Parler. Parler de soi.

Parler, parler de soi, de ses interrogations ou des traumatismes subis, violences, deuils, soulage, et apaise, il y a là un premier effet de la parole. La parole permet de canaliser, d’élaborer l’émotion encore trop fortement agissante. Mais il ne suffit pas toujours de se vider, notamment quand on n’est pas dans le cas d’un traumatisme étranger surgi de manière inattendue, de l’extérieur. Quand notre histoire est morcelée, et notre identité blessée, il nous faut nous construire ou nous reconstruire comme sujets. Il faut mettre du sens là où il semble avoir disparu ( trou, sidération), s’il y en a jamais eu ( pour certains enfants, les ‘«’ ‘ enveloppes narratives »’ ont fait défaut). Etablir ou rétablir une identité et une continuité, en permettant l’élaboration de son histoire ( passé) et en développant un projet (avenir). Réinscrire ainsi la dimension temporelle, parce que c’est le temps qui permet le changement. On le verra à propos de l’examen psychologique, s’il permet de faire un check-up ici et maintenant, il ne donne pas suffisamment de place à la dimension temporelle, notamment vectorielle : dans quelle pente s’engage le processus, progressive ou régressive ? 590

Mme Fulbert a téléphoné pour prendre rendez-vous. Elle voudrait me parler des soucis qu'elle a à propos de son petit dernier qui est encore en maternelle. Lors de notre rencontre elle commence par s'excuser du temps qu'elle va voler à des cas plus difficiles. Elle ne sait pas si elle a eu raison de s'inquiéter. Pendant trois quarts d'heures environ Mme Fulbert ne parle de sa petite famille, de son travail plutôt stressant d'infirmière en service de réanimation, et du peu de temps qu'elle peut consacrer à ses trois enfants. Les deux aînés, marchent bien à l'école, ils se gèrent tout seuls, sont autonomes pour le travail scolaire et donnent même un coup de main pour les tâches ménagères. Le papa a un emploi qui lui permet de rentrer tôt, c’est plutôt un homme d’intérieur et un bricoleur. Tout irait bien si ce n’était, le petit dernier, un garçon, pas toujours docile.
Le portrait fait par Mme Fulbert de cet enfant n’a rien de bien inquiétant, il est comme la plupart des enfants de son âge. Il faut laisser sa porte entr’ouverte la nuit. Il va embêter ses sœurs. Il fait marcher sa maman, et il a séduit sa maîtresse qui lui laisse passer trop d’écarts. Au fur et à mesure que nous échangeons, moi lui demandant de préciser tel trait ou tel comportement, Mme Fulbert prend plus de recul par rapport à sa description de son enfant. Au bout de l’entretien, elle paraît rassurée. Elle avoue être plutôt anxieuse, et calmer son anxiété dans son travail en essayant d’être parfaite techniquement. On parle de son travail, de ce qu’il lui apporte, mais aussi du stress qu’il entraîne. L’entretien va prendre fin. Mme Fulbert n’était pas vraiment inquiète pour son enfant, mais après avoir rencontré la maîtresse, elle s’est demandé si ce ne serait pas bien,
«  professionnel » en quelque sorte, de se faire «  superviser » par un «  spécialiste ». Elle avait besoin qu’on l’écoute certes, et parler l’a naturellement apaisée, mais il fallait aussi que son interlocuteur soit une sorte d’expert, quelqu’un qui «  s’y connaisse » en questions d’ éducation, mais pas non plus un « psy” de l’hôpital. Elle savait bien que son enfant n’était pas «  malade ».

Un entretien a suffi à apaiser cette maman. Ici c’est quasiment elle qui a conduit seule notre conversation. Je me suis contenté, de temps en temps par quelques remarques, de lui permettre de vérifier que j’étais bien l’expert dont le jugement la rassurerait.

Dans d'autres cas où l'inquiétude paraît plus justifiée, la seule attitude plus prononcée d'investigation du psychologue peut aussi suffire à régler le problème. La façon même qu’a un psychologue professionnel de conduire l'entretien, ses coups de sonde, ses hypothèses interprétatives proposées à l’essai – évoquer la relation des parents à l’école ou à leurs propres parents-, le fait d’ouvrir ainsi des pistes, permet de relancer une élaboration psychique. Ce processus d'exploration anamnestique est consciemment et inconsciemment perçu comme un soutien au moi du patient, un étayage qui lui permet de retrouver plus de souplesse psychique. Ainsi au cours du premier entretien peut se relancer un travail qui touche à la dynamique intra psychique. Mais il y a aussi l’effet spécifique de la mise en mots d'une histoire personnelle et /ou familiale, nous y viendrons plus loin.

Un autre cas, avec une distribution différente des rôles. Parler apaise celui qui dit, mais la parole a aussi le pouvoir de calmer celui qui l’entend. Comme dit E Lévinas : ‘«’ ‘Le dire est une manière de saluer autrui, mais saluer autrui c’est déjà répondre de lui’”. Les psychologues pensent souvent qu’eux-mêmes ne doivent pas parler, que c’est une « faiblesse » ou une faute technique. Qu’il soit difficile de se taire en présence de quelqu’un, n’en fait pas nécessairement une faiblesse. La difficulté de se taire, dit encore Lévinas, ‘«’ ‘ a son fondement ultime dans cette signification propre du dire, quel que soit le dit. Il faut parler de quelque chose, de la pluie et du beau temps, peu importe mais parler, répondre à lui et déjà répondre de lui”’ 591 .

Je n’ai compris l’effet de la parole entendue qu’assez tard. Pourtant je connaissais bien l’effet cathartique d’une histoire racontée, pour l’avoir moi-même éprouvé. 592 J’avais lu le livre de Bettelheim sur les contes de fées. Je connaissais les effets du bain de parole de la mère sur son petit. Je savais tout cela, mais dans mon cadre professionnel j’étais encore prisonnier de ce préjugé thérapeutique qu’il faudrait absolument que l’autre s’exprime. Or il est souvent difficile d’amener les enfants les plus en souffrance, angoissés ou déprimés, à s’exprimer. Mais on peut les aider aussi en parlant soi-même, à leur place.

J'avais rencontré la maman de Roseline un peu plus d'un an auparavant au sujet du grand frère. Notre entretien l’avait rassurée, et de fait les choses s'étaient arrangées. Quelques jours après la rentrée suivante elle demande à me rencontrer pour sa fille Roseline. Ils viennent tous les trois, Roseline, son père et sa mère. Depuis la rentrée dans sa nouvelle classe avec une maîtresse qui s’est taillée une réputation de sévérité, Roseline ne va pas bien du tout. Elle a peur d’aller à l’école et pleure très souvent le soir. La maman ne veut surtout pas que j’intervienne pour sa fille auprès de l’école. Ce sont des parents très attentifs, très proches de leur enfant, mais qui s’interrogent beaucoup sur leur attitude. Roseline est-elle « mal” ou les fait-elle marcher ? Ils la trouvent «  intransigeante ». Pourtant Roseline a pris sur elle pour aller dire à l’institutrice que, si à la rentrée elle avait peur d’elle, «  maintenant » elle l’aimait bien. Une sacrée démarche pour cette enfant visiblement inhibée. Pourquoi ce jugement d’intransigeance qui conviendrait mieux à l’image qu’ils m’ont donnée de l’institutrice ? Mais ils ont une réelle incapacité à exprimer le moindre reproche à l’égard de cette maîtresse qui les atteint pourtant à travers leur enfant. Ils essaient de «  positiver ». Cette maîtresse, après tout, fait beaucoup travailler ses élèves. C’est donc à Roseline de changer.
Roseline veut bien me rencontrer toute seule pour qu’on parle. On se rencontrera quatre fois. A la veille de la rentrée des vacances de la Toussaint, comme elle pleurait beaucoup, sa maman lui a dit de me faire une lettre, quelques lignes pour dire qu’elle a peur de se faire disputer. C’est une enfant mince, blonde, pâle, les yeux cernés. Elle se sent
«  moche ». Elle ne voit pas l’avenir en rose…Peu après elle dit qu’elle sera institutrice ; je lui demande en riant si ce sera pour  faire « ch… » les gamins. J’obtiens un sourire.
Mais Roseline a beaucoup de mal à exprimer ses sentiments. Elle se reproche ses réactions. Alors je parle à sa place, j’essaie d’exprimer ce qu’elle peut ressentir. Je dessine avec elle des écoles et des maîtresses, bonnes fées ou sorcières, ou je lui raconte des histoires, celle de la mésange qui ne voulait plus aller à l’école
593 , celle de l’Inspecteur de l’Education Nationale qui vient hanter les rêves des institutrices. Et elle me regarde avec ses grands yeux clairs. Je m’essaie à construire des récits plus métaphoriques. Elle sourit de temps en temps. Elle veut bien revenir me voir.
Je la trouve tout de même un peu déprimée. Je ne suis pas thérapeute et elle aurait besoin de voir un vrai thérapeute. Je ne peux prolonger cette situation. La semaine prochaine je vais discuter avec elle, puis avec ses parents, de la nécessité qu’elle rencontre un professionnel du soin. Mais quand même, quels drôles d'effets que ceux de la simple parole. Ici c’est la mienne, c'est moi qui cause et qui essaie de trouver des mots qui exprimeraient quelque chose d'elle. Et si elle parle peu, elle ponctue notre
«  échange », de quelques mots, d’un sourire, d’un changement de regard. Elle ne dit rien mais regarde, hyper-attentive à tout ce que je dis ou exprime. Et cela doit lui faire du bien puisqu’elle veut revenir. C’est pourtant après l’heure de classe, c’est l’hiver et il fait nuit. Elle pourrait aller jouer avec sa sœur. Est-ce ma parole ou ma seule présence qui la rassure?
À la fin de l’histoire, Roseline n’a vu personne. Depuis elle m’a envoyé une lettre pour me remercier et me dire que tout allait bien.

Notes
590.

On peut cependant conduire l’examen psychologique de façon à évaluer cette pente. Le bilan a une durée, on peut en dégager la flèche. Il est une petite histoire

591.

Ces deux citations sont extraites de «Totalité et infini”, p. 82.

592.

Même la simple lecture, sans les effets physiques de la voix de celui qui conte, a des effets dynamisants. La lecture n’est pas un exercice passif, elle entraine un travail créatif. Toute lecture est une co-création.

593.

Adaptation libre d’un conte de J. Salomé «Contes à aimer, contes à s’aimer”, Albin Michel, 2000. A partir de contes divers, d’albums, de petits livres comme les «Max et Lili”, nous essayons de construire des «métaphores thérapeutiques” (sur ce sujet voir le très ericksonnien «Métaphores thérapeutiques pour enfants” de J.C. Mills et R.J. Crowley). Il n’est pas nécessaire d’être «master” en thérapeutique Eriksonienne pour utiliser avec profit des histoires métaphoriques.