Chez les psychanalystes français, du moins disons jusqu'à l'immédiate après-guerre, on était dans les mêmes dispositions. La référence à la psychologie leur permettait de faire pièce à la médecine comme cela apparaît clairement dans la thèse de Lacan sur la paranoïa et son insistance sur la psychogenèse. Au point qu’en 1947 l’unification de la psychologie paraissait un objectif sinon atteint du moins accessible. Et c’est ainsi que D. Lagache, psychanalyste et premier professeur d'université en psychologie, publie ce qu’on peut considérer comme son programme, sous le titre ‘«’ ‘ L'unité de la psychologie »’ (1949). A la même époque Piaget ouvrait un champ à la psychologie scientifique en dehors du béhaviorisme, et traçait un programme à l’origine de toutes les recherches novatrices depuis ; or cet homme de science et novateur croyait lui aussi que psychologie et psychanalyse pouvaient s’entendre. Il considérait même qu’un espace de discussion et de travail commun s’était ouvert dans cette interface qu’ouvrait la psychologie du moi, l’Ego psychology américaine (nous y reviendrons plus loin).
Vingt ans après, le discours avait complètement changé. D'abord parce que Lagache dans son trop grand souci de respectabilité scientifique, et peut-être influencé par Hartmann, n’avait voulu retenir comme prototype exemplaire de la psychologie, que la psychologie expérimentale dans sa forme la plus dure, donc la plus réductrice, le behaviorisme. La plus américaine aussi. Or à cette époque un tel rapprochement ne pouvait être que destructeur. Cependant la raison prosaïque et concrète de l'échec de sa tentative pour construire une psychologie générale, tint plus, comme nous l’avons vu dans notre première partie, au difficile climat de rivalité puis d’hostilité violente entre les différentes écoles, sous-tendu par des querelles de pouvoir.
D. Anzieu pensait cependant que ces affrontements spectaculaires ne concernaient que le petit monde des sociétés de psychanalyse 448 , et au delà quelques intellectuels parisiens. A l’en croire dans l'Université, psychologie et psychanalyse seraient restées alliées et unies. Quoi de plus normal, puisque le fondateur de la nouvelle filière universitaire était justement D. Lagache, promoteur de la psychologie générale, psychologue et psychanalyste. 449 D’autre part comme Anzieu le disait encore à la fin des années 70, cette union était nécessaire à la psychologie pour lui permettre de prendre son indépendance par rapport à la philosophie. ‘«’ ‘ La conjonction de la psychologie et de la psychanalyse s'est nouée en France dans un contexte particulier, celui de la lutte des psychologues pour acquérir leur autonomie scientifique et pour développer un exercice professionnel indépendant »’. Selon lui en faisant appel à des psychanalystes pour installer le nouveau cursus universitaire de psychologie, on permettait à la psychologie d'affirmer son indépendance et sa spécificité par rapport aussi bien à la philosophie qu’aux sciences naturelles. La psychanalyse en affirmant l'existence d'un déterminisme psychique autonome fournissait l’argument de cette spécificité. Les psychologues en se rattachant à la psychanalyse, pouvaient installer et défendre un territoire propre, avoir une place à eux par rapport aux philosophes et aux médecins.
Nous sommes pour notre part enclins à penser que cette cohabitation n’impliquait pas union. L’argumentation pro domo d’Anzieu qui justifie l’alliance avec la psychanalyse dans la formation des psychologues néglige les conséquences qui ne manqueraient pas d’en résulter. En effet, si les psychologues ne trouvent à affirmer leur spécificité qu’en se plaçant sous le drapeau de la psychanalyse, ils encourent le risque d’être cannibalisés et de disparaître comme psychologues, de n’être plus des psychologues, mais pas vraiment des psychanalystes. D’autant qu’à coté d’eux, d’autres « psychologues » affirment différemment leur spécificité, les expérimentalistes de l’époque franchement réductionnistes, mais aussi Jean Piaget qui justifie à sa manière la spécificité du psychique par une base constructive originale. Enfin d'autres psychanalystes, inquiets sans doute du mélange, ne manqueront pas d’affirmer violemment leur spécificité « contre » la psychologie.
D. Anzieu explique par l’alliance entre la psychologie et la psychanalyse au sein de l’université, le peu de prise que selon lui le discours lacanien eut sur les psychologues, en comparaison de l’influence qu’il exerça sur les milieux intellectuels, et même dans le milieu psychiatrique 450 . Nous ne trouvons pas cette argumentation très convaincante. Que les héritiers de Lagache et leurs élèves aient été moins perméable au discours lacanien, cela a pu être vrai un temps, celui des grands professeurs à la culture psychologique généraliste. Mais aujourd’hui ? Quand D. Anzieu affirme par exemple que l'unité de la psychologie, psychologie expérimentale et psychologie clinique essentiellement psychanalytique réunies, reste la doctrine de base des psychologues français, il a peut-être raison sur le plan de la formation initiale, il en va autrement ensuite. Vers qui peuvent-ils aller les psychologues formés par cette psychologie « unitaire » ? Eprouvant en eux-mêmes la difficile dualité de leur position, et formés à la psychanalyse, ne seront-ils pas tentés de rejoindre le grand corps lacanien, si ouvert dans son recrutement et en même temps leur expliquant si bien leur malaise par l’incompatibilité de la psychologie et de la psychanalyse.
D. Anzieu le reconnaît d’ailleurs à la fin de cet article de 1979. ‘«’ ‘ Dans les faits, nous dit-il, les étudiants de psychologie se trouvent dans une situation paradoxale. Ils sont amenés à se demander si la psychologie une fois qu'elle a intégré l'inconscient est encore une psychologie »’, car de fait cet enseignement ‘«’ ‘ discrédite à leurs yeux la psychologie non seulement expérimentale, mais sociale et même la psychologie clinique ordinaire, armée de tests et soucieuse de diagnostic ’». C’est selon nous parce qu’on ne les a pas aidés à penser l’unification de ces différents enseignements dans le cadre d’une psychologie générale, que nulle part ne leur a été fourni un cadre, même provisoire, leur permettant d’intégrer des discours psychologiques souvent discordants ou contradictoires. Ou encore que la seule théorie générale de la personne qui leur a été proposée, c’est la psychanalyse qui la leur a offerte. Arrivés à ce point de leur formation, ils ne se sentent plus psychologues dans leur identité, mais ils ne sont pas pour autant psychanalystes, peut-être vaguement psychothérapeutes, sans en avoir vraiment reçu la formation.
Comme l’observe D. Anzieu: ‘«’ ‘ les voilà toujours renvoyés ailleurs, et leurs difficultés d'insertion professionnelle (accrues par la crise économique) se multiplient,. S'il n'y a plus de spécificité du psychologue ( par exemple dans l'établissement du bilan psychologique d'un individu), alors le psychiatre, les auxiliaires médicaux, le personnel infirmier peuvent accéder au même enseignement de la psychanalyse que les psychologues et prendre ensuite leur place »’ (p.75). Dans cette impasse ils sont conduits à chercher une issue en devenant « des « psychanalystes » entre guillemets ». Et D.Anzieu poursuit : ‘«’ ‘ Leur dépsychologisation les rend attractifs aux yeux de la jeune génération lacanienne, dont les thèses trouvent réciproquement un écho important en eux. Simultanément, elle les rend suspects de façon croissante aux yeux des tenants de la psychologie dite scientifique comme à ceux des défenseur du privilège médical et expose la psychologie clinique à bien des déboires et des dangers ’». Cet article est de 1979. Plus de vingt ans ont passé et il est plus que jamais d’actualité. Dans la dernière phrase de son article, D. Anzieu s’interrogeait : ‘»’ ‘ après le risque d'une psychologisation de la psychanalyse, voici venu le risque d'une psychanalysation généralisée »’. Le titre annonçait ‘«’ ‘ la psychanalyse au service de la psychologie ’», mais la conclusion nous avertit de la fin de la psychologie.
Voilà donc ce que fut « l'impossible rencontre » entre psychologie et psychanalyse, comme la qualifie Annick Ohayon, dans son intéressant ouvrage (1999). Mais contrairement à ce qu’elle semble dire à plusieurs reprises cette rencontre n’était pourtant pas impensable 451 . Elle ne portait pas une mortelle contradiction. Elle ne fut impossible que dans le contexte idéologique français de l’époque.. Dans les publications ce fut la guerre. Sur le terrain, les psychologues d’en bas, bricolèrent des solutions, établirent des compromis, non sans malaise quant à leur identité.
Après l’espoir déçu d’unification de la psychologie de l’immédiate après-guerre, il semblait que l’abandon du béhaviorisme et la réhabilitation du mental par les sciences cognitives, allait ouvrir un nouveau champ pour des retrouvailles. Comment faire pour saisir cette occasion, pour éviter que l’ignorance réciproque, les préjugés hérités des querelles précédentes, ne risquent de faire échouer encore ce rapprochement. De ce point de vue, la proximité existante entre les ailes les plus réductionnistes, entre les cognitivistes durs et les lacaniens purs, 452 conduirait au pessimisme, si d’autres éléments de la pensée de notre temps, comme la réhabilitation de l’intentionnalité, l’accent mis sur l’action de l’homme, la remise en question de la notion de coupure épistémologique, et plus généralement ce qu’un auteur a appelé ‘«’ ‘ L’humanisation des sciences humaines »’ ne permettait d’espérer que s’offre à la psychologie la possibilité de se penser elle-même. 453
Si la coupure est affirmée par les lacaniens, dans la pratique ils apparaissent plus accommodants. Derrière les excommunications, les compromissions. On est surpris par exemple quand on confronte l'image de Jenny Aubry dans la légende dorée, à celle qui se dégage de ses travaux. Bien dans la ligne de l’hospitalisme de Spitz, ils n’auraient pas déparé dans une des revues de l’Ego-psychology. De même l’éclectisme reproché à Henri Ey, était de pratique courante hors des publications de combat ; il suffit de relire l’exposé et le commentaire par J. Lacan du cas présentée par Rosine Lefort dans le Séminaire I sur «Les écrits tecniques de Freud”, p.122.
Didier Anzieu n’était pas un observateur neutre. Il était aux côtés de D. Lagache et Juliette Favez, tous trois psychologues et psychanalystes, venant de l'université de Strasbourg.
« La tentative, en partie réussie, d’intégrer la psychanalyse dans la psychologie en faisant de celle-là un cas limite de la situation clinique et un modèle psycho-dynamique, explique pourquoi ce sont les milieux psychologiques qui ont offert en France une plus grande résistance à l'influence lacanienne que d'autres milieux : philosophiques, littéraires, voire psychiatriques. ». D. Anzieu, «La psychanalyse au service de la psychologie”, Nouvelle Revue de Psychanalyse, 20, automne 79, page 68.
A. Ohayon semble hésiter entre ces deux points de vue et partager parfois un point de vue plus lacanien, comme pourrait en témoigner par exemple cette phrase de sa conclusion : «L’avènement de la psychanalyse n’a donc pas contribué à déchirer cette unité (entre l’approche expérimentale et l’approche clinique) mais simplement à montrer qu’elle était impossible”(1999, p. 416). Elle était impossible dans le contexte donné. Elle est toujours difficile, elle est pourtant nécessaire pour les praticiens.
Nous avons déjà parlé du «Grand dictionnaire de la Psychologie” de Larousse. Avons-nous dit que «L’homme neuronal” est né, dit Changeux lui-même d’une rencontre avec les héritiers de Lacan, Jacques-Alain et Judith ? (Voir l’avant-propos).
Il est cependant curieux que dans son livre de 1995, «L’empire du sens. L’humanisation des sciences humaines”, F. Dosse ne fasse pas de place à la psychologie, mais seulement aux sciences cognitives. Tous les psychologues qui sont auprés des hommes, sur le terrain, travaillent sur le sens