Pour une théorie du fonctionnement psychique

Ce que nous voudrions esquisser à présent, c’est une sorte de « théorie » du psychisme. Rien de très nouveau, ni de très subtil sans doute, mais un objet sommaire provisoire, un outillage de pensée qui nous permette de fonctionner jour après jour comme psychologues 464 . Affirmer la réalité psychique c’est un premier pas, mais cela ne suffit pas pour penser la psychologie concrète. Il nous faut comprendre le cas qui est devant nous, dégager une cohérence, il nous faut unifier nos savoirs. Pour cela nous avons besoin de quelque chose comme ce que Freud appelait méta psychologie. Pas une théorie conceptuelle, qui clarifierait les concepts 465 , mais une théorie opératoire, fonctionnelle.

Il y a une centaine d’années, la psychanalyse a mis l'accent sur une réalité psychique inconsciente,  « réalité » par son pouvoir réel de peser sur nos comportements (symptômes névrotiques, lapsus... 466 ) et parce que ça résistait. Pour désigner cette « réalité », un mot s’est répandu dans le langage courant qui est celui de « fantasme ». Or le passage de ce mot dans la langue commune est intéressant à regarder, car il a entraîné un « bougé» instructif. Par ce glissement le fantasme a réussi à englober deux caractères essentiels. Aujourd’hui quand nous parlons entre nous de nos fantasmes, nous signifions quelque chose qui est coupé de la réalité « vraie » et/ou quelque chose qui a rapport avec une réalisation sexuelle mais dont nous en avons par ailleurs effacé le caractère inconscient.

En quoi ce mouvement du fantasme tel que l’entend le psychanalyste, au fantasme comme on en parle dans la rue est-il intéressant ? Il vient nous rappeler qu'il n'y a pas de coupure entre la vie psychique inconsciente et la vie psychique consciente. Freud d’ailleurs ne mettait pas de coupure absolue entre les fantaisies diurnes, les rêveries et les fantasmes inconscients. Ils sont liés et c’est même par l'examen minutieux du réseau de ces liens que Freud parvient à rebours à reconstituer le contenu de l'inconscient. Dans ce travail il fut ainsi amené à construire une théorie de l'appareil psychique expliquant ce fonctionnement. En ce temps de sa réflexion il mit davantage l’accent sur les caractéristiques de ces différentes parties en les distinguant, que sur les lieux de passage où s'articulaient ces instances ou processus, là où s'opèrent ces transformations, ces élaborations. Là les liens se maintiennent en se déformant. Mais il maintint toujours l’idée de la continuité entre fantasme et rêverie consciente.

Aujourd’hui nous en sommes venus à mettre plutôt l‘accent sur les processus de passage, de médiation. Par la rêverie (dans le jeu chez l'enfant) s'effectue un apprivoisement des fantasmes inconscients. La rêverie ouvre à un travail de médiation et de dégagement, qui peut aller jusqu'à produire des opérations intellectuelles très épurées. 467 Nous connaissons le rôle de la rêverie maternelle, et la fonction médiatrice de son appareil psychique. 468 On se penche sur le travail du Préconscient. Encore un pas et l’on osera peut-être réhabiliter le Moi. N’est-il pas le grand médiateur ? 469

Freud caractérisait le conscient et l'inconscient, dans sa première topique par des modes différents de fonctionnement psychique, primaire et secondaire. Rappelons les caractéristiques propres à ces deux modes de fonctionnement, avant de nous interroger dans un deuxième temps sur ce qui les réunit. Comme nous l'avons déjà remarqué précédemment c'est dans la reconnaissance de ce qui lie le fantasme brut aux théories les plus formelles, en passant par la rêverie, que nous pouvons penser le psychisme 470 . Le processus primaire qui est le mode de fonctionnement de l'inconscient est caractérisé selon Freud par : le besoin de décharge et de satisfaction immédiate, le mépris de la réalité, l'hallucination de l'objet de satisfaction, le saut d'une représentation à l'autre selon les mécanismes du déplacement et de la condensation, la méconnaissance des relations temporelles et de la logique. Le processus secondaire qui caractérise le système préconscient- conscient, obéit au principe de réalité, à la logique et à la cohérence ; l'énergie qui y circule y est liée et la satisfaction est ajournée. Ce fonctionnement secondaire passe au moi dans la deuxième topique avec le système préconscient-conscient. Mais en même temps le moi devient aussi l'agent d'opérations inconscientes. Le moi se retrouve ainsi le lieu stratégique où se rencontrent deux types de fonctionnement, où ils peuvent se lier ou s'opposer.

Ils ne sont d’ailleurs pas si dissemblables. On distingue processus primaire et processus secondaire comme s'ils étaient coupés l’un de l’autre, comme si on les découvrait tels. En réalité, sauf exception, nous ne sommes jamais confrontés à un fonctionnement primaire ou secondaire pur 471 . D’autre part l'opposition telle qu’on la marque entre un processus primaire chaotique et une pensée secondaire rationalisée est peut-être bien caricaturale. Il y a peut-être plus d'ordre qu'on ne le dit dans le fonctionnement primaire 472 comme il y en a dans le fantasme. De même il est douteux le primaire soit de l'archaïque fixé chronologiquement, coupé de l’influence du temps. Il est donc réducteur d’opposer, comme on a parfois tendance à le faire, processus primaire et processus secondaire. Il faut relativiser cette coupure. Nous avons déjà dit que la psychanalyse a été attentive surtout en ces débuts à ce que le processus primaire provoque de surgissements inattendus au sein de notre pensée. Fascinée par ces différences, la psychanalyse a laissé ainsi à la psychologie cognitive toute l'étude de la secondarisation ( comme si elle allait de soi, si nous la connaissions). 473

Notes
464.

Il ne s’agit pas simplement de se rassurer narcissiquement. Car c’est aussi de l’autre sujet qu’il s’agit.

465.

C’est ainsi que nous parlerons assez indifféremment de psychisme, de mental, d’esprit. Et pourquoi pas d’âme ? L’intérêt de parler d’âme serait de mettre en avant le caractère nécessairement éthique de notre théorie, si parler d’âme plutôt que de mental, nous évitait d’oublier que l’autre à droit à son intimité, à son autonomie, à sa responsabilité, qu’il est une personne, pas seulement un inconscient, ou un dispositif de traitement de l’information. Sur ces questions de vocabulaire, je serais assez d’accord avec ce que disait B. Bettelheim dans son » Freud et l’âme humaine », y compris d’ailleurs avec sa critique du vocabulaire de l’Ego-psychology. Quant au terme de mental, utilisé par E. Schmid-Kitsikis, s’il offre l’intérêt, dans une optique d’unification, d’être utilisé aussi bien par les psychanalystes que par les cognitivistes (quelqu’un comme J.F. Richard réserve même le qualificatif de « mentales » aux activités cognitives supérieures, top-down, non-modulaires, qu’elles soient conscientes ou inconscientes –cf. son livre sur « Les activités mentales »- 1990) il marque trop un ralliement et un abandon de psyche.

466.

« Les symptômes névrotiques ne se relient pas directement à des événements réels mais à des fantasmes de désir ; pour la névrose, la réalité psychique a plus d'importance que la matérielle ». Lettre à Fliess du 21-09-1897 (1973, p.190-193).

467.

Ce travail d'élaborations alimente la création littéraire dont le caractère fictionel est évident, mais aussi des réflexions plus abstraites –penser à Descartes- ou des créations scientifiques -voir les deux livres de G. Holton sur «L'imagination scientifique », Gallimard, 1981, et «L'invention scientifique », P.U.F.,1982.

468.

Voir Winnicott, et aussi Kreisler et Marty.

469.

Encore un mot. Après le temps des coupures, vient le temps des liens. Après le temps des analyses, vient le temps de la synthèse. Il est frappant qu'on mette aujourd'hui plus qu'avant l'accent sur ce qui réunit plutôt que sur ce qui différencie les éléments et processus psychiques. Par exemple on opposait hier processus primaire et processus secondaire. Et pourtant même M. Klein souligna la fonction d'organisation et d'humanisation des fantasmes. Dans un livre récent, M. Perron-Borelli, met l’accent sur la continuité de cette psychisation :” il va de soi que cette « matrice originelle » (du fantasme) où s'instaurent les fondements de l'organisation psychique, ne concerne pas seulement la formation des fantasmes. Plus généralement elle engage toute l'organisation du moi et l'installation de mécanismes de défense par lesquels ce dernier devient capable de contrôler et de gérer les forces pulsionelles primitives. C'est par là que se constitue un appareil psychique relativement autonome”(«Les fantasmes”, PUF, 2001, p.73).

470.

L’important d’ailleurs n’étant pas que nous pensions le psychisme, mais qu’ainsi nous puissions aider les autres à se penser, non seulement se comprendre, mais se vouloir aussi.

471.

Même pas le psychanalyste en son cabinet.

472.

C’est ce que dit Ehrenzweig, sur lequel nous allons revenir. Paradoxalement c’est M. Klein qui quoique ne se préoccupant que du vécu fantasmatique, en a mis en évidence les aspects structurants, «pré-secondaires”.

473.

Piaget par exemple qui s'est consacré à l'évolution des fonctionnement secondaires a montré qu’il y avait beaucoup à y découvrir.