La parole, la science et le lien.

Parler soulage et apaise. C'est un principe bien connu de la psychologie naturelle. Alors que des chercheurs qui se veulent scientifiques, tentés de se rattacher aux sciences nobles, hier par le conditionnement, aujourd'hui par le traitement de l'information et les neurosciences, s'enferment dans leurs laboratoires pour y naturaliser l'esprit, ce qui ne veut rien dire d’autre que déshumaniser l'homme (le débarrasser des intentions, du sens, de l’intériorité), d'autres psychologues sont sollicités de toutes parts pour remettre un peu d'humanité, de sens, d’intériorité, dans la vie d’hommes qui ont besoin de parler à d'autres hommes pour relancer cette vie psychique que les réductivismes de toutes sortes s'obstinent à leur dénier. Suivant les situations, les méthodes, les cadres de soin, la place donnée à cet échange de paroles est plus ou moins importante. Elle peut être le tout de la rencontre, c'est le cas pour les psychologues cliniciens qui oeuvrent dans les milieux de soins pour s'occuper des maladies de l'âme et maintenant des traumatisés de la vie. Elle peut n’être qu'une partie de la rencontre, c'est le cas pour les psychologues scolaires par exemple qui sont le plus souvent conduits par leur mission a accorder une partie importante de leur travail à des évaluations, mais qui ne peuvent ignorer que toujours la relance et la dynamisation de la vie psychique passe par un échange de paroles 623 .

C'est ce que soulignait avec une certaine véhémence Françoise Parot, dans sa conférence à l'Université de tous les Savoirs, conférence dont de larges extraits furent repris dans ‘«’ ‘ Le Monde »’ du 4 avril 2000, sous le titre de : ‘«’ ‘ Un bain de mots qui calme et humanise »’. Dans cette conférence F. Parot faisait ce procès, qui nous a beaucoup occupé nous-mêmes, de certains de ces scientifiques qui en projetant de naturaliser l'esprit, veulent la mort de la psychologie, cette discipline douteuse, aux concubinages suspects. F. Parot y soulignait avec raison le contraste de condition et de projet entre cette aristocratie de chercheurs en laboratoire qui veulent « déshumaniser » l’esprit, et la masse de ces praticiens : «  d'autres psychologues, d'un genre différent, nombreux eux aussi, beaucoup plus nombreux, qui recueillent dans la pratique les victimes que nous sommes de ces discours déshumanisants. Ceux là, ce sont les psychologues cliniciens. Ces praticiens, il y en a dehors, dans certains immeubles, dans les écoles, dans les crèches, aux restos du cœur, dans les hôpitaux, au chevet des mourants, des accouchées, des à peine nés, des victimes d'attentats, et même des animaux domestiques... Ceux-là cherchent aussi mais autre chose, ils cherchent à aider, à faire passer le mal de vivre, d’aimer ou de mourir, avec des paroles de réconfort ou d'encouragement, et en s'ouvrant aux paroles des autres, en les écoutant même avec tant de patience qu'ils s'assoupissent parfois. Ceux là font prendre des bains de mots qui disent la souffrance psychique ou qui la balbutient ; selon la formule de Heidegger, ils ‘«’ ‘ plongent dans le sens ». Ils ont une fonction, un devoir, ils doivent donner un sens à ces mots, à cette souffrance, c'est-à-dire l’intégrer dans une histoire personnelle, collective, calmer en humanisant… »’.

C'est un beau texte qu'il faudrait citer intégralement, tant il arrive à dire en peu de mots, mais avec émotion et justesse, ce que nous avons sans doute un peu lourdement développé dans les pages précédentes. En même temps par sa véhémence, il nous fait prendre conscience de nos propres excès argumentatifs. Après tout, on ne peut faire le procès de tous les chercheurs de vouloir déshumaniser l'homme. C'est d'ailleurs ce que répondait J. Decety à F. Parot, dans une lettre parue dans le bulletin (à diffusion confidentielle) de la Société Française de Psychologie d’août 2000 : « A ma connaissance », disait-il, « nul ne conteste la valeur de la psychologie clinique telle que la décrit F. Parot. ». « Nul », n’est pas tout à fait juste. On n’a pas oublié l’homme neuronal de Changeux, quoiqu’il soit le produit plus du philosophe scientiste que du scientifique il est vrai. Mais quand J. Decéty ajoute ‘«’ ‘  à l’inverse de F. Parot, je pense que la psychologie dépérirait rapidement si elle se coupait des autres disciplines scientifiques, en particulier des neurosciences »’, on ne peut que lui donner raison. Une certaine psychologie disparaîtrait avec une telle coupure, chacun retournant à ses chapelles, enterrant un peu plus le projet d’unité de la psychologie, fut-il seulement programmatique. Il nous semble cependant que c'est plutôt dans le camp des neurosciences, que l'on a le désir de se couper de la psychologie humaine, naturelle, clinique. Quoiqu’il en soit, toute recherche de coupure, qu’elle vienne de l’un ou l’autre bord, est préjudiciable à la psychologie vivante. La situation de la psychologie scolaire est exemplaire de ce point de vue. Comment le psychologue scolaire pourrait-il se couper par exemple des recherches menées dans les laboratoires de neurosciences sur la dyslexie. Mais d'un autre côté, comment pourrait-il se fermer à l'expression de la souffrance du mal lire ou à l’éveil du désir de lire, d’imaginer une histoire. Ce problème capital des difficultés d'apprentissage de la lecture à l'école ne sera pas résolu seulement par des actions médicales. Dans la pratique, c’est dans des interfaces, chez des médiateurs qui ne soient coupés ni des sciences cognitives, ni des pratiques psychiques humanisantes, que peuvent se construire des solutions, toujours provisoires, et au bout toujours particulières.

Il est temps de clore nos réflexions sur le rôle de la parole dans le travail du psychologue. L’objectif de ce premier chapitre sur la pratique était de souligner la place à laisser à la parole, ses conditions et ses limites. La rencontre psychologique n’a de sens et d’effet que si elle permet d’abord d’ouvrir un espace à la parole de l’autre. Le psychologue scolaire, comme tout psychologue, doit accueillir et accompagner la parole de ceux qui s’adressent à lui, parents, enfants, enseignants. Sa démarche est scandée par des temps de parole. Il y a eu un premier temps de parole lors de la rencontre initiale avec les parents et l’enfant. Il y aura un deuxième temps de parole, un temps constructif celui-là, celui du projet avant qu’ils ne se séparent. Car la parole n’est pas tout. Ouvrir à l’autre un espace d’expression ne suffit pas toujours, particulièrement en psychologie scolaire. L’école est avant tout un lieu d’éducation. Oeuvrant en son sein, le psychologue scolaire doit participer à la réussite des apprentissages. S’il doit donner une place à l’expression, ce qu’il fait lors de ses entretiens, son rôle spécifique l’emmène le plus souvent au-delà. Le projet qu’il va aider à construire dépasse la pure expression d’un désir. C’est une parole qui « engage » les partenaires de l’acte éducatif, parents, enfant, enseignants, sur des actions concrètes, et qui a donc besoin de s’appuyer sur un état des lieux. Qu’est ce qui est possible en fonction des contraintes et des potentialités de la situation ? C’est pourquoi dans la pratique du psychologue scolaire, et en cela son travail diffère de celui du psychothérapeute d’orientation psychanalytique ou non-directive, une place importante doit être donnée à l’évaluation. C’est à l’analyse de ce travail spécifique que nous allons consacrer le chapitre suivant.

Notes
623.

Même dans les thérapies cognitivistes comportementalistes, on accorde de l’importance aux mots, bien qu’on en survalorise le sens cognitif.