Retour vers la psychologie du Moi

Pour que l’appareil psychique fonctionne, il y faut des systèmes d’articulation et des lieux de transition. Freud a eu à les penser. Il a ainsi fait d’abord du préconscient ce système intermédiaire entre l’Inconscient et la Conscience, signifiant ainsi qu’on ne peut les séparer, qu’on ne peut les comprendre sans les lier 474 . Lorsqu’il a dû reconfigurer son modèle du psychisme, il a confié ce rôle de médiateur, en en renforçant le caractère régulateur, au Moi.

Le Moi est poreux dit M. Serres. Il n’est pas une forteresse 475 . Il est un médiateur, un diplomate, et même un peu plus que cela. Il est contrebandier, il trouve les passages. Il est entremetteur, il permet les rencontres. Il est tisserand, il tisse et coud le réel et l'imaginaire, le proche et le lointain, la présence et l'absence ( le ça et la réalité, l'affectif et le cognitif, la personnalisation et la socialisation,...). De ce fait la psychologie du Moi est donc bien le domaine où peuvent se nouer les apports des différentes psychologies, de la psychanalyse aux psychologies « à visée scientifique » (psychologie différentielle, psychologie génétique, psychologie « cognitive » même ).

Il y a un grand malentendu à propos de l'autonomie du moi. On fait comme si parler de l'autonomie du moi c'était vouloir le couper des sources pulsionnelles. Comme si l'Ego Psychology avait affirmé qu'être autonome c'est échapper à leurs contraintes, et en même temps qu'être adapté c'est se plier aux normes sociales existantes. En réalité, quand elle parle des parties autonomes du moi, l'Ego Psychology affirme simplement la nécessité d’un contact précoce du moi avec la réalité, ce dont on a vérifié l’existence aujourd'hui, mais que déjà M. Klein affirmait 476 . Quant à l’affirmation de l’autonomie elle n’avait d’autre objet que de contrebalancer l’idée que l’inconscient, et son fonctionnement primaire, régiraient tout, même dans les fonctionnements non pathologiques. Il s'agissait donc d'une autonomie relative, plutôt d'ailleurs d'un processus en mouvement. Tel est le sens de la « neutralisation » des pulsions. Ce processus de neutralisation et d'autonomisation du moi apparaît d'une telle évidence à tous les observateurs du développement enfantin, qu'on se demande comment cela n'a pu être entendu. Sans doute les mots de développement et d’observation de l’enfant étaient-ils insupportables à une psychanalyse, qui voulait avant tout se couper de toute psychologie - nous y reviendrons- 477 .

La psychologie du Moi n’a pas pour autant sous-estimé l’importance de l’inconscient - ou du ça- dans les fonctionnements psychiques élaborés. Un des premiers psychanalystes à souligner le rôle de l'inconscient et des processus régressifs dans la création intellectuelle et artistique, fut d’ailleurs l'un des trois mousquetaires de l'Ego psychology, Ernst Kris 478 . La régression au service du moi, dans un mouvement d'oscillations entre des moments de laisser-aller - on pourrait dire « associatif » - où on laisse sa pensée vagabonder, et le processus primaire affleurer, et des moments de contrôle où l’on élabore ces bribes de pensée en y mettant de la cohérence, est pour lui le processus essentiel à la création, en œuvre aussi bien dans les créations intellectuelles les plus élevées, que lorsqu'il s'agit simplement de produire de la nouveauté pour résoudre un conflit, dépasser un dilemme ou une crise, recréer du sens. C'est dans la régression du moi, dans le retour aux profondeurs que le moi va chercher des ressources pour créer, changer. Mais s'il faut descendre aux enfers, il faut aussi pouvoir en revenir. Tous les poètes et les créateurs le savent 479 . Pas plus qu'il ne peut y avoir de fonction créatrice dans un moi coupé de ses sources pulsionnelles par une trop grande rigidité défensive, pas plus, si la pulsion devient trop pressante dans sa mécanique la plus primitive, au point de faire exploser toute possibilité de la contenir, il ne peut y avoir de création. La pensée, pour vivre, a besoin de jouer dans cette sorte d'entre-deux 480 . Cette idée est ancienne, il faut pourtant toujours la rappeler.

Ouvrons une parenthèse sur un autre processus où ces mouvements se vérifient, l’humour, signe d’ailleurs de santé psychique. L’humour permet de continuer à penser face à une réalité douloureuse (ainsi Freud face à son cancer). Il peut être un instrument de résilience (voir plus loin) comme le jeu ou la fantaisie. Et bien l’humour est aussi un processus de passage et d’aller et retour. C’est une façon créative –non rigide comme dans le cas d’un mécanisme de défense devenu rigide et compulsif – de se dégager d’une tension. L’humour suppose la rencontre de deux niveaux, il mobilise condensation primaire et secondarisation. Il vient servir le Moi ( pensons au mot d’esprit du condamné à mort). L’humour opère dans un processus de passage, un aller- retour qui s’apparente à ce que vient de nous décrire E. Kris pour la création artistique. 481

Un point de vue psychanalytique moderne sur la création artistique contemporaine, mais tout à fait cohérent avec les orientations données par E. Kris 482 , se trouve dans le livre d’Anton Ehrenzweig sur ‘«’ ‘  L'ordre caché de l'art. Essai sur la psychologie de l'imagination artistique »’ (1967). En voici quelques lignes significatives, pages 321-322 de la traduction française : ‘«’ ‘  bien loin d'être indépendant du ça, la perception du moi est donc constamment à la disposition des besoins symboliques du ça. Mais le moi n'est certainement pas à la merci du ça (…) Le moi, de son propre accord, et dans cette mesure en toute autonomie, se décompose pour fournir les structures sérielles nouvelles pour pourvoir à la fois ses propres tâches créatrices dans le monde extérieur et à la symbolisation de la fantasmatique interne du ça ». ’Nous n'avons la place ici pour étudier de manière détaillée les différences existant entre les positions de E. Kris et d’A. Erhenzweig. Disons qu’A. Erhenzweig, met en avant le rôle du moi mais refuse de parler de régression. Il préfère parler d’une différenciation du moi grâce à laquelle il va pouvoir entrer en correspondance avec l’ » ordre caché du ça ». L’originalité de A. Erhenzweig tient en effet à deux choses : d'une part d'affirmer la présence d'un ordre caché dans le processus primaire ; et d'autre part de présenter le procédé dont va user le moi, pour visiter cet ordre, comme un scanning, un balayage. 483 Mais qu’il s’agisse de régression ou de décomposition, l’important me semble-t-il à souligner c’est que la création repose dans ces processus de rencontres et d’échanges entre moi et ça, entre primaire et secondaire 484 . Et cela les psychanalystes du Moi ne l’ont jamais oublié, bien au contraire.

Ainsi celui (c’est du psychologue qu’il s’agit) qui veut comprendre le fonctionnement mental vivant, où celui qui face à une pensée rigidifiée veut en relancer le mouvement doit considérer d’abord le Moi et la mobilité de ses fonctionnements.

E. Schmid-Kitsikis dans un ouvrage sur le fonctionnement mental (1985) résume très bien de quoi il s’agit en définissant successivement ce qu’un psychologue doit entendre par mental et par fonctionnement. Page 16, ‘«’ ‘ le terme de mental suggère l'idée d'un centre de fonctionnement où s'élaborent et s'articulent grâce aux processus d'investissements pulsionnels les différents types et niveaux de représentation. Ce centre de fonctionnement constitue la matrice de la créativité humaine ’». Et elle poursuit à la page 17, ‘«’ ‘  L’idée de fonctionnement suggère au niveau de l'individu une certaine activité de ’ ‘«’ ‘ travail » de nature soit consciente, soit pré-consciente, soit encore inconsciente, mobilisant une certaine quantité d'énergie pulsionnelle dont les représentations doivent créer des liens avec les affects et les objets d'investissements au sens large (interne et/ou externe), si elles veulent acquérir des caractères différenciés et dynamiques et créer des liens entre elles. De sorte que le concept de fonctionnement mental englobe à l'intérieur d'une même description et d'une même explication les pôles émotionnel et cognitif du développement psychologique de l'individu »’.

Pour nous, la mobilité du moi est au centre de ce fonctionnement. Nous ne pouvons développer plus longuement sur ce point. Nous aurons l’occasion d’y revenir dans la troisième partie où nous aborderons les fonctionnements mentaux concrets de sujets particuliers. Arrivés ici, nous voulions présenter ce point de vue qui ouvre une perspective unifiante au travail du psychologue. Rappelons cependant que cette théorie, d’ailleurs implicite, naturelle à la plupart des psychologues qui ne se sont pas réfugiés dans l’un des réductionnismes que nous avons dénoncés, a surtout une valeur opératoire. Elle permet au psychologue lui-même de se penser et de penser, d’aider ainsi l’autre à le faire.

Notes
474.

On nous objectera à juste raison que nous faisons peu de cas de la censure. C’est que nous n’aimons pas les frontières, nous préférons les passages, les mouvements, les processus. On bloque sa pensée à ne voir les rapports entre instances qu’en terme de frontières.

475.

C’est quand il est malade qu’il se protège en coupant les liens, en refusant de rien savoir. Et même encore il laisse toujours passer quelque marchandise de contrebande.

476.

Ce qui a compliqué les choses c’est que l’ego-psychology a en même temps voulu maintenir l’hypothèse d’un stade indifférencié, faire d’une métaphore pour penser une mythique symbiose mère-enfant, une réalité. Mais ce n’est pas sur ce point qu’a porté la critique.

477.

Juste une remarque encore sur la connotation négative qui semble marquer chez nous le terme d’adaptation. Refuse-t-on les mots d’adaptation et d’autonomisation pour caractériser l’évolution des espèces? Comment parler de l’apparition du métabolisme à sang chaud, ou du développement du psychisme depuis le poisson jusqu’aux mammifères, sans en faire ressortir la valeur adaptative par la capacité accrue d’autonomie qu’ils ont procurée. L’adaptation ce n’est pas le conformisme. Et en parlant du développement de l’homme, les mots d’adaptation et d’autonomie serait condamnés ?

478.

Il connaissait bien les milieux artistiques, d’abord comme critique d’art, conservateur au musée de Vienne, condisciple et collaborateur de Gombrich. Notez qu’à New-York (135 Central Park West) son épouse Marianne, née Rie (famille trés liée à Freud qui appelait Marianne «ma fille”), fut l’analyste de M. Monroe, sur les conseils d’Anna Freud. Elle en fut aussi la principale héritière et légua ces fonds à la Tavistock Clinic.

479.

Ils savent que c’est dans une oscillation entre fonctionnement dyonisiaque, et fonctionnement apollinien, entre la plongée dans l'imaginaire et la remontée vers la raison que repose la clé de la création.Ils l’ont parfois supporté dans leur chair.On sait la fascination que le second Faust exerça sur Nerval, en particulier le royaume des Mères, ce lieu hors du temps où tout est conservé, ce lieu leibnizien où toutes les résonances se perpétuent (Goethe avait retenu de Leibniz que les monades sont imaltérables et immortelles).

480.

A la source de ces échecs certaines écoles psychanalytiques ont mis en avant l'insuffisance du Préconscient. Une façon de souligner encore que le fonctionnement psychique ne peut s'établir que dans les lieux de passage et de médiation. Il n’est pas étonnant que ce soit les psychanalystes qui se préoccupait de l’articulation psycho-somatique qui aient rappelé leur rôle.

481.

C’est au niveau préconscient que l’opération se passe. Citons Freud sur le mot d’esprit (1905) «Une pensée préconsciente est confiée momentanément au traitement inconscient, ce qui résulte de ce traitement est aussitôt récupéré par la perception consciente”, p. 275 de l’éd. de poche. Sur l’humour comme travail psychique créateur, voir la «Revue française des psychanalyse”, 4, 1973, notamment Bergeret, Cosnier, et Major.

482.

Contrairement à ce que dit J. F. Lyotard dans sa préface.

483.

Ce qui donne une grande modernité à ces analyses, une grande force métaphorique. C’est l’image du scanning que retient par exemple un chercheur en neuro-sciences comme R. Llinas pour expliquer les liages par lesquels nous – Llinas dirait nos cerveaux- mettons de la cohérence dans notre pensée du monde. La conscience serait ce liage.( Nous disons pour notre part que c’est le moi qui assure ce travail de liage).

484.

L’endormissement est un des moments de régression et de rencontre entre ces deux fonctionnements, propice à la pensée métaphorique. Sur ce point voir dans la revue Critique (numéro spécial «Rêve, sommeil,fatigue”, 603-604, Août-Septembre 1997) l’article sur le livre de J. Risset «Puissances du sommeil”: « Certains, dont Freud, ont jeté des ponts entre l'onirique et le discursif; mais elle, obstinément, associe sommeil et livre, attentive à l'enfantine complicité entre l'endormissement et la lecture”p. 657, nous dit Yves Hersant («Au royaume d’Hypnos”). Tous les lecteurs connaissent ces états «hypnoïdes” d’entre-deux. Dans le même ordre d’idées, la fatigue aussi est productrice de ces passages, comme l’a lu G.A. Goldschmidt dans l’ouvrage de P. Handke sur «La fatigue”. Dans le soufisme iranien c’est aussi l’état d’entre deux, de rêve éveillé, qui ouvre la porte aux «visitations”.