Remarque complémentaire sur la psychologie du moi et la psychologie génétique.

Comme de dit B. Cramer dans un article 526 , ‘«’ ‘  l'observation directe a été considérée dans les cercles francophones comme l'un des symptômes de la psychanalyse américaine »’. Les psychanalystes de l’ego-psychology étaient en effet conduits à mettre en évidence, notamment par une observation directe, divers aspects du développement du moi chez l’enfant. On n’était plus là dans le cadre de la cure d’adultes. Comme le disait A. Freud : ‘«’ ‘ Chez l'adulte nous sommes avant tout confrontés au poids des fixations et des régressions que le mouvement du transfert nous permet d'extérioriser; chez l'enfant nous pouvons tenir compte d'une puissante tendance au développement qui conduit le sujet à développer de nouvelles solutions, de nouvelles exigences, et de nouveaux intérêts »’ 527 . Le moi de l’enfant se développe, on ne peut le nier, ni refuser d’en voir les effets. Notamment le rôle du développement cognitif dans l’étayage du moi. Mieux comprendre le monde, être capable de se décentrer, donne au moi plus de facilité pour gérer les tensions externes et internes. On admettra qu’avoir une meilleure notion du temps fournit sans doute plus de facilité au moi pour accueillir et canaliser des poussées pulsionnelles, et impose moins le recours au déni ou au refoulement. On conviendra aussi que toutes choses égales par ailleurs, la culture, la connaissance des oeuvres, fournissent ces opportunités de liens, ces occasions de résonances, qui permettent de maintenir un fonctionnement psychique suffisamment souple. Tout cela qui participe à la construction du moi peut s’observer facilement, alors que ce qui est de l’ordre du pulsionnel s’enfouit dans l’inconscient et ne peut plus qu’être saisi indirectement. 528

Ce que soulignait l’ego-psychologie c’est que le développement cognitif a ses propres ressources de développement. On s’était beaucoup occupé jusque là de l’inconscient, du processus primaire, et de leur rôle dans le fonctionnement psychique, parce que l’on partait de fonctionnements pathologiques, observaient-ils. Pour ces psychanalystes du moi, si l’on voulait comprendre le fonctionnement psychique normal, comment il était possible que le moi se dégage des pressions archaïques, il fallait prendre en compte d’autres forces, et aller voir dans les territoires voisins ce que disaient d’autres psychologues. Ne pas essayer de les réduire. De leur coté, d’autres psychologues non psychanalystes étaient prêts à faire un pas si se présentait un espace de rencontre. C’est ainsi qu’un J. Piaget, évident défenseur de l’indépendance de la psychologie, mais ouvert aux échanges constructifs, refusant les tendances réductrices de la psychanalyse 529 alors qu’il était lui-même en train de mettre en évidence la constructivité propre au fonctionnement mental, salua dans l’avènement de la psychologie du moi, la promesse d'un retour à une maison commune. On peut relire sur ce point ces lignes de son ouvrage : ‘«’ ‘ Epistémologie des sciences de l'homme »’ : ‘«’ ‘  l'étape importante qui a suivi et qui a mis un terme à ce réductionnisme intégral est celle de l'affirmation due à Hartmann de l'autonomie du moi, conçu comme un ensemble d'adaptations libres de conflit sexuel. La pensée selon D. Rapaport devient ainsi un système de mécanismes permettant de s'éloigner des sphères de conflit et de ne s'occuper que des conquêtes cognitives : tout travail mental n'est plus sublimation ou mécanismes de défense ’». 530

L’intérêt principal de Piaget pour la question épistémologique et le développement logico-mathématique, le conduisait pour tenter de le sauver de tout relativisme empiriste, à ne mettre en exergue que les aspects auto-constructifs de ce développement 531 , négligeant le rôle des autres facteurs, affectifs, motivationnels, interactionnistes 532 . C’est en quoi ses travaux avaient des limites et appelaient des recherches complémentaires sur le développement. Cela précisé, tout observateur de bonne foi, doit bien reconnaître que le développement logique ou mathématique chez l'enfant, prend de plus en plus d'autonomie par rapport aux pulsions sexuelles. Même s'il nécessite toujours un investissement, réclame un désir, entraîne un plaisir, dont la nature ne s’est peut-être guère éloignée de ces sources –encore qu’il me semble qu’il évolue aussi-. L'implication logique, sauf dans les fonctionnements pathologiques, prend heureusement ses distances avec la simple association du processus primaire. Nous ne savons pas ce que la conjoncture de Goldbach ou les Alephs de Cantor doivent à l'histoire et aux avatars de la sexualité de leurs auteurs, mais nous pouvons comprendre que ceux-ci ont été menés aussi dans leurs recherches par la force logique de leurs raisonnements 533 . Aujourd'hui d'ailleurs certains psychanalystes remettent en cause l'idée que toute l'énergie qui sert aux constructions mentales soit de nature sexuelle. Pour D. Widlöcher, par exemple, la théorie de la pulsion constitue un verrou épistémologique au développement de la psychanalyse ; l'origine de la force qui impulse le processus mental est à rechercher dans d’autres directions. Quoi qu'il en soit, et quelle que soit la force de la libido sexuelle chez le jeune enfant - telle qu'elle va conditionner parfois toute l'orientation de son développement mental-, il semble bien que tous les liens qui se construisent au long de ce développement tiennent aussi et parfois surtout à d'autres forces. Qu’on se rappelle du débat d’hier sur l'attachement et tout ce qu'il a permis d’ouvrir quant au rôle des interactions précoces.

Ainsi les psychologues du moi se rapprochèrent des autres psychologues. S’intéressant au développement normal, ils sortirent de leur cabinet pour aller observer les enfants réels. Ils pensaient qu’en observant le développement d'un enfant ils en apprendraient plus sur la construction de son appareil psychique. 534 Mais ne serait-ce qu’en s’occupant de traiter des enfants la psychanalyse ne pouvait qu’évoluer. Face à un enfant, un psychanalyste ne peut refuser de considérer ces aspects du développement que sont la neutralisation des pulsions, le développement de la conscience de soi et plus généralement de la décentration, l’autonomisation du moi qui l’accompagne. Un enfant évolue et progresse dans le sens d’une autonomisation croissante. Les concepts de l’Ego-Psychology ne pouvaient pas être aussi facilement rejetés par les psychanalystes d’enfants qu’ils pouvaient l’être par des psychanalystes d’adultes. D’une façon assez générale, nous devons le reconnaître, la coupure que nous combattons entre les différentes psychologies n’a pu y produire des effets aussi outrés.

Notes
526.

«Sur quelques présupposés de l'observation directe de l'enfant », Nouvelle Revue de Psychanalyse, nº 19, printemps 1979, pages 113-129. Dans cet article, pour expliquer le schisme Amérique/France il met l'accent sur la différence de contexte de développement, médical aux USA, intellectuel -artistes et politiques - en France.

527.

«L'enfant dans la psychanalyse”, Paris, Gallimard, 1976, p. 11.

528.

Ainsi chez l’adulte. Un analyste d’adultes, plaçant l’inconscient hors du temps, l’idée de développement est doublement condamnée. S’il est en outre fataliste, il a trois bonne raisons de réprouver toute observation du développement.

529.

Il n'est pas inutile de rappeler qu'il fit une psychanalyse avec Sabrina Spilrein. Voir pour plus de détails, lire l’article de F. Vidal:”Sabina Spielrein, Jean Piaget : chacun pour soi”, «L’Evolution Psychiatrique”, t. 50, 1995, Janvier-Mars, p.97-113 (Au passage merci à R. Catz de m’avoir fourni ces informations).

530.

Idées Gallimard Unesco. Paris 1970. Pages 181-182. 

531.

L'implication logique a sa propre force qui tient selon Piaget à un bouclage de structure.

532.

Dans ce même ouvrage, « Epistémologie des sciences de l'homme », Piaget avoue les limites de son approche à fournir l'explication du fonctionnement particulier de chacun. Il évoque le cas particulier des génies : « c'est une question non résolue que de comprendre comment procède la création scientifique ou artistique (…) le mystère est encore plus grand de saisir ce qui constitue le secret d'un créateur individuel en sa singularité ». (p.223). Mais ce qu'il dit de ces génies, Newton, Bach et Rembrandt, pourrait a minima s'appliquer à chacun d’entre nous, car tout fonctionnement créatif individuel, à quelque niveau que se situe la création, en tant qu'il est individuel, échappe à l'analyse structurale (comment parlerait-on de création sinon ?).

533.

Nous savons déjà abordé le problème de la différence de contexte entre ce qu’est le contexte –psychologique- de la recherche et de la découverte, avec tout ce qui peut l'animer et qui est de l'ordre du désir et de l'émotion, et le contexte –logique- de la justification. Evidemment au long du processus de recherche les deux sont mêlés. C’est un des aspects de la façon dont se nouent –puis se dénouent- primaire et secondaire. Le moi joue ici le rôle essentiel par sa capacité à nouer et dénouer ces liens. Il n’est «fort” et «autonome” que dans cette capacité de travail.

534.

L’observation par un psychanalyste a ses caractéristiques propres, mais qui ne contredisent pas l’observation directe. Elles l’éclairent. « L'observation psychanalytique de l'enfant ne consiste donc pas à confirmer par d'autres méthodes la réalité d'une histoire reconstruite au cours de la cure (...) Ce qu'elle a en propre, c'est l'attention portée aux articulations inconscientes de l'activité mentales, et comme Anna Freud l'a bien montré ces articulations sont accessibles à l'observation directe de l'enfant » (Widlöcher 1979, p. 73 et 75). Malheureusement cette observation clinique, du fait des limites mêmes de l’observation peut entraîner des erreurs. Ainsi c’est parce que l’on n’avait pas les moyens d’observation que nous avons aujourd’hui, que le postulat d’un autisme primaire du bébé a été maintenu par les tenants de l’ego-psychology alors même qu’il était en contradiction avec leur besoin d’appareils innés du moi