Conclusion de la 1ère partie

« Non certes, celui qui donne ses réponses dans le temple de Delphes n'est pas Apollon, dieu de la lumière et génie de l'esprit conscient 535 . C'est le dragon Python, celui qui, frappé par Apollon, gît sous terre et, de là, par une brèche du rocher, envoie des vapeurs empoisonnées, capable de frapper de stupeur sa servante la Pythie et de lui souffler des énigmes ; assurément, le prêtre d'Apollon arrange ensuite ces énigmes pour leur donner un sens, mais un sens qui n'est jamais assez achevé pour atteindre à une clarté sans équivoque. Python, c'est-à-dire le subconscient, à qui seul l'homme de la magie attribue pouvoir sur le destin. (...) Le magicien, l'homme assoiffé de signes, fait bon marché de son moi autonome, de son moi rationnellement pensant et voulant, pour l'échanger contre un savoir qui lui est entièrement donné du dehors, sans qu'il y participe en rien, contre un savoir extérieur, né des ténèbres et du clair-obscur. C'est ce qu'indiquent ces paroles de Méphistophélès : ‘«’ ‘ Il suffit que tu méprises raison et science, la plus haute puissance de l'homme, pour que déjà tu sois entièrement mien. ’» 536

Il y eut des hommes pour faire bon marché de leur moi autonome, haïssant assez leur moi rationnellement pensant et voulant, pour l'échanger contre des prophéties asservissantes. Des discours pythiques pour les uns 537 , des Théories pures pour les autres 538 . La Théorie, quand elle déroule sa négativité en se coupant du monde réel, est aussi folle et aliénante. Parfois elle aussi ne parle plus que par énigmes. 539

Parce qu’ils rejetaient le monde concret, ce monde intermédiaire boueux, douteux, qu’ils ne voulaient pas s’y salir les mains, ils refusaient de laisser aucune place dans la pensée, et la conduite des hommes, aux compromis, aux transactions, au sens commun. La vie, la vie concrète, est pourtant tissée de ces liens. Pas plus que du «Moi”, un louche intermédiaire qui les rappelait au poids du réel, ils ne voulaient entendre parler de la psychologie, ce savoir incertain, et même trompeur ( philosophie sans rigueur, éthique sans exigence, médecine sans contrôle ). Ils ne lui accordaient aucune place, aucun territoire d’exercice.

Aujourd’hui, d’autres nous proposent encore de réduire ou d’éliminer le psychique. Ils nous annoncent que bientôt on ne parlera plus que de traitement de l’information, ou de populations neuronales. Certains prophétisent que la psychologie naturelle, et ses mots à elle, «j’aime, j’imagine, je crois, je veux,” devront abandonner la place, et qu’avec elle s’effaceront les intentions qui supportent nos échanges et sont à la base de notre compréhension inter et intra subjective, et qui nous animent aussi. La mort de l’homme encore annoncée.

Pourtant la psychologie naturelle par lesquelles nous nous comprenons, et le moi, et le sujet pensant, résiste, elle, et même chez eux. C’est bien par elle que nous donnons sens à nos rencontres. C’est bien elle qui est la base de la psychologie clinique où viennent s’intégrer, dans la pratique professionnelle, à l’occasion de rencontres singulières, tous les savoirs mélangés, du sens commun, aux connaissances littéraires 540 ou scientifiques, de la fiction et de la raison. C’est un individu entier que doit trouver le psychologue, pourquoi n’en voudrait-il connaître qu’une partie, ne traitant qu’avec le ça, ou le cerveau- ?

Le psychologue vit d’en l’entre-deux, c’est son territoire. Un peu homme de science, un peu homme de l’art. Il doit être un médiateur, un intercesseur, comme le moi, il lui faut trouver des passages. Il doit être «poreux”, c’est ainsi qu’il peut aider l’autre qui ne veut plus ou ne peut plus penser, pris qu’il est dans les répétitions stériles, dans des discours qui n’ont pas sens pour lui. C’est à cette interface qu’il lui faut se placer pour relancer la vie psychique. Il vient étayer le moi, lui rendant ainsi sa force, c’est-à-dire sa souplesse.

Entre la Pythie et Apollon, entre magie et raison, le psychologue fait son chemin, sans faire «bon marché” du moi. Dans l’empilement des contraintes qui pèsent sur l’homme, il lui faut écarter des feuillets, ouvrir un espace, redonner du sens à une action. Il peut le faire en différentes façons, parfois il lui ouvre un espace de choix, de projet simplement en l’éclairant sur sa situation, parfois en relançant son imagination créatrice.

C’est de sublimation qu’il s’agit. Aujourd’hui certes le terme de sublimation s’est chargé de connotations négatives – autant que la sphère du moi libre de conflit pour beaucoup de psychanalystes -. On feint d’entendre la sublimation, comme un pur fonctionnement normatif, logique, moral 541 , coupé de ses sources affectives, émotionnelles, corporelles, et l’on a beau jeu alors d’en dénoncer le caractère illusoire et aliénant. Pour la condamner, J. Lacan liait la sublimation à la « psychologisation » ou à la « moïsation ».

Nous retournerons l'argument. En effet il n'y a d'espace psychique, donc de psychologie, il n'y a de moi et d'autonomie ou de « sphère libre », que dans la sublimation au sens large, un travail de secondarisation des désirs les plus irruptifs. ‘«’ ‘ Wo es war...’ ‘»’, mais il n’y a pas de fin à ce travail. Aussi mettre en avant la sublimation ou la secondarisation, ce n’est pas dire un état ou imposer un ordre, c’est simplement indiquer une tâche, une direction. Tâche évidente à tout psychologue de l’enfance. Notre travail à nous, psychologues de l’éducation, c’est d’accompagner l’enfant dans son développement, d’aider à son autonomisation progressive, par le dégagement des impulsions les plus pressantes et par la décentration cognitive, de l’ouvrir à une capacité à élaborer psychiquement et à créer. Alors même si le mot est dépassé, si pour l’éviter nous préférons souvent parler de secondarisation, c’est bien d’un processus de sublimation qu’il s’agit dans le développement de l’enfant, comme dans tout développement psychique. Comment caractériser psychologiquement l’auto-analyse de Freud sinon comme un travail de sublimation.

La sublimation ouvre un espace à la liberté de l'homme. L'homme a la possibilité d'agir, de changer, de transformer le monde, malgré les contraintes intérieures et extérieures, les déterminismes de toutes sortes, qui pèsent sur lui. Par son imaginaire, son pouvoir créatif, il se libère. Par sa culture aussi il augmente son espace d’autonomie. C’est un point que Freud n’a pas assez souligné sans doute parce que pour lui cela allait de soi. Comme l’a remarqué plus tard Winnicott, Freud a omis deux choses à propos de la sublimation : ce lien de la sublimation à la culture justement, et puis son lieu psychique. ‘«’ ‘  Freud n'a pas dans sa topique de l'esprit, fait de place à l'expérience des choses culturelles. Il a donné une nouvelle valeur à la réalité psychique intérieure, et par là une nouvelle valeur aux choses qui existent véritablement dans le monde extérieur. Il a certes utilisé le mot de ’ ‘«’ ‘ sublimation » pour indiquer la place où l'expérience culturelle prend tout son sens, mais sans aller jusqu'à nous désigner le lieu psychique où réside cette expérience »’ 542 . Winnicott a répondu que nous sommes là dans une troisième aire, une interface, un lieu de passage et de transition, dont l’ouverture permettra la vie culturelle sous ses différentes formes : art, religion, vie imaginaire, travail scientifique créatif.

‘«’ ‘  Quand nous écoutons une symphonie de Beethoven, quand nous regardons une galerie de tableaux, quand nous jouons au tennis... que faisons-nous ? Et où sommes-nous ? Où sommes-nous quand nous faisons ce à quoi nous passons en fait la plupart de notre temps quand nous prenons du plaisir à ce que nous faisons ? ’» 543 . Cette question est celle du lieu de l’expérience esthétique. C’est justement celle que s’est posée le XVIIIéme siècle, siècle de passage et de médiation, siècle européen par excellence, dans des termes pas si différents de ceux qu’utilisera plus tard Winnicott.

On a dit que Freud était un romantique 544 . C’est sans aucun doute vrai de Jung ou de Groddeck, et en un sens de Lacan. Mais Freud était resté fidèle au rationalisme des Lumières ? Jacques Le Rider en tout cas l’affirme. Si romantisme et psychanalyse partagent un intérêt identique pour la face nocturne du psychisme, dans la psychanalyse freudienne la nuit et le jour échangent leurs contenus. Freud n’aspire pas, à la différence de Jung ou de Groddeck, à se fondre dans ‘«’ ‘ l'âme universelle ’» 545 des romantiques, cette réalité plus vaste, supérieure à l’individu. Freud était un homme des Lumières, héritier de ce siècle de passage entre le XVIIème classique règne de la raison, et le XIXè romantique, un moment de juste partage entre la lumière et l'ombre, siècle dont la question centrale fut de penser la création artistique. Quelle solution trouver au conflit entre la raison et l’imagination, le rationnel et l’irrationnel, ou le génie et les règles ? Dans les tentatives de solution qui furent alors hasardées, on peut déjà deviner les prémisses de cette transitionnalité que Winnicott nous a préparé à repenser.

Nous ne pouvons aider autrui sans une idée régulatrice de notre action, sans nous imaginer nous-mêmes son lieu potentiel. Peut-être après tout y-a-t-il place dans notre société pour toutes sortes de psychologies, rationalistes, romantiques, baroques. Mais il nous semble qu’il n’y en a qu’une qui permette vraiment de penser le travail du psychologue, son travail de médiation, celle qui ouvre à la possibilité de penser le changement ( ce qui inclut aussi le respect de la personne qui est face à nous). Pour qu’un appareil psychique puisse fonctionner il a besoin de souplesse, de mobilité, d’espaces de jeux et de passage. Pour qu’un psychologue puisse penser son action et permettre ainsi à celui qu’il accompagne de retrouver plus de jeu psychique, de liberté, il a besoin de penser ces espaces de transition, de se les figurer. Et pour nous c’est dans cette figure du Moi poreux, du Moi mobile, du Moi médiateur, messager et contrebandier, Arlequin serviteur de deux Maîtres, que nous trouvons cette métaphore qui nous permet de continuer. Encore.

Notes
535.

Apollon, dieu de la lumière et père des arts, conducteur des Muses inspiratrices. Mais aussi médecin père d’Esculape, et garant de l’ordre de la cité. C’est grace à lui, au moment du jugement d’Oreste («Les Euménides”), que se clot le cycle des meurtres et des vengeances de l’Orestie, la trilogie d’Eschyle. Célébré par Auguste comme dieu unificateur des grecs et des romains, c’est le dieu civilisateur.

536.

E. Raisner, « Le bon et le mauvais ange” in « Entretiens sur l’Homme et le Diable”, Paris, Mouton, 1965, pp. 84-85.

537.

On pense par exemple à Groddeck, et à Jung aussi.

538.

La postérité Hégelienne jusqu’à Althusser.

539.

On pense à Lacan, Groddeck, Jung, mais aussi les Althusser et Foucault étudiés dans la première partie. Au fond tous ne sont-ils pas des romantiques ? Pour les romantiques du XIXème, nous rejoignons dans l'inconscient une réalité plus vaste et supérieure à l'individu ; tous le disent, à leur façon. Chez nos théoriciens, l’inspiration romantique s’est simplement coulée dans les habits de la «Science”, comme Hegel qui les inspirait ne faisait qu’habiller Boehme d’un vêtement logiciste (et d’une culture immense me fait remarquer L. Millet).

540.

Il suffit de penser à Stendhal, Dostoïevski, ou Proust.

541.

Quand on ne va pas jusqu’à la réduire à un «ordre moral”

542.

«Jeu et réalité”, p. 132

543.

Ibid. p. 146

544.

Thomas Mann dans un essai de 1929 sur «Freud et la pensée moderne” (Aubier-Flammarion, 1970) dit que la théorie de l'inconscient est un romantisme devenu science.

545.

Malgré un affichage scientifique, (mais déjà le fait de parler de la Science avec une majuscule, et non des sciences, est significatif) il y a un fort romantisme dans le structuralisme des années 60/70, un romantisme rationaliste.