Histoire d’une critique

Il n’est pas inutile avant d’apporter des éclaircissements sur la fonction des évaluations, de revenir sur l'histoire des critiques adressées aux tests en particulier et plus généralement à toutes les techniques évaluatives. Ces critiques ont en effet laissé des traces sous forme de stéréotypes, dans la pensée d’aujourd’hui. Pour ce survol historique nous nous appuierons sur les travaux effectués par A. Ohayon, et en particulier un article du Journal des Psychologues, d’Avril 2001 627 .

Dans cet article, A. Ohayon fait observer que les lignes de clivage quant à la valeur et au rôle des tests sont assez inconstantes, signe selon nous du caractère idéologique de ces jugements. Dans la querelle sur les tests les fronts se renversent et les arguments passent d’un camp à l’autre. Ainsi dans les premiers temps ce sont les progressistes qui les préconisent, au motif qu’ils mettent au jour les mérites réels des individus, 628 contre les conservateurs qui défendent les héritages. Mais une génération plus tard, la gauche les dénonce comme des instruments de sélection et de reproduction sociale, tandis que la droite libérale et anti-égalitariste y voit des instruments au service du mérite individuel.

Tout à fait symbolique de ces avatars de la psychométrie, c’est dans ces républiques socialistes qui projetaient de fabriquer des hommes nouveaux, que débuta le premier épisode notable de la croisade anti-tests. Au commencement, psychométrie et psychanalyse, auréolées du prestige des sciences modernes, avaient la faveur du pouvoir. Mais bientôt Makarenko se met à les dénoncer comme pratiques bourgeoises, anti-prolétariennes. Une accusation aux sérieuses conséquences dans le contexte de l’époque. Spielrein, le promoteur de la pédologie, est bientôt arrêté par le N.K.V.D, les journaux « Pédologie » et « Imago » interdits. A. Ohayon rappelle qu’en France dans les milieux psychologiques, où l’influence du parti communiste était grande, on étouffa l’affaire. Wladimir Drabovitch, psychologue russe réfugié en France eut beau en appeler à H. Wallon 629 , les psychologues firent la sourde oreille. Il faudra même attendre 1986 pour que l'on porte à la connaissance des psychologues français le décret russe du 4 juillet 36 condamnant la psychotechnique. Ainsi pendant de nombreuses années des psychologues français durent assumer cette position ambivalente de défendre en France la psychologie, et même de la promouvoir dans des plans de réforme de l'enseignement, tout en célébrant simultanément la science soviétique, qui elle la condamnait.

En France c’est seulement dans l’après guerre que ces analyses commencent à être répandues par le canal d’un trotskiste, Pierre Naville, dont la ‘«’ ‘ Théorie de l’orientation professionnelle »’(1945), va présenter les tests comme instruments de sélection sociale au seul profit des classes possédantes. En janvier 51, c’est dans le numéro 1 de ‘«’ ‘ La Raison, cahiers de Psychopathologie scientifique ’», que la croisade anti-tests est lancée chez les communistes. L’éditorial de Le Guillant dénonce comme sciences bourgeoises : ‘«’ ‘ la méthode des tests et toutes les spéculations psycho-mathématiques, la quasi-totalité des doctrines psychiatriques en vigueur, de la phénoménologie à la psychanalyse »’ 630 .

Cette fois Maurice Reuchlin essaie d’engager le débat. Comment peut-on dire que les tests psychotechniques n'ont d’autre raison d’être que d’empêcher les travailleurs de trouver un emploi ? Supprimerait-on le chômage en supprimant les tests ? ‘«’ ‘  Quand proclamerez-vous que les examens pulmonaires et radiographiques ont un contenu de classe et qu'ils donnent régulièrement tort aux ouvriers comme le dit Snyders à propos des tests ’» (ibid). Mais chez Wallon comme chez ses élèves, ainsi René Zazzo, déchirés entre engagement politique et position scientifique, le silence est assourdissant,

Paradoxalement 631 , c’est aux Etats-Unis, pays bourgeois et capitaliste, que va naître la deuxième épidémie de critiques, qui se répandra ensuite en France dans les années 60-70 chez les intellectuels de gauche, pour culminer avec le livre de M. Tort sur le Q.I.. Cette nouvelle vague de critiques nous semble être née du succès médiatique rencontré par le livre de Rosenthal sur l’effet Pygmalion.

Dans son livre : ‘«’ ‘ Pygmalion à l’école ’» 632 , Rosenthal démontrait que les élèves arbitrairement gratifiés d’un bon Q.I., se mettaient à améliorer leur niveau scolaire. On connaissait depuis Binet l’effet de l'image qu'un instituteur a de son élève sur ses attentes, et par voie de conséquence sur ses résultats. La nouveauté vient ici de l’accent mis sur le Q.I., et non sur les autres signes de reconnaissance : façon de s'habiller, de s'exprimer, profession de ses parents, qui conditionnent tout autant sinon plus les attentes des enseignants. On ne s’attardera pas dans la critique de cette expérience. 633 Disons que Rosenthal avait créé une situation artificielle et qu’il avait organisé le recueil des données de manière à obtenir une démonstration spectaculaire. L’effet d’attente existe, mais l’annonce d’un Q.I. est loin d’avoir les effets dits par Rosenthal. Quoiqu’il en soit l’effet Pygmalion produisit une impression durable et passe encore pour une vérité scientifique.

A partir de l’ ‘»’ ‘ effet Rosenthal ’», la croisade anti-tests culmine avec l’ouvrage français cette fois, sur ‘«’ ‘ Le quotient intellectuel »’, que Michel Tort fit paraître en 1974 aux éditions Maspero 634 . A ce normalien althussérien, la Science a révélé que ‘«’ ‘  le test est en lui-même, dans sa construction, un dispositif idéologique de classe »’. Dans un champ culturel/médiatique où viennent d'éclater les travaux de Bourdieu sur les Héritiers et leur reproduction et ceux de Beaudelot et Establet sur ‘«’ ‘ L’école capitaliste en France ’» 635 , toute réponse sérieuse au pamphlet de Michel Tort est sinon impossible, en tout cas inaudible. Michel Tort est soutenu, promu, parfois encensé par tous les médias qui comptent : Le Monde, Libération, Le Nouvel Observateur, Témoignage chrétien… Ceux 636 qui proposent d’analyser sérieusement les chiffres de M. Tort ne seront pas entendus. R. Zazzo et M. Reuchlin eux font silence.

Voilà, sommairement rapportés, les termes du débat idéologique sur les tests. 637 Un discours a dominé, dont l’effet persiste dans l’inconscient collectif, et pèse encore sur le réflexe de méfiance à l’égard des évaluations et de la démarche de diagnostic.

Notes
627.

A. Ohayon, «Fondements et usages des tests. Une histoire critique”, «Le Journal des psychologues”, n° 186, pp. 22-29.

628.

Point de vue dominant encore après la deuxième guerre, ce qui justifiera la proposition de créer une corps de psychologues scolaires, dans le plan Langevin-Wallon.

629.

«Que M. Wallon se fasse traduire l'article de Kolbanowsky dans les Izvestia du 21-10-36. Le chef des psychotechniciens russes le savant Spielrein est déporté en Sibérie dans la malsaine région de Touroukhansk «.

630.

Cité par A. Ohayon, p. 27. Derrière l’argumentation politique, A. Ohayon soupçonne le réflexe de défense corporatiste du médecin menacé par l’émergence d’une nouveau corps professionnel.

631.

Mais nous avons déjà souligné le caractère nomade de ces arguments idéologiques.

632.

R.A. Rosenthal, L. Jacobson «Pygmalion in the Class-room”, 1968, tr. fr. «Pygmalion à l’école”, 1971.

633.

Les critiques furent nombreuses aux U.S.A. (Thorndique, Snow) et en France (Carlier et Gottesdieber). Les vérifications de cette thèse sont peu concluantes.

634.

M. Tort, s’était déjà distingué quelques années auparavant par un article incendiaire («condensé du terrorisme intellectuel de l’époque” selon F. Dosse, 2001, p.333) contre Paul Ricoeur. Le ton de ce livre-ci n’est pas moindre. Dans la conclusion par exemple il amalgame le communiste R. Zazzo à Alexis Carrel, en lui prétant cette affirmation que «les ouvriers sont pour une bonne part des déficients intellectuels”(p.194).

635.

Les effets réels de ces dénonciations de l’école furent de démotiver les enseignants. Un effet désastreux pour les enfants les plus défavorisées. Même critique de l'école « capitaliste » chez J. Foucambert (1986) quand il dénonce les méthodes de lecture syllabique, imposées selon lui à l’école publique dans l’unique but de décourager les fils des prolétaires.

636.

M. Huteau et J. Lautrey, « Artefacts et réalité dans la mesure de l’intelligence », L’Orientation Scolaire et Professionnelle, 1975, n°2, p.169-187. G. Pire, « Des enfants et des tests », Liège, Dessain.

637.

Nous n’avons pas le temps d’étudier l’impact de ces thèses à la télévision. Nous pensons au documentaires de Tony Lainé comme «Alertez les bébés”.