Parler de la réalité psychique cela peut être entendu dans des sens différents. Parler de la « réalité psychique » pour un psychologue, cela peut signifier d’abord parler de quelque chose qui « existerait », et le prouverait par sa résistance à toutes les tentatives de la réduire à autre chose, aux réductionnismes biologique ou sociologique. Affirmer l’existence de la réalité psychique c’est consubstantiellement attester de l’existence d’une science humaine particulière qui s'appelle la psychologie, et justifier de l’existence et de l’identité des praticiens, les psychologues.
Il y a la réalité psychique de monsieur tout le monde, réalité psychique indiscutable saisie immédiatement 456 , que seuls les béhavioristes ont osé contester – Comte n'est pas allé jusque-là - c'est-à-dire une vie psychique intérieure. On le voit bien quand elle s'oppose, déforme ou entre en conflit avec la réalité extérieure. Ou quand elle l'embellit : toutes les créations des arts, des lettres, les religions, tout ce monde imaginaire qui prend des distances avec le réel et vient lui donner des couleurs. Mais pour certains tout cela est encore du social, du partagé. La réalité psychique est-elle autre chose que ce troisième monde de Popper, celui des œuvres ? 457 Notre vie psychique personnelle n’aurait rien de personnel, ne faisant que refléter les réalités sociales et leurs lois ? N’y a-t-il pas autre chose ? La réalité psychique n’est-ce pas aussi quelque chose qui m’est si personnel, si intime que je ne puis jamais tout à fait le faire partager ?
Affirmer la réalité psychique a pris ainsi un sens exclusif chez le psychanalyste. Chez Freud la réalité psychique, ce qui résiste aux explications rationnelles, c'est d'abord l'inconscient, au plus profond de nous-mêmes 458 . Certains en ont conclu qu’il n’y a d’autre réalité psychique pour un psychanalyste que celle de l’Inconscient, du fantasme 459 . Pourtant une chose est d’affirmer la réalité de ce sur quoi on travaille dans la cure et qui résiste, autre chose est de nier l’existence de toute autre réalité psychique. Sans doute mettre en avant l'existence de la seule réalité psychique inconsciente permet de se poser comme psychanalyste. Il est donc dans le penchant naturel du psychanalyste de chasser le Moi, l'interface psychique avec le réel, et le réel même de la réalité psychique. Tel psychanalyste croit alors affirmer son identité par ce refus de prendre en compte les besoins réels. Concrètement c'est le plus souvent en les traitant comme des symptômes. Dans la pratique du psychologue scolaire, c'est toujours un étonnement que de découvrir le refus de dialogue opposé par certains psychologues « cliniciens » (se jugeant par cet épithète « psychanalystes ») au nom du refus des mélanges et de l'affirmation des frontières. 460
Ce refus du mélange ne s'opère pas seulement par la clôture de la bulle thérapeutique, d'où le refus parfois systématique de parler aux parents. Mais cette coupure s'affirme aussi parfois chez le thérapeute lui-même, dans son fonctionnement mental, par le refus de considérer tout ce qui est de l'ordre de ce qu’en termes psychanalytiques on appelle la secondarisation, à prendre en compte le rôle des capacités du moi, la mise à l’écart du travail réflexif et interprétatif, pour ne laisser place qu’à la pure association. Que l'association libre soit la réalité de la pratique de la cure classique, et le fantasme sa matière, est-ce à dire que le psychanalyste doit s'en tenir là et n’en plus décoller ? C'est la question posée par exemple par Roy Schaffer. Les fantasmes sur l'origine et le fonctionnement du psychisme n'expliquent pas plus son développement que le fantasme de la scène primitive n'explique sa conception elle-même ou le roman familial n'explique les avatars générationnels. Bref, faut-il toujours s'en tenir au langage de l'inconscient ? Schaffer ne le pense pas. 461
Peut-être est-ce vrai après tout pour le psychanalyste 462 . Peut-être, pour penser, le psychanalyste devait-il d’abord ne s’occuper que de l’Inconscient. Peut-être est-ce encore une nécessité thérapeutique. Mais pas pour le psychologue. Il y perdrait d’ailleurs quelque chose d’essentiel. Parler de la réalité psychique c’est parler de bien autre chose que du seul inconscient. Pour le psychologue, fut-il clinicien-analyste (voir plus haut), qui a affaire à une personne entière, c’est la globalité du psychisme et de son fonctionnement qui doit l’intéresser. C’est d’ailleurs dans les lieux de passage, les espaces de traduction qu’il peut saisir ce qui fait l’unité du psychique. Une juste théorie du fonctionnement mental questionne toujours le rapport entre deux niveaux, le conscient et l’inconscient, le manifeste et le latent, le primaire et le secondaire, le moi et le ça. Pour que ça fonctionne, il faut que ça joue, que ça circule. Nous ne nions pas ici le poids de l'expression des fantasmes, ni l'efficace thérapeutique des métaphores. Nous disons simplement que la réduction de la réalité psychique au seul inconscient conduit parfois à s’interdire tout dégagement d'une théorie à partir de ces phénomènes.
C’est le problème de la place à accorder aux processus secondaires (rationalisants) dans le travail de soins. Une chose est la théorie légendaire de la création du monde dans telle communauté indienne, autre chose doit être la réflexion de l'ethnologue sur cette construction et ses raisons. 463 Il devrait en aller de même pour le psychanalyste : il lui revient d’assurer le passage à la rationalité. On a vu des ethnologues glisser innocemment de la réalité de la croyance en la sorcellerie à sa reconnaissance. Que l'astrologie, l’alchimie, voire Paracelse, aient un poids réel dans les psychismes, ( et une valeur économique dans la société, voir les rayons des librairies), cela ne doit pas nous conduire à en affirmer, sans plus de commentaires, la « réalité ». Révélateurs certes de la réalité du désir des hommes, de leur besoin de rêves, de la force de notre imaginaire, non de ce que leur discours soit vrai. Si le Grand Albert peut nous dire métaphoriquement quelque chose de la réalité psychique, encore est-il de la responsabilité du savant d’éclairer la métaphore, non de la répéter. Entendons-nous bien : nous ne voulons pas installer de coupure ici, qui nous interdirait d’aller y voir, mais nous voulons en revenir. Nous voulons faire notre métier de contrebandier. C’est dans ces allers-retours entre primaire et secondaire, dans ces passages, ces rencontres, dans le travail sur ces liens, aux limites du Moi, que consiste notre métier, sans exclusion.
Ainsi pour le psychologue, la réalité psychologique ce n'est pas que l'inconscient, ses mythes et ses fantasmes. La réalité psychologique c'est ce qui occupe tout les nivaux de l'appareil psychique, un univers complexe de réseaux souterrains et de voies aériennes inter-connectés. En outre, chaque réalité psychique est singulière. Mon inconscient m’est particulier. Mon moi aussi m’est particulier. L’un et l’autre ont une histoire quoiqu’on dise de l’intemporalité de l’inconscient et des déterminismes qui pèsent sur lui. Mon identité est singulière et n’est pas réductible à toutes les contraintes, tous les déterminismes qui pèsent sur moi. C’est en cela que je puis les dépasser. C’est dans le for intérieur que naît d’abord la résistance. C’est ce qui me fait l'auteur, le responsable de mes actes.
On remarquera que nous évitons le terme d’introspection, non que nous ne doutions de son importance capitale dans la découverte psychologique – on peut dire que la psychanalyse est née du penchant de Freud à l’introspection ; ce fut d’abord une auto-analyse – mais parce que ce terme renvoie plutôt à une attitude seconde, réfléchie sinon toujours volontaire. Or nous voulons ici insister sur ce fait indiscutable que notre vie psychique intérieure nous est naturellement et immédiatement présente. Même si elle a des profondeurs qui nous échappent la réalité psychique nous est donnée d’emblée.
C’est aussi, semble-t-il, la position de J. Bruner ( »... car la culture ...”).
Pour lui aussi il faut éviter de réduire cet inconscient au biologique ou au sociologique.
Ils ne sont jamais saisis dans leur pureté, mais toujours indirectement – la réalité psychique est mélange.
Entre psychologue de niveaux – de valeurs?- différents peut-être aussi, comme si l'on ne pouvait s’affirmer que par la détermination d'un autre, inférieur ou étranger.
R. Schafer («Un nouveau langage pour la psychanalyse”) reproche au langage de la psychanalyse d’être un peu trop congruent avec le langage archaïque du processus primaire. Et sa critique nous parait en bien des endroits justifiée. Mais il tombe dans le travers contraire. A trop vouloir suivre Ryle et le point de vue de l’analyse du langage, il s’expose, par dogmatisme inverse, à faire disparaitre toute réalité psychologique.
Dira-t-on que c’est à lui de voir, que c’est son problème ? mais quid du sujet découpé en tranches par les différents intervenants, et quid de son identité ?
Mais il est bien vrai aujourd'hui, en tout cas pour certains ethnologues, qu'il est plus rentable, en termes de commerce et d'édition, de jouer sur les deux tableaux en se présentant à la fois comme ethnologue et comme chaman.