La « force » du Moi. Note sur la résilience.

Tout un courant de la pensée psychologique contemporaine conduit à réhabiliter le moi et ses capacités à faire face. Ces recherches devraient nous conduire à réactiver le programme de l’Ego-psychology. Ainsi des discours qui mettent en avant la capacité du moi à résister, comme ceux qui se développent aujourd'hui autour de la notion de résilience ou sur l'estime de soi 516 . Les discours dominants dans les années 60-70 renforçaient cette idée que nous sommes fatalement contrôlés par des forces extérieures. On peut expliquer le succès de ce type de discours auprès de sujets souffrant psychologiquement, par le fait qu’ils apaisaient leur profond sentiment de responsabilité et de culpabilité, en renvoyant toujours la cause –et la faute- de leurs actes à quelque tyrannie extérieure, un destin familial, une Loi inconsciente. Déculpabilisant le sujet, ces discours de rabaissement du moi ont paradoxalement un effet thérapeutique narcissisant. Ils contribuent à restaurer une certaine estime de soi. Cet effet qui explique leur succés. En rabaissant le moi, ils le soulagent d’un trop lourd fardeau. Les moralistes du XVIIème l’auraient déjà pu expliquer.

Cependant, ces discours ont eu aussi, hors du cadre thérapeutique et pour les gens ordinaires, des conséquences négatives. En dénonçant toujours un Autre comme auteur de nos actes, en défendant une théorie du soupçon généralisé, ils allégeaient de façon utile la culpabilité du névrotique 517 mais ils conduisaient aussi à déresponsabiliser tout le monde. Je me rappelle de l'effet du discours ‘«’ ‘ bourdivin’ » dans les Ecoles Normales des années 1970 ( L’école ne peut rien, le destin social des élèves est tracé à l’avance) dont le seul résultat fut de démobiliser les futurs instituteurs et de les amener à baisser les bras (du moins les plus idéologues d’entre eux). Munis par les professeurs de psychopédagogie des bréviaires philosophiques en vogue 518 , ils furent souvent conduits à adopter une attitude éducative franchement abstentionniste ( allant souvent de pair en compensation avec un engagement politique maximaliste). 519

Les esprits semblent en train de changer. Ainsi les travaux sur la résilience, et leur présentation efficace par un B. Cyrulnick (‘«’ ‘ Un merveilleux malheur ’», O. Jacob, 1999), sont heureusement venus rappeler à chacun qu’il n’y a pas de destin fatal puisque certains enfants confrontés à des conditions de développement particulièrement contraignantes et difficiles, s'en sortent malgré tout. Ces recherches ont mis en évidence par exemple que seule une faible proportion d'enfants à risque deviennent délinquants ou maltraitants, relativisant ainsi la valeur d'une soi-disant loi de transmission transgénérationnelle. 520 Les études rétrospectives nous trompent : on trouve presque toujours dans les antécédents d'un enfant maltraitant, des parents maltraitants. Mais si on suit le chemin inverse, partant des enfants maltraités, on découvre que peu d'entre eux deviennent eux-mêmes des parents maltraitants. Voilà qui remet en cause la portée des discours sociologisants fatalistes. Le succès du concept de résilience, conduit heureusement les psychologues, à se rappeler ce principe thérapeutique de base que pour aider vraiment quelqu'un à s’en sortir, il faut d'abord être capable de le voir comme une personne susceptible de changer et donc non entièrement déterminé, « ligoté » par son passé.

Les histoires d'enfants résilients nous font découvrir ce qui leur a permis d’échapper à leur destin. Souvent une rencontre. Quelqu'un d'autre qui les acceptait comme ils étaient 521 , qui les écoutait, un éducateur, un autre jeune, quelqu'un qui n'avait pas été nécessairement formé professionnellement mais qui était foncièrement animé d’une attitude d'accueil et d’écoute. Toujours une possibilité d'ouvrir un espace, d'écarter les feuillets entre les plans de la réalité. Il est intéressant de rapprocher les mécanismes psychologiques qui sous-tendent la résilience, de ce que nous a appris la psychanalyse sur le fonctionnement du moi face aux tyrannies internes et externes. Sous un autre nom, ce sont les mécanismes même qui font la force du moi en lui permettant une certaine liberté. Ceux qui ont étudié les enfants résilients soulignent le rôle du jeu, de la rêverie, de l’humour, toutes ces fonctions psychologiques qui reposent sur une prise de distance vis-à-vis de la réalité traumatisante.

Pour s'évader du bruit et de la fureur, un des comportements auquel les enfants ont le plus souvent recours est la rêverie diurne dont beaucoup de psychanalystes soulignaient déjà le rôle protecteur, - Freud n’avait développé que ses aspects négatifs-. La rêverie diurne est dans les situations extrêmes un efficace moyen de se protéger (pensez seulement à une famille nombreuse, avec un parent malade vivant, dans une ou deux pièces 522 ), et même dans des situations moins difficiles, elle n'est pas seulement un automatisme compulsif, elle est une activité normale nécessaire à la santé psychologique (voir ce que nous disions plus haut sur les interfaces). Allons au-delà de la rêverie. Nous avons tendance à n’envisager les mécanismes de défense que dans leurs aspects compulsifs. Toujours pour la raison que la psychanalyse, à ses débuts s’occupant essentiellement de pathologies, les a découverts d’abord sous ces aspects. Or les mécanismes de défense témoignent d'un fonctionnement psychique réactif, donc d’une capacité à fonctionner psychiquement. Même le déni, opération défensive jugée comme extrêmement archaïque a son utilité. Dans des situations extrêmes, tout individu peut recourir au déni dans un premier temps. Il s'agit d'assurer la survie psychique en neutralisant une partie de la réalité et en anesthésiant une partie du moi. 523 La résilience se construit sur la capacité du sujet de mettre en oeuvre tous ces mécanismes de défense. On n’en voyait que les aspects négatifs, mais leur premier effet est qu'ils permettent de mettre de la distance, puis d'ouvrir un espace de pensée. Et quel que soit le mécanisme utilisé, 524 l'important est ensuite qu'il soit utilisé de manière de plus en plus souple. Daniel Lagache, pour signifier cela, distinguait les mécanismes de défense et les mécanismes de dégagement (à la suite de Bibring). Une telle séparation est cependant artificielle. Tous ces mécanismes ont leur utilité et leur place dans le fonctionnement normal ; ils ne deviennent pathologiques que lorsqu’ils bloquent ce fonctionnement psychique de manière rigide et sur une trop longue durée.

Tout ceci nous conduit à lier la résilience, dont on semble reconnaître à présent l’existence, à la force du moi qui reste encore marqué d’infamie, -au même titre d'ailleurs que la notion d'adaptation- ; et espérer ainsi réhabiliter l’une à la faveur de la grâce dont bénéficie l’autre. La résilience comme la force du moi s'établissent sur l'utilisation de mécanismes de défense ou de dégagement, elle implique aussi une certaine estime de soi. Mais là aussi on doit éviter de réduire l’estime de soi avec l’idéalisation compulsive du moi (moi idéal, moi tout puissant). Amour-propre n’égale pas toute-puissance 525 , de même que « moi fort » n'a jamais signifié contrôle rigide. L’estime de soi – ou l’amour propre - n'est pas simplement une image aliénante, car elle a un effet dynamisant. Un développement réussit lorsque imagination de soi et réalisation de soi se confortent et s'enrichissent à travers des actions et des oeuvres.

Notes
516.

Et aussi, moins directement, les recherches sur l’internalité.

517.

Il serait très utile d’analyser leur effet sur le fonctionnement paranoïaque, qu’ils renforcent.

518.

Les professeurs de psychopédagogie des Ecoles normales étaient recrutés parmi les professeurs de philosophie. Seules les Ecoles Normales Nationales d’Apprentissage formant les enseignants du technique se sont préoccupées d’un recrutement spécifique. Le fait que l’enseignement de la psychologie de l’enfant et de la pédagogie ait été confié à des philosophes vient de ce que les Ecoles Normales, transformées plus tard en I.U.F.M., avaient pour tâche jusqu’alors de préparer au baccalauréat.

519.

C’est une des raisons qui expliquent le reflux de l’ascencion sociale par l’école ( exemple de l’effet auto-réalisateur de ce type de prophétie sociologique). Sur ce point on lira avec profit les travaux de R. Boudon (« L’inégalité des chances”, 1973)

520.

Il n’y en a plus que pour les secrets de famille, version à la mode de la théorie de la dégénérescence. Nous ne nions pas qu’ils puissent peser dans certaines vies, mais faut-il que chacun se trouve embarqué, forcé et contraint d’endosser la faute du grand-père.

521.

Pour éviter toute mauvaise interprétation, précisons ici que pour nous accepter l'autre ne veut pas dire accepter n'importe lequel de ses comportements. Accepter n'importe quoi de sa part, c’est lui montrer qu'il nous est indifférent et qu'on ne croit pas qu'il puisse construire seul ou avec nous un projet positif de changement. Avoir un projet c'est engager sa responsabilité. Souvent la résistance à l’adversité s'est construite sur un projet modeste : s'occuper d'une plante, d'un animal. Proposer un projet, c'est considérer l'autre comme responsable. Cela ne suffit pas, mais c'est une condition première, le respect élémentaire, sur quoi peut se construire la relation.

522.

C'est une situation que quelqu'un de très proche a vécu. Lui se réfugiait dans les W.C. qui se trouvaient à l’extérieur, et se plongeait dans la lecture de n’importe quoi, depuis les fragments de journaux réservés à un usage « hygiénique », jusqu’aux petits classiques Hatiers, de couverture rose je crois, récupérés dans un grenier, « Les Brigands de Schiller”, « Mes prisons » de Sivio Pellico, ou encore « La Jerusalem délivrée » du Tasse... On ne parlera jamais assez du rôle protecteur pour leur santé psychique qu’ont pu jouer ces « casitas » pour de nombreux enfants.

523.

Notons au passage que dans ces moment-là, pour certains sujets, l’intervention d'une de ces cellules psychologiques qu’on requiert en toute occasion peut apparaître vraiment comme dangereusement intrusive.

524.

Il y a sans doute dans la résilience un processus d’auto-étayage permettant de lutter contre la dépression. R. Roussillon rapprochant l’auto-étayage de l’auto-cure de Masud Khan a mis en valeur son rôle dans la création. La création est aussi une forme d’auto-cure par étayage sur sur un nouvel objet idéal, une oeuvre (Remarquez que cette oeuvre peut être un nouveau récit de soi. Ce peut-être aussi l’oeuvre d’art extérieure que j’investis; par exemple pour moi l’air de la comtesse dans «Le Nozze di Figaro”, acte III, scène VIII).

525.

Ce qui s’oppose à l’aliénation pour les grecs (allotriosis), c’est justement l’amour de soi (oikeiosis). Sans estime de soi comment résister ?