Introduction à la deuxième partie sur la pratique.

« C'est un accomplissant les activités justes qu'on devient juste... cependant la plupart des gens, au lieu d'accomplir des actions vertueuses, se réfugient dans la théorie; ils s'imaginent philosophes et être ainsi sur la voie de la vertu ». Aristote.

Nous avons voulu introduire nos remarques sur la pratique du psychologue par une réflexion générale sur les rapports entre théorie (science) et pratique. Canguilhem refusait de laisser sa place à la psychologie au prétexte qu’elle était incapable d’être une science. Il lui reprochait l’impureté de ses concepts. Mais aux yeux du praticien, la théorie apparaît souvent comme un investissement vain et de peu de rapport. Le praticien lui ne peut se réfugier dans le ciel des purs concepts, il est obligé de se salir les mains. Ce n’est pas la théorie qui peut l’aider à s’orienter ; il faut qu’il recourre à la prudence, « phronésis », la sagesse pratique 546 .

On présente habituellement l’opposition de la pratique à la théorie à partir du contraste entre les pensées d’Aristote et de Platon. On se souvient du célèbre tableau de Raphaël, ‘«’ ‘ l’Ecole d’Athènes ’» : Platon, pointant du doigt le ciel et Aristote la main tendue, paume tournée vers la terre 547 . Avant Platon théorie et pratique se mélangent (voir le savoir mésopotamien). Mais à partir de lui, elles sont séparées. Il trace une ligne de rupture, une coupure entre les deux. Il y a deux mondes. Chez Platon il faut se détourner de notre monde sensible 548 par une conversion pour accéder à la philosophie (la Science). Le corps est le » tombeau » de l’âme (image funèbre venue de l’orphisme). Aristote au contraire renoue avec notre monde sublunaire. Les cieux nous sont inaccessibles C’est à la terre que nous avons affaire, c’est le lieu de notre séjour, l’espace de notre action. À la théorie, spéculation, contemplation, vie parfaite, il oppose la praxis et la poïésis 549 .

Peut-être l’intérêt d’Aristote pour les questions pratiques vient-il de ce qu’il était médecin fils de médecin, Nicomaque, ( non le Nicomaque de l’Ethique à Nicomaque, celui-là était son fils), un Asclépiade ( descendant d’Asclépios-Esculape). Ainsi pourrait-on expliquer son amour pour les choses terrestre, le sens commun, et la pratique. Ainsi peut-on comprendre qu’il soit le philosophe de tous les cliniciens. Face à Platon, qui porte les prétentions de la Science à parler au nom de la Vérité, Aristote défend la pluralité des méthodes et des degrés de vérités. Il n’y a pas d’un coté le blanc, la pureté, et de l’autre le noir en opposition (et une âme pure emprisonnée dans un tombeau qui est le corps, comme le pensent gnostiques et manichéens), il y a différents degrés de gris. Faisant de la condition humaine une condition moyenne, de l’homme un être intermédiaire, entre les dieux et les bêtes, Aristote fait reposer toute sa pensée éthique (et politique), sur ‘«’ ‘ l’idée d’humanité comme condition moyenne, médiane, médiatrice »’ 550 . Au centre de la phronésis, il y a la pensée de la juste mesure et du juste  « milieu ».

Dans la phronésis sont réunis le cœur et la pensée, comme le révèle l’étymologie : ‘«’ ‘ Dans Homère diaphrenos signifie ’ ‘«’ ‘ au fond du cœur », ’ ‘«’ ‘  de l’âme », ’ ‘«’ ‘  de la pensée » »’ (art. cité). La pensée et le cœur, on dirait aujourd’hui trivialement, le cognitif et l’affectif. La sagesse pratique cheville ainsi les différentes parties de la personne humaine. Et de même dans la pensée confucéenne, dont on connaît l’ancrage terrestre. Pour dire la sagesse pratique, l’écriture chinoise rassemble les idéogrammes du savoir, de la réflexion, du calcul, de la méditation et de la parole 551 . On voit comme cette langue idéographique peut ainsi signifier par le mélange et le syncrétisme, beaucoup plus loin que la sécheresse conceptuelle idéalisée par nos théoriciens. Par ses rapprochements elle ouvre des espaces pour la pensée, alors que la coupure conceptuelle, lorsqu’elle est absolutisée (cf. notre première partie) stupéfie le psychisme, le paralyse. La sagesse pratique réunit ainsi la parole, la connaissance, et la prudence. Elle intègre même le calcul 552 .

La prudence n’est pas le conformisme (« bourgeois »). Il y a pour Aristote un bon usage des passions, comme la colère ou l’ambition. L’auteur de l’article déjà cité, après avoir montré, à travers l’exemple de Montaigne, que la prudence n’a rien d’un conservatisme et qu’elle peut même être extrêmement hardie (‘«’ ‘ sur la colonisation, l’éducation des enfants ou la condition des femmes, il était d’une hardiesse très grande »)’, conclut ainsi son article : ‘«’ ‘  cette prudence intellectuelle fait des restrictions sur tout, utilise la prudence même contre la prudence et ne vise pas à conclure, mais à chercher ; c’est une ouverture d’esprit pour laquelle la liberté de penser est infinie, offerte à tous, sans rien prouver ni rien imposer. La prudence intellectuelle tient presque en un seul principe : séparer l’exigence de vérité et le besoin de certitudes. Cette prudence est une rigueur intellectuelle et non une mollesse de pensée. L’esprit est sous tension et non alangui ; il est sur le qui-vive ; il observe. La recherche continue. Cette prudence intellectuelle peut être injectée partout ’» (p. 517).

La prudence n’est pas non plus l‘inaction. L’abstention a été défendue en psychologie, sous l’argument de la neutralité nécessaire, la rationalisation de la position d’observateur.. Elle a été théorisée en psychanalyse, qui en a fait parfois son absolu. Surtout ne pas répondre à la demande, faire le mort. C’est oublier que ce qui se passe dans la cure n’est pas pure projection d’un scénario interne ou d’un combat intra-psychique au patient. Même l’abstention –discutée au demeurant, ainsi chez Ferenczi- est interaction. 553 Dans la pratique psychologique on ne peut se réfugier dans la position de l’observateur, ni donc dans le simple exercice du diagnostic ; nos énoncés aussi objectifs que nous les voulions sont encore des actions ; nos mots font des choses

N’étant pas théorie, la prudence ne peut formellement être enseignée. D’autre part on est souvent placé en situation de devoir agir sans attendre d’avoir réglé les principes de notre action sur la rigueur de la science, car « L'action porte sur les cas singuliers. C'est pourquoi il y a même des ignorants plus aptes à l'action que des savants : c'est le cas notamment des gens d'expérience (...) ‘«’ ‘ les jeunes gens peuvent devenir géomètres, mathématiciens et savants dans les sciences de ce genre ; mais acquérir la sagesse pratique (phronésis) on ne les en croit pas capable... c'est que la sagesse concerne les cas singuliers, qu'on ne peut connaître que par expérience »’ 554 . Les problèmes humains sont complexes et singuliers, les contraintes sont multiples mais aussi modifiables, le donné est toujours changeant. Ce qui est certain, c’est que la théorie aussi parfaite soit-elle ne prévoit pas le cas singulier. Cependant si dans la pratique l’expérience vaut mieux que la science, l’homme prudent ne fuit pas le savoir. Simplement il n’en attend pas de réponse toute faite.

Dans ce dernier livre nous allons parler de la pratique de la psychologie, celle des praticiens, non une quelconque théorie de la pratique, mais la pratique elle-même avec ses insuffisances, ses mélanges et ses bricolages 555 . Parlant d’une pratique interactive, entre personnes, nous devrons intégrer à notre réflexion la dimension éthique de notre action. 556 Le psychologue plus que quiconque doit tirer les conséquences de ce qu’il n’y a pas d’action neutre. C’est une raison suffisante pour l’inciter à se guider toujours sur la prudence. Et puis parce que le psychologue praticien n’a pas affaire à un cerveau, ni au «sujet de l’inconscient”, ni à tout autre partie matérielle ou spirituelle impersonnelle de la personne, que c’est une personne qui s’adresse à lui, et à qui il s’adresse. ( Nous ne nions pas que cet échange comporte une dimension inconsciente - dialogue d’ailleurs entre inconscients «personnels”, et non abstraits-, mais ce sont deux personnes qui se rencontrent, et les dialogues entre inconscients y sont médiatisés 557 ). Pour cela encore, d’autant plus doit-il intégrer la prudence dans son action. Ainsi la prudence, qui implique, à la fois une science du sujet, et une position éthique, pourrait bien être la vertu essentielle du psychologue. Et puis quoi, le choix d’Aristote de tenir le «juste milieu”, n’en fait-il pas le saint protecteur, ou le parrain, de la corporation des médiateurs 558 , confrérie dans laquelle devraient aussi bien se reconnaître et se ranger les psychologues, ces médiateurs entre conscient et inconscient, entre raison et passion, entre parents et enfants, entre famille et école pour certains d’entre eux.

Dans l’exercice pratique les savoirs généraux doivent être particularisés. C’est à partir de notre situation, de notre contexte particulier d’exercice, que nous pouvons en parler avec justesse. Nous avons été pendant plus de trente années psychologue scolaire. Comme tout cadre il a ses limites, 559 cependant la situation de psychologie scolaire nous paraît un lieu exceptionnel pour mettre en évidence la richesse et l’utilité d’une psychologie ouverte et « concordataire ». Le psychologue scolaire reste un des rares « généralistes » des métiers de la psychologie. Sa vie professionnelle est une illustration permanente de la nécessité de faire coopérer des savoirs et des pratiques issus des champs aujourd’hui séparés d’une psychologie éclatée. Sa pratique est la démonstration de l’unité profonde de la psychologie. Certes suivant les lieux, les conditions, les contraintes, l’exercice peut être différent. Parfois même certains psychologues scolaires, fatigués de la nécessité de penser la multiplicité, préfèrent s’enfermer dans une école, dans une pratique unique et parfois rigide. Il en existe qui ne veulent plus faire que des psychanalyses, ou d’autres qui ne veulent plus traiter qu’avec le super-système parents-école-enfants. Ce n’est pourtant pas ainsi qu’ont été définies les missions pour lesquelles ils sont payés. Comme psychologues ils devraient s’interroger sur la fonction défensive de leur position et de leur refus de tout compromis. Ils sont cependant une infime minorité.

Dans l’introduction de son petit précis sur ‘«’ ‘ La psychologie scolaire »’ (1983), une ancienne collègue, Huguette Caglar, a quelques lignes sur la pratique que nous pourrions reprendre intégralement à notre compte. Comme elle nous dirions au lecteur qui acceptera de nous accompagner jusqu’au terme de notre analyse de la pratique du psychologue dans le champ éducatif, qu’ ‘«’ ‘ il sera peut-être surpris par la diversité des zones d'activité, la multiplicité des instruments à maîtriser, la pluralité des rôles à tenir. Certes, il serait illusoire de croire que le psychologue scolaire soit en mesure de les assumer dans leur totalité. Ce sont les conditions de travail, la personnalité du psychologue, sa formation, sa compétence qui définissent ses champs et ses modalités d'action. Néanmoins, le caractère polymorphe de la fonction demeure. Et c’est précisément cette complexité qui témoigne de la nécessité de la psychologie à l'école et lui confère toute sa valeur »’ 560 . L’école est un lieu essentiel, central, dans la construction des identités personnelles et sociales. La psychologie scolaire, à nos yeux, devrait occuper une position centrale dans le champ de la psychologie, en lieu et place d’une psychologie clinique et pathologique que les courants intellectuels et/ou médiatiques ont porté à une place qui n’est pas la sienne. Les meilleurs des analystes et des psychopathologistes se désolent sans doute de cette hégémonie qui, passée une période de grande créativité, ne fait plus que rebattre poncifs et lieux communs, ici et au-delà. C’est dans d’autres champs aujourd’hui, à d’autres interfaces, qu’il faut s’attendre à voir renaître invention et créativité de pensée. Nous faisons le vœu que la psychologie scolaire puisse être un de ces lieux.

Notes
546.

P. Ricoeur ( à la suite de P. Aubenque me dit L. Millet) traduit phronésis par «sagesse prudentielle”, expression qui a l’avantage de mettre en évidence les deux caractères de la phronésis.

547.

L’un muni du «Timée”, et l’autre de l’»Ethique à Nicomaque”. Dans un commentaire sur France Culture du 12-08-03, D. Arasse, historien d’art, disparu depuis, soulignait la malice de Raphaël qui a donné à Platon les traits «du” philosophe de l’époque, Aristote.

548.

Nous ne voyons que des ombres projetées sur le fond de la caverne où nous sommes enfermés (”République”, livre VII).

549.

Aristote distingue en effet praxis et poïésis. Prattein c’est agir sans rien produire d’extérieur à soi qui mérite le nom d'oeuvre. Alors que dans la poïésis l’artisan produit (poiein : fabriquer, produire) une oeuvre extérieure à lui-même qui mène une existence objective. Pour Aristote, « La sagesse pratique (phronésis) ne saurait être ni science ni technique : elle n'est pas une science, parce que ce qui est du ressort de l'action peut être autrement qu'il n'est ; elle n'est pas une technique parce que action et création ne sont pas du même genre. Reste donc que la sagesse pratique est une disposition à agir, accompagnée de raison, concernant les choses bonnes ou mauvaises pour l'homme ». A nos yeux, bien que nous soyons souvent amenés à employer le mot de création, pour décrire la relance psychique, et bien que nous ayons été amenés à prendre modèle sur la création artistique, pour illustrer le bon –le juste –fonctionnement mental, la pratique psychologique, est une praxis, elle est une action de soi sur soi. Il faut un travail sur soi, un co-travail sur soi quand on recourt à un psychothérapeute, pour que s’opère le changement.

550.

Citation extraite de l’article «Prudence”, du «Dictionnaire de Philosophie Politique”, de Ph. Raynaud et S. Rial.P.U.F., 1998, pp. 508-518. Un article de G. Delannoi, remarquable par sa clarté et où nous avons puisé les données sur la sagesse confucéenne.

551.

Les caractères originaux figuraient la bouche, l’oeil, le coeur et la flêche.

552.

Cher aux cognitivistes.

553.

On a comparé J. Lacan aux maîtres Zen. Par son origine, à travers le bouddhisme Ch’an, le zen dérive du taoïsme, pensée de l’inaction. La non-action n’est pas le dernier mot de la prudence, même si parfois il vaut mieux s’abstenir. Mais c’est malheureusement sous cette forme que la prudence nous fait retour après son refoulement par le romantisme hégélien et le goût des systèmes absolus, déformée, gauchie, dans la radicalisation du principe de précaution, l’écologie absolue où il s’agit plus que de ne surtout rien faire. Surtout ne pas agir, comme si l’inaction même n’était pas action.

554.

Hobbes disait avec son cruel humour : «Un paysan inculte est en général plus prudent dans ses affaires qu’un philosophe dans celles d’autrui”. Léviathan, I, 8.

555.

On vérifiera que la plupart des cas que nous rapporterons sont des histoires souvent banales, parfois triviales. Ce serait trahir la réalité de notre pratique que de ne rapporter que des cas exemplaires.

556.

Le Titre I du Code de déontologie des psychologues est introduit part ces lignes : «La complexité des situations psychologiques s’oppose à la simple application de règles pratiques. Le respect des règles du présent Code de Déontologie repose sur une réflexion éthique et une capacité de discernement, dans l’observance des grands principes suivants : ...”.

557.

Nous avons parlé plus haut de la fonction médiatrice du moi, et de l’étayage que lui fournit le psychologue praticien. Il faut avoir à l’esprit que le processus de médiation n’est pas «neutre”. Encore une fois le psychologue doit toujours penser l’interaction.

558.

En rapport avec ce que nous disions plus haut du penser-rêver, de l’usage de l’imagination dans la création : chez Aristote déjà, la phantasia est la base de la connaissance.

559.

Ce fut l’essentiel de ma vie professionnelle, même s’il m’est arrivé d’intervenir occasionnellement en C.M.P., C.M.P.P., I.M.E.. Actuellement j’ai développé, au sein de l’association «Ecole des parents”, un action d’accompagnement et de soutien des parents en difficulté. Il m’arrive aussi d’intervenir auprés d’”accompagnateurs scolaires” de statuts divers, des bénévoles, parents ou lycéens, des emplois-jeunes, etc.. Ceci m’a ouvert à d’autres pratiques de médiation avec l’école, auxquelles les psychologues scolaires gagneraient à s’associer.

560.

La psychologie scolaire”, Paris, Puf, 1983, page 5. Ce petit livre aurait besoin d’être réactualisé, mais son introduction garde encore toute sa valeur.