, à ses parents, à son maître etc…La clinique est pluri-dimensionnelle, comme nous le constaterons dans la dernière partie.
Pour certains cependant la psychologie clinique ne pourrait être qu’unidimensionnelle ou se perdre. Ils réduisent le psychisme à une seule de ses dimensions, par exemple le fantasme, et refusent de prendre en compte les autres contraintes qui peuvent peser sur le comportement du sujet, ou à l’inverse les potentiels et les dynamiques qui à d’autres niveaux psychiques permettraient un changement. Il fut des théoriciens pour lesquels prendre en compte les dimensions du réel, proposer une aide concrète ou une rééducation, était nier le sujet. D’où les critiques, voire les excommunications, de Maud Mannoni par exemple (1973), à l'égard des psychologues, des éducateurs, des médecins, et de toutes les institutions. Pour nous, entre le dogmatisme théorique et l'éclectisme brouillon, il nous semble que c'est le premier qui menace le plus la personne. Entre la réduction du sujet à une unique dimension, habituellement le Désir, ou l'essai, maladroit et toujours insuffisant, de prendre en compte d'autres dimensions, notre préférence va la seconde démarche plus respectueuse de la richesse du sujet, et en réalité plus modeste.
C'est le moment d'en venir à la deuxième caractéristique de la situation clinique. Pour reprendre le mot de P. Gréco, elle est casuistique. Elle est casuistique en ce sens ce que lorsque l'on pousse assez loin l’investigation chaque individu apparaît comme un cas unique. 436 Chaque individu dès lors qu'on développe l’échange clinique selon plusieurs dimensions, se manifeste dans sa singularité. Son histoire est unique 437 , sa situation est unique, mêmes si certains éléments de son histoire, de sa situation ou de son organisation psychique personnelle, peuvent être suffisamment semblables à ceux d'autres personnes pour que le clinicien puisse y retrouver des généralités, des enchaînements, déjà rencontrés (Ils lui permettront de poser des hypothèses à vérifier et à recouper, jusqu'à la fin de l'investigation qui restera toujours provisoire). Casuistique aussi sur le plan éthique : voir dans chaque sujet une personne unique, et dans chaque rencontre un face à face singulier répond aussi à une exigence déontologique. 438
Si l'unification des sciences psychologiques apparaît bien sur le plan théorique un objectif lointain, elle est cependant le principe régulateur de la clinique. Le praticien ne peut comprendre qu'en élaborant de la cohérence. La clinique est le champ où la synthèse des psychologies s’élabore de fait. 439 Bricolage maladroit ou éclectisme douteux pour certains avides de pureté théorique ; nous préférons y voir un art concret. On espère montrer dans la troisième partie comment un travail de psychologie scolaire pour être efficace est conduit à utiliser les instruments et savoirs issus aussi bien de la psychologie cognitivo-expérimentale, de la psychologie différentielle, de la psychologie du développement, pour le cas de l'enfant, toutes psychologies à visée scientifique, mais aussi ceux de ces psychologies interprétatives et compréhensives que sont la psychologie naturelle, psychanalytique, ou littéraire.
Pour donner une idée de la perspective dans laquelle nous abordons notre travail, perspective qui permet une unification au moins régulatrice des différentes psychologies, nous voudrions citer une psychologue qui nous a aidé à penser notre pratique, Elsa Schmid-Kitsikis. Pour elle la psychologie clinique est ce lieu de la psychologie qui, étudiant ‘«’ ‘ l'individu dans ses rapports psychologiques avec son monde interne et externe, à travers une démarche réalisée dans un espace où les échanges se spécifient selon une relation particulière d'écoute, de perception et de relation intersubjective, de recherche de compréhension d'autrui »’ (…) ‘«’ ‘ intègre dans sa démarche le recours constant aux découvertes conceptuelles d'autres domaines de la psychologie qui possèdent un lien de cohérence avec ses propres préoccupations d'investigation et d'intervention ’». Ces lignes extraites de ‘«’ ‘ Théorie et clinique du fonctionnement mental ’»,(p. 21), nous paraissent assez bien déterminer ce point de convergence où nous pouvons enfin penser notre travail de psychologue.
F. Alexander dans le chapitre de son livre sur les «Principes de Psychanalyse” («Fundamentals of Psychoanalysis”) consacré à la compréhension psychologique dit aussi que «La psychanalyse a simplement perfectionné et systématisé les méthodes ordinaires de compréhension des situations psychiques, celles du sens commun”( p. 23).
Voir par exemple D. Andler «Nietzsche, sa vie, sa pensée”, le chapitre VII, «Pascal, Napoléon, Goethe”.
Un ami rapportait en supervision les difficultés rencontrées avec un adolescent, surtout avec ses deux parents qui utilisaient l’entretien pour régler leurs comptes. Il disait supporter d’autant moins ces entretiens qu’il souffrait à cette époque de lancinantes douleurs du nerf sciatique. C’est alors qu’une des participantes eut l’illumination «Mal à dos, c’est le mal ‘”ados”. Le le”mal à dos” fit le tour du groupe, et notre ami surpris ou lâche communia aussi. On ne la lui avait pas encore faite celle-là. Si au moins il en avait été soulagé.
Bouveresse 1991, p. 11. Ses contemporains ont plus été frappé par l’intérêt qu’a suscité la psychanalyse dans la Vienne de cette époque, que par la résistance qu’on lui aurait opposé. Sulloway comme Ellenberger montrent que le scandale ne fut pas si grand qu’on se plût à le dire après-coup (les bourgeois en général, le milieu médical en particulier, de la Vienne d’alors n’étaient pas aussi «coincés” qu’on le dit).
«Cette suspicion généralisée a produit aussi son propre dogmatisme” relève A. Finkielkraut qui poursuit en dénonçant cette «autre bétise” qui a pour elle «les dehors du discernement et le charme de la perspicacité : interpréter pour ne pas écouter”. («La sagesse de l’amour”, 1984, p.92).
Encyclopaedia Universalis, article « Psychologie ».
Ce qui frappe au contraire avec les dogmatismes unidimensionnels, c’est qu’on y explique tout par la même cause ; arriération, autisme, névrose, dyslexie, c’est du pareil au même.
La psychologie naturelle est subjectivante, elle produit du sujet. Nous reviendrons sur ce point dans un développement sur le rôle des enveloppes narratives - et de la culture - dans la construction du Moi, au chapitre 10, «Vie psychique et médiations”. Or, par différents procédés, l’objectif de l’aide psychologique - ou de la cure psychologique – redonner au sujet sa place, son autonomie.
Pour le «Grand dictionnaire Larousse de la psychologi”e, la psychologie clinique est la « branche de la psychologie qui se fixe l'investigation en profondeur de la personnalité comme une singularité”. Pour le «Dictionnaire de la psychologie” des P.U.F. :” la psychologie clinique procède à l'étude approfondie des cas individuels, afin de mettre en évidence les particularités ou les altérations du fonctionnement psychologique d'une personne”. Pour nous la psychologie clinique ne l'est pas seulement d’avoir affaire à «une” personne, mais à une personne «unique”. L’intention n’est pas la même. Dans le premier cas on peut trés bien n’avoir d’autre objectif que de réduire le sujet à un stéréotype.
Les psychanalystes qui se sont interrogés sur l’unité de leur discipline arrivent aussi à cette conclusion que le seul facteur d’unité c’est la clinique, une pratique «locale”, (Cf. en particulier Wallerstein «One psychoanalysis or many ?”, Int. J. Psychoanalysis, 69, 5-22 ; ainsi que Durieux M.C. et Fine A. dir. «Sur les controverse américaines dans la psychanalyse”, Monographies de psychanalyse, Paris, P.U.F., 2000).