Une pratique pragmatique

La pratique du psychologue est et doit être pragmatique en ce que le praticien puise à des sources diverses les moyens techniques et notionnels qui lui permettent progressivement, dans un tâtonnement orienté, de démêler patiemment le réseau des raisons, voire des causes, qui ont mené son interlocuteur à la situation où il se trouve. La pratique est pragmatique aussi en ce que le praticien, sauf quand il se coule entièrement dans les habits du psychanalyste, ce qui ne peut lui être interdit, mais non plus imposé, accepte de limiter son ambition. Dans son évaluation, comme dans son action, il doit accepter que toujours lui échappe une part du secret, parce que tout individu est à lui seul un univers, que l’action visant au changement ne peut être longtemps reculée, mais aussi pour des raisons qui tiennent à l’éthique de son métier.

La pratique du psychologue doit être pragmatique aussi en ce sens qu’il ne peut se réfugier dans le ciel des idées, la position contemplative ou de surplomb, la pure description. La pratique du psychologue est pragmatique enfin en ce qu’il ne doit pas oublier que son action s’effectue dans un contexte, et que ce contexte donne un sens à ce qu’il fait ou dit. C’est un point qu’il ne doit pas oublier, surtout quand il est placé dans la position d’avoir à faire des évaluations et des diagnostics. Nos énoncés ne sont pas neutres. Que faisons-nous avec nos mots ?  (‘«’ ‘How to do things with words?”’).. La psychologie n’est pas une science, elle est une pratique. De ce fait, parmi les sciences humaines, la « compréhension » y prend une valeur particulière. Il ne s’agit pas de comprendre ou d’interpréter un objet éloigné comme en histoire. La compréhension naît ici, le sens s’élabore, –s’interprète-, dans et par une interaction (empathie, accordage, transfert-contre-transfert). Le « contexte de découverte » 561 est ici défini à deux.–. Ici le psychologue prête son appareil psychique pour ouvrir cet espace de découverte, relancer, réanimer une vie psychique 562 .

Si nous agissons sur les autres, alors la préoccupation éthique doit toujours être à l’horizon de nos actes. Canguilhem reprochait aux psychologues «une éthique sans exigence”. La première chose à lui répondre c’est qu’une éthique n’est pas une science 563 . L’éthique est une expérience, une expérience imposée par ma rencontre avec l’autre. Elle n’est pas une science, science du bon et du mauvais, au sens où elle découlerait de l’accès au vrai, comme chez Platon, ou encore science se posant comme vraie, savoir absolu comme chez Spinoza. L’Ethique n’est pas cela, n’est pas seconde au vrai. ‘«’ ‘ l’Ethique est la philosophie première »’ dit E. Lévinas 564 . Elle est remise en cause, interrogation. La rencontre avec l’autre remet en cause mes certitudes. Elle m’interpelle, me désarçonne et je dois lui répondre. E. Lévinas montre bien comment au fond de ‘«’ ‘ répondre à l’autre ’» il y a « répondre de l’autre ». J’en suis dès lors responsable : ‘«’ ‘ dès lors qu’autrui me regarde, j’en suis responsable »’ 565 .

La deuxième réponse à faire à Canguilhem est donc, que dans notre pratique de psychologue notre responsabilité première est de toujours penser l’autre lui-même comme une personne responsable, avec toujours une partie de lui suffisamment libre et autonome pour embrayer un changement. Quand le Code de déontologie des psychologues, I,1,3 dit que ‘«’ ‘La mission fondamentale du psychologue est de faire reconnaître et respecter la personne dans sa dimension psychique”’on devrait l’interpréter ainsi : respecter la personne dans sa dimension psychique, première responsabilité éthique du psychologue, c’est refuser que tout soit déjà joué, ou que l’on dénie à l’autre une vie psychique. La reconnaissance d’une capacité, même simplement potentielle, à la responsabilité et à l’autonomie du sujet, est la condition sine qua non de l’ouverture même d’un champ d’aide et de traitement. L’éthique conduit ici à la pratique. Citons ici le témoignage d’un médecin confronté aux cas les plus subversifs pour notre pensée, les plus corrosifs pour les principes que nous venons d’énoncer. Voici comment J. Hochmann qui essaie de rendre des enfants autistes à la pensée reçoit un de ses petits patients : ‘«’ ‘En décidant d'accueillir Hervé (...) nous l'avons désigné par nos actes -aux yeux de ses parents -- comme un individu qui valait qu'on le soigne et pouvait, peut-être, guérir. Il en a acquis dans leur esprit la personnalité autonome d'un ayant droit (...) le récipiendaire d'un soin psychique est en effet nécessairement doté d'une pensée et de plus authentifié comme tel par la médecine. Georges Daumezon aimait à rappeler ’ ‘cette fonction juridique, cette véritable magistrature confiée aux médecins par la société’ ‘. Le statut de malade n'est pas que négatif, il réinscrit celui qui en est pourvu - ici le psychotique - dans la dynamique des échanges sociaux. ’ ‘Il lui donne une identité’ ‘. Dans la mesure où c'est son esprit qui est tenu pour malade, il fait reconnaître, officiellement, sa dimension spirituelle »’ 566 .

Notes
561.

Allusion à l’opposition contexte de découverte/contexte de justification abordée à propos de la querelle du psychologisme dans le premier livre : «Pour Frege la question de la genèse de nos croyances est une chose et celle de la justification et de la validité objectives des propositions auxquelles nous croyons en est une autre totalement différente”, J. Bouveresse, 1998, p. 149.

562.

Deux remarques : quand nous parlons de «réanimer” une vie psychique, c’est simplement une dynamique que nous voulons relancer ; nous trouvons l’expression de «mort psychique”qui a un peu envahi la littérature psychologique ces dernières années, choquante, aussi bien sur le plan éthique, que sur le plan seulement technique. Il n’y a pas de mort psychique, seulement des vies psychiques plus ou moins engluées dans des routines de pensée, plus ou moins créatives (n’y-a-t-il pas quelque chose de légèrement ridicule à faire des «névrotico-normaux”, des modèles de fonctionnement psychique?). Notre deuxième remarque sera pour préciser que l’échange de paroles, la «communication”, n’est pas le but final, il s’agit de relancer une dynamique, il s’agit aussi de recréer de l’intériorité. La vie psychique peut aussi se perdre dans des hémorragies de mots.

563.

Et trop de rigueur tue l’éthique ; Kant a les mains propres mais il n’a pas de mains, disait Péguy.

564.

«Ethique et infini”, Dialogues avec Ph. Nemo, 1982, p. 71. Ils viennent de parler de la philosophie comme volonté totalisante de savoir. «L’expérience irréductible et ultime de la relation me paraît en effet être ailleurs : non pas dans la synthèse, mais dans le face à face des humains, dans la socialité en sa signification morale. Mais il faut comprendre que la morale ne vient pas comme une couche secondaire, au dessus d’une réflexion abstraite sur la totalité et ses dangers ; la moralité a une portée indépendante et préliminaire. La philosophie première est une éthique”.

565.

Ibid. p. 92. Etre responsable d’autrui est accepter qu’il m’échappe. «L’accés au visage est d’emblée éthique”, p.79, mais aussi «Le visage signifie l’infini”, p. 101.

566.

Tout les mots soulignés le sont par nous ; on trouve cette citation à la page 344 de l'édition de poche de son ouvrage : «Pour soigner l'enfant autiste ».