La parole, outre le fait, sur le plan affectif, de libérer l’émotion, d’éviter la stase, de la prêter à quelqu’un qui vous aidera à la « digérer », au-delà aussi de ce qu’elle permet sur le plan intellectuel, prendre du recul, nous distancier « métacognitivement », au delà de tout cela, la parole participe à la construction de la personne par la mise en histoire de son passé. Avec des mots, le psychologue calme et apaise, avec des mots il met du sens, il redonne vie à une pensée bloquée par une fatalité, il reconstruit une histoire et lui donne un futur. 594 On parle pour attester, attester du passé, pour sauver la mémoire blessée 595 . C’est un temps nécessaire. Ensuite doit venir le temps où l’on atteste de l’avenir, où l’on promet et l’on s’engage 596 . Le récit ne nous enferme pas dans le passé ou l’imaginaire du futur ; en nous ouvrant des possibles il nous pousse vers le réel : ‘«’ ‘ il y a une sorte de réciprocité entre la capacité de faire des projets et la capacité de se donner une mémoire (…) les projets fondamentaux que nous constituons s'appuient aussi sur les histoires que nous racontons ’» P. Ricoeur. 597
Nous avons vu, dans la première partie de ce livre, que ce pouvoir de la parole vient de loin. Il s’origine dans les enveloppes narratives par lesquelles la mère étaye le développement de l’enfant. C’est par des récits, d’abord à travers la parole de sa mère, puis la sienne propre, que l’enfant peut se construire comme personne. C’est sur eux que s’étaie la psychologie naturelle qui nous permet de nous comprendre et de comprendre les autres, de les aider ou de les soigner aussi. Nous avons vu la naissance chez les psychanalystes de cette idée que le thérapeute, prenant en quelque sorte le rôle de la mère défaillante, devait son efficacité à la place qu’il donnait à la narration 598 . Cette conception nous intéressait, car elle permet de réduire en partie le fossé qui séparait les psychanalystes des autres psychologues. Si comme le dit Polonoff, ‘«’ ‘ le self d'une vie est un produit de notre récit »’ (p. 122), il n’est peut-être pas toujours nécessaire pour aider quelqu’un à se reconstruire, tout au moins dans les cas les plus simples, de passer par un long travail de déconstruction et d’interprétation.
L’accent mis aujourd’hui sur le récit de son histoire, n’a pas touché seulement les psychanalystes. Le tournant narrativiste a aussi libéré d’autres écoles thérapeutiques de leurs dogmatismes (ouvrant du coup à un dialogue plus facile entre ces différentes écoles). Ainsi M. Elkaïm lui-même vient de nous faire savoir 599 que les thérapeutes familiaux ont désormais opéré la conversion du systémique au narratif et des métaphores cybernétiques aux métaphores littéraires. Ce déplacement s’est effectué selon lui en deux temps. D’abord l’adoption du postulat «constructiviste”, sous l’influence de N. Goodmann et P. Watzlavick 600 . Puis l’affirmation du postulat narratif : si notre réalité ce sont nos histoires, on peut changer la réalité douloureuse d’un patient en le faisant changer d’histoire. Si la réalité qui fait problème n’est qu’une histoire empétrée, contraignante, «saturée par le problème” comme dit un des principaux théoriciens M.White, alors il faut neutraliser cette histoire et ouvrir le champ à d’autres histoires possibles, par divers procédés plus ou moins directifs. Du plus amène (H. Anderson et H. Goolishian du Galveston Family Institute) la co-création par la «conversation” entre patient et thérapeutes(s), au plus intrusif comme avec « l’équipe réfléchissante » de T. Andersen 601 ou la thérapie par les solutions de De Shazer. 602
Mais le thérapeute le plus représentatif du point de vue narrativiste est sans doute M. White, thérapeute australien d’Adélaïde, né à la thérapie avec Bateson et la systémique, puis influencé par M. Foucault, le constructionnisme de Gergen et le déconstructionnisme de J. Derrida, avant d’être converti au narrativisme par J. Bruner. 603 . M. White dit à présent que ‘«’ ‘c’est par le biais des narrations ou histoires qu’on entretient au sujet de sa propre vie et de celle des autres qu’on donne sens à son expérience. Non seulement ces histoires déterminent le sens qu’on donne à son existence mais elles ont aussi un effet important sur ce qu’on choisit de vivre en pratique”’ 604 . Dans la pratique, pour substituer une histoire de rechange à l’histoire saturée par le problème, M. White ne travaille pas différemment des équipes évoquées précédemment, utilisant des procédés semblables aux leurs, depuis l’ouverture des possibles par le dialogue, jusqu’aux questions plus directives mettant l’accent sur des séquences positives négligées. 605
Dans la pratique du psychologue scolaire, aussi réduites dans le temps que soient ses interventions, il y a toujours une place pour le récit de soi. Parfois les parents ou l’enfant (ou même l’enseignant ) s’emparent de cette place, et nous racontent tel ou tel événement symbolique de l’histoire de leur enfant, ou de la leur. Parfois il faut leur tendre la perche. Voilà qui devrait réhabiliter le sens et la portée de ce qu’on appelait anamnèse, d’un mot un peu rébarbatif mais qui veut dire simplement récit de soi, récit de soi interrogé et guidé. C’est le moment où est donnée l’occasion aux parents, mais aussi à l’enfant qui entend, de faire le lien avec leur propre itinéraire scolaire, leur rapport à l’école, de reconstruire un récit de vie, l'histoire de la famille des grands-parents, des parents, de l'enfant. C’est faire retour sur le passé pour orienter l'avenir.
‘ Ce sont les parents de Modeste qui ont demandé à me rencontrer sur les conseils de l'instituteur. Ils décrivent leur enfant comme « un peu réservé », « obéissant », n'ayant pas de difficultés particulières. Ils le disent même, au début, « très heureux et bien dans sa peau » ; mais pas à l'école. Il y va de plus en plus à contrecœur, et en ce moment, « il lâche tout ». Quand l'instituteur a vu la chute des notes en cette fin d'année, il leur a conseillé de contacter le psychologue scolaire. Modeste est au CM 1 dans un CM1-CM2, et malgré ses difficultés le maître va le faire passer au CM2. Les difficultés actuelles sont l'aboutissement de plusieurs années où il arrivait juste à se maintenir à flot. A la fin du C.P. déjà, il ne savait pas lire couramment. Il a des difficultés à réciter ses tables. Il se bloque. C'est un enfant lent et qui finit par démissionner s'il ne réussit pas assez vite. C’est le père qui insiste : « il est pas persévérant, il abandonne » ; « il lui faut deux heures pour préparer une auto-dictée ». C’est alors que la mère me parle de sa « très grande timidité » qui inquiétait déjà l'institutrice de maternelle et qui l’a sans doute gêné au C.P.. Jamais il n’a accepté de prendre la parole ni de lire devant ses camarades ou devant la maîtresse seule. La maman qui trouvait la méthode « un peu bizarre » avoue n’avoir sans doute pas bien su l’aider. Avec son maître actuel qu'il connaît depuis le CE 2, tout va bien « question relations”. Mais « question travail scolaire c’est la galère”. Sauf pour l'histoire, la géographie l'archéologie, « ça le passionne » . Il regarde régulièrement E=M6. Il dessine bien et a manifesté le désir de réaliser une bande dessinée. Les parents l'ont inscrit à une activité dessin. Il a sa chambre à lui. Il a une petite sœur de cinq ans et demi à la personnalité affirmée qui va entrer à la grande école, et le fait que cette battante se retrouve dans la même école que son frère les inquiète beaucoup.Sans doute les entretiens ne sont-ils pas toujours aussi denses que celui-ci. On peut aussi raconter sa vie pour surtout ne pas changer, pour fixer sa vie, la figer dans la nostalgie du passé. Le psychologue devra s’interroger sur la validation à donner ou non à ces récits. Mais il arrive parfois que cela se passe ainsi, qu’un récit de soi relance une dynamique psychique individuelle et/ou familiale.
Redonner sens, cela ne fait pas simplement par la simple libération de l’émotion –la catharsis-. Le sens a rapport à la rationalité, c’est une construction ( Une oeuvre d’art est le fruit d’un travail ). Donner sens à une histoire, c’est y introduire des vecteurs, des lignes directrices. Nous verrons tout-à-l’heure, à propos de l’évaluation, qu’il s’agit encore de mettre du sens dans une situation où le sujet ne comprend plus rien. (Méfions-nous cependant des formules. Donner du sens n’est pas le pharmakon universel. A propos de la question de la violence à la télévision, on entend tel psychanalyste sans cesse répéter que le remède serait de donner du sens. Mais le sens de certaines images n’est que trop clair et traumatisant en cela pour les enfants. Oui, il faut en parler avec eux, mais non à certaines images).
Mémoire d’un individu ou d’une communauté. « Il y a des crimes qu'il ne faut pas oublier, des victimes dans la souffrance écrit moins vengeance que récit. Seule la volonté de ne pas oublier peut faire que ces crimes ne reviennent plus jamais » Temps et récit, t. 3, p. 275.
Voir le dernier chapitre de cette partie sur «Le temps du projet”.
Entretiens avec P. Kemp, cité par F. Dosse, p. 553.
Nous aurons sans doute à nous interroger sur cette «maternisation” de la thérapie. Pour nous il ne s’agit que d’une face de la thérapie, aujourdhui sur le devant de la scène. Il n’est pas facile aujourdhui de faire entendre que le psychologue peut aussi aider en étant très directif.
«Constructivisme, constructionnisme social et narrations: aux limites de la systémique”, in «Panorama des thérapies familiales”, ss. la dir. de M. Elkaïm, Paris, Seuil, 1995.
Pour eux la réalité n’est qu’une construction parmi d’autres également possibles. L’adoption de ce postulat, en libérant la thérapie des contraintes de la position systémique, permettait des ouvertures vers de nouveaux développements, par exemple le passage de la thérapie systémique à la thérapie brève.
L’échange est scandée par deux temps. Deux groupes de conversants, dans deux espaces, séparés par la glace sans tain, échangent alternativement. Tantôt c’est au groupe client(s) et thérapeute de converser, tantôt c’est à l’équipe d’observation d’échanger sur ce qui a précédé et au client d’écouter leurs propositions, ou leurs ébauches.
L’équipe des thérapeutes intervient constamment sur le discours du client pour ramener la «conversation” du problème vers les solutions ( Pour De Shazer c’est parce qu’on parle d’une chose qu’on la crée).
Sur la «thérapie narrative” de Mickael White - and co.- nous avons utilisé l’article de J.L. Zimmermann et V.C. Dickerson, «Les narrations en psychothérapie et le travail de Mickael White”, dans le «Panorama des thérapies familiales” de M. Elkaïm déjà cité, p.533-554, ainsi que celui de G. Lavoie et A. Henley «La conversation thérapeutique ou la construction des possibles”, in «Dialogues”, Erès, Toulouse, 144, 2ème trimestre 1999, p. 19-50.
M. White «Deconstruction and Therapy”, in «S. Gilligan & R. Price Eds. «Therapeutic conversations”, New York, W.N. Norton, 1993, p. 36, cité par G. Lavoie et A. Henley «La conversation thérapeutique ou la construction des possibles”, p. 32.
Si nous insistons sur lui, c’est que de tous ces chercheurs il est celui qui a le plus réflechi sur la narrativité, essentiellement d’ailleurs à partir des analyses de J. Bruner, et qui l’a mise le plus en avant.