La prise en compte du degré d'implication des parents dans le problème est un élément important. Il y a toujours des demandes qui ne signifient rien d’autre que le vœu d’être débarrassé du problème (‘«’ ‘ occupez-vous de lui ’»). Non sans ambiguïté parfois comme chez ces parents dont l’objectif semble être de démontrer à l’intervenant que tout psychologue qu’il soit, il ne s’en tirera pas mieux. Ils ont besoin de l’impuissance des autres. Il y a ensuite des demandes qui en apparence concernent l'enfant mais qui très vite sont un premier pas vers une démarche des parents pour eux-mêmes : avec le psychologue scolaire ils viennent pour voir, ils vont à la pêche, ils testent sans risque la ‘«’ ‘ gens psychologica ’» dans son espèce la plus abordable ou la moins menaçante. Il y a aussi heureusement des demandes claires, parfois simplistes mais parfois suffisamment réfléchies pour qu'on ne s'attarde pas trop à leur chercher des raisons subtilement cachées. Il y a tout cela et c’est justement pourquoi se donner un temps de réflexion sur la demande, un temps pour analyser ensemble ce qu’attendent de cette intervention, les parents, l’enfant, et l’enseignant, est une des conditions même de la réussite de cette intervention. 576
‘ J’ai en mémoire le cas de cet enfant que ses parents décrivaient comme hyperactif, mais dont on découvrait, dès notre premier entretien, qu'il était sans cesse ballotté de droite à gauche, gardé par plusieurs personnes. Ainsi lorsque l’un des parents qui suivait une formation continue dans une université à deux heures de route de là, l’embarquait à six heures du matin dans sa voiture pour ensuite le confier durant les heures de cours à telle ou telle relation, rarement la même. Avant d’entrer dans une démarche d’évaluation, sans doute fallait-il d’abord pointer avec les parents le poids de ces conditions de vie dans le comportement de leur enfant, et examiner avec eux comment en premier lieu on pourrait essayer d’améliorer ce contexte. 577 ’Dans d'autres cas c'est la perception par les parents de leur enfant qui va se modifier en cours d’entretien.
‘ Romaric était un enfant relativement sage, que sa mère avait amené avec elle pour me prendre à témoin de ce qu’il lui faisait endurer. Elle ne cessait de rabrouer devant moi cet enfant somme toute plutôt inanimé, comme pour provoquer enfin ce comportement qui lui rendait la vie impossible. A la maison, elle n’en tirait rien. Il était ingérable. Et le père, qui passait des vingt-quatre heures au siège de sa société, et qui ne se rendait pas compte, qui trouvait son fils normal….Ou cette autre demande d’évaluation qui allait faire apparaître que c’est dans un autre lieu, et pour une autre personne que l’enfant désigné, qu’il fallait envisager un travail psychique permettant d’engager une dynamique de changement.
‘ La demande d’intervention auprès d’Arsène est venue me surprendre dans l'école où sa maman était institutrice. J’intervenais auprès d’un autre enfant. C’est la directrice de l'école que je connais depuis longtemps, enseignante efficace mais très interventionniste dans la vie de ce village où elle a fait presque toute sa carrière, qui me parle de cet enfant, avant d'appeler sa collègue, la maman d’ Arsène.Ce serait cependant une erreur de traiter systématiquement toute demande d'aide pour un enfant comme un symptôme d’une perturbation concernant les parents. C’est ce que certains psychologues ont cependant théorisé comme un dogme. Selon le psychanalyste Bruno Nardin, dans la préface d’un ouvrage sur la « Clinique de la demande en consultation infantile» 579 , je le cite, « l'enseignement de Lacan nous a appris que l'enfant n'a d'existence, qu'elle soit normale ou pathologique, que dans le discours de ses parents »(p.12). Si l’enfant « pathologique » n’a d’ » existence » que dans le discours de ses parents, on en déduit immédiatement que c’est ce discours qu’il convient de traiter. D’où deux solutions possibles pour que l’enfant puisse se constituer en « sujet » : soit analyser les parents, soit les faire taire 580 .
De là certains psychologues scolaires n’ont pas manqué de conclure que dès lors que des parents viennent demander un conseil et/ou une aide pour des problèmes scolaires, parler d'un retard ou de manques supposés, on est face à un discours faux, « leurré », un discours pathologique à redresser. C’est quand ils cesseraient de parler des difficultés scolaires qu’enfin les parents rejoindraient une demande authentique. Cette critique a eu son moment de vérité. Il est arrivé dans le passé qu'on amène l'enfant au psychologue, comme un objet à examiner. Cela arrive encore, mais le vrai danger aujourd’hui n’est plus là.
Aujourd'hui le problème s’est plutôt inversé, les parents n’arrivent qu’avec déjà trop de leurs propres interprétations sur leurs demandes inconscientes 581 . Souvent les parents ne savent plus dire de simples difficultés scolaires sans vous avoir exposé auparavant leurs difficultés de vivre, raconté leur vie de couple, ou s'être accusés : ‘«’ ‘ je ne me suis pas assez occupé de lui ’». Ils ont toujours quelque chose d’eux à raconter, une mésentente, un divorce, un oncle dépressif, un décès familial. Ils sont prêts à se remettre en cause, enfin ils le disent. En tout cas ils sont tous prêts à en parler 582 . La « demande » n'en est pas pour autant plus « authentique ». Et il arrive de plus en plus souvent qu'on soit obligé de ramener le parent à un énoncé clair, précis et concret de ce qui se passe et qui les a amenés à venir nous rencontrer. C’est ainsi qu’un certain discours psychologique, celui du « symptôme », qui implique que la première pensée, la première expression ne soit jamais la bonne, a été ainsi totalement récupéré par la démarche défensive.
Aujourd'hui un autre refoulement tend à occuper la place de l'ancien. Ce n’est plus le fantasme qu’on refoule, c’est le réel. Autrefois le psychologue s’attachait, avec raison, à chercher le sens sous le symptôme scolaire. Mais aujourd'hui il croule sous le débordement des sens et l’envahissement affectif. Une incapacité à penser l’école réelle, ses exigences, les contraintes sociales, à les dire, à les clarifier. On parle – le » psycho-bable »-, on dévoile même beaucoup de son intimité, mais pour ne pas dire 583 .
Voilà pourquoi nous acceptons parfois de répondre à la première demande des parents, même si nous la reconnaissons pour ambiguë, quand nous pensons qu’à ce moment, et dans cette situation il serait dangereux de chercher à aller plus loin. Pourquoi s’imposer de ne rien faire sans avoir mis tout à jour, au risque de provoquer une rupture, et alors que plusieurs éléments nous montrent que l'enfant a besoin d'une aide et que nous pouvons quelque chose pour lui, même sans aller au fond du problème ? Et puis il n'est pas si facile de renvoyer les parents à eux-mêmes sans les agresser. Nous l’avons dit, une demande nécessite du temps pour s’élaborer. L’important est alors de ne pas couper les ponts définitivement. Mais dans ces cas où l’on commence par répondre à une demande qui ne paraît pas aller à l’essentiel du problème, il importe particulièrement de bien poser les limites de l’intervention. On précisera que les difficultés rencontrées par leur enfant ont peut-être des causes complexes avec des multiples facteurs incidents et qu'il nous faudra sans doute voir avec eux comment ils peuvent jouer leur rôle dans la pièce, ce qu’ils sont prêts à changer pour aider leur enfant. Sur le fond cependant, notre sentiment est qu’on doit parfois engager quelque chose, sceller une première alliance en quelque sorte, pour libérer la réflexion des parents, et pour les retrouver ensuite prêts à s’engager dans leur part personnelle de travail.
Cette situation est très fréquente en psychologie scolaire. En voici un exemple ( nous en verrons d’autres dans le chapitre suivant à propos des demandes de bilan cognitif, en particulier pour les enfants présentés comme surdoués ).
‘ Mr. et Mme B. demandent à me rencontrer pour leur enfant Bertrand élève d’une petite école de campagne. Il s’y trouve depuis peu ; précédemment il était dans une école Montessori. Bertrand se plaint de ses camarades, « ils sont toujours après lui ». Il devient la tête de Turc de l’école. « C’est insupportable » dit le papa très remonté. C’est devenu dans la famille une habitude de le questionner tous les soirs pour lister les outrages subis pendant la classe ou la récréation. Mais depuis peu Bertrand se referme et ne veut plus parler. Les parents mélangent critiques sur cette école-ci et critiques sur l’école en général qui ne sait pas évoluer, où tout le monde doit être pareil, où on exige encore une discipline d’un autre temps, et aussi des devoirs ( le travail à la maison entraîne des conflits incessants, y compris entre les parents). Le maître dit que c’est Bertrand qui par son comportement se met en situation d’être rabroué, voire quand il insiste trop, corrigé par les autres. D’ailleurs c’est pareil durant la cantine, il y a toujours des problèmes à sa table.Il est en tout cas nécessaire de ne pas s'engager dans un bilan psychologique pour un enfant sans cette rencontre préalable avec la famille. Ce n'est pas toujours facile et parfois impossible pour le psychologue scolaire quand il a un secteur important en nombre et étendu géographiquement ; le minimum étant d'avoir un contact téléphonique avec les parents. Il n'est pas normal de se contenter d'une simple signature au bas d'une autorisation d'examen psychologique présentée par l'enseignant aux parents. Il vaut mieux accepter de « perdre » du temps. D’ailleurs à l’expérience on constate qu’il est contre-productif de se précipiter pour répondre à la demande.
Dans cette partie consacrée à la pratique nous allons proposer en illustration des cas concrets. En core une fois il s’agit d’une pratique réelle, donc particulière, singularisée par les conditions d’exercice spécifiques et la personnalité du psychologue . Nous avons essayé de présenter ces cas un peu comme ils se présentaient à nous au moment de la rédaction. Nous n’avons pas voulu choisir les plus «beaux”, ceux qui pouvaient donner lieu aux interprétations les plus brillantes, ou les plus exemplaires, et nous n’avons pas voulu non plus les retravailler aprés coup, autrement que pour les rendre lisibles, ainsi que pour en retirer des éléments trop personnels.
Il s'est dit beaucoup de choses et avec beaucoup d'implication affective lors de cet entretien, mais qu'il m’est impossible de rapporter ici sans trahir la confidentialité.
« Clinique de la demande en consultation infantile » de A. Depaulis, Presses Universitaires de Nancy, 1992.
Pour nous, s'il est vrai que certains troubles sont une façon pour l’enfant de protester et de tenter de se faire entendre, on n’a pas le droit d’en conclure que derrière tout problème, et particulièrement derrière tout problème scolaire, il y a simplement l'exclusion de l'enfant du champ de la parole, du discours de la famille, ou de celui de l’institution.
Ce danger était déjà relevé par A. Aichhorn dans les années 30 : «Plus encore que les parents névrotiques ou ceux qui délaissent affectivement leurs enfants, ce sont les parentsayant certaines connaissances psychologiques qui posent des problèmes au conseiller psychologique. En fréquentant des conférences sur l’éducation et la psychologie de l’enfant, et en lisant des livres de psychologie et de psychanalyse, ils se sont construit un pseudo-savoir, fait d’un fatras de conceptes mal digérés qui les empêhe d’observerle comportement de leur enfant d’un oeil non prévenu”. Cité par M. Cifali et J. Moll dans le recueil «Pédagogie et psychanalyse”, Bordas,1985, p. 207.
Et c’est souvent cela le problème. Car ils parlent, ils explicitent, ils mettent des mots, ils argumentent indéfiniment avec Mimi pour la convaincre d’aller se coucher, ou de se laver les dents, ou de pas mettre le pull chenille alors qu’il fait 32° à l’ombre. Et ils écoutent leurs enfants, ils sont compréhensifs, démocrates, ouverts aux valeurs «jeunes”. Leur problème est plutôt de savoir poser une limite à la discussion avant d’exploser. Nous y reviendrons à propos des problèmes de discipline.
Cette remarque vise une certaine clientèle des psys. Elle prend beaucoup de place dans la clientèle des cabinets libéraux. Mais il y a toujours des gens simples qui ont des demandes concrètes. Ce n’est pas pour autant qu’elles ne sont pas à travailler. Dans le premier cas il faut plutôt décaper les surinterprétations. Dans le deuxième, il faut apporter soi-même des éléments d’analyse et de compréhension, il faut enrichir l’expression de la demande. (Au risque de provoquer des réactions ironiques à mes dépens, je dirai que, dans mon cadre d’exercice au moins, le psychologue joue un rôle de nature plutôt pédagogique).