De l’importance de l’évaluation.

L'inutilité évidente de certains bilans, ne servant qu'à énoncer un diagnostic ou à faire un beau compte-rendu, l'abus même de la nosographie, ont entraîné des réactions d’opposition en partie justifiée mais qui sont allées jusqu’à nier le bien-fondé de toute évaluation en ne retenant que son aspect négatif et aliénant. Le diagnostic en effet peut paralyser la démarche de changement, s'il range le sujet dans une catégorie close avec un pronostic définitif. Pour autant peut-on faire comme si seule comptait la parole du client. L'absence d'une évaluation peut déboucher sur une position tout autant aliénante car entièrement subjective.

On a reproché à l’évaluation d’être à l’affût des « manques » du sujet. Ce qui marquerait le diagnostic de négativité. Le plus souvent la base de ce reproche vient de ce qu'on assimile le diagnostic au dépistage d'une déficience. 638 Mais d'une part ce dépistage de déficiences n'est pas inutile, tout dépend de ce qu’on en fait. D’autre part ceux qui font ce reproche sont les mêmes qui développent par ailleurs une conception fondamentale de l’homme comme marqué par le manque, le Désir, la Négativité.

Enfin le diagnostic dans sa pratique réelle, conduit le plus souvent à écarter des soupçons inutiles, évite d’engager l’intervention dans une impasse. Ce qu’il y a derrière un trouble est toujours très complexe. Nous devons donc d’abord nous méfier de l’application automatique de schéma simplistes. Il y a un certain nombre de questions à passer en revue, d’hypothèses à éliminer, avant de choisir le point sur lequel il paraîtra opportun d’agir. Or aujourd’hui, dans le domaine de la clinique infantile les évaluations détaillées sont de plus en plus rares et souvent il ne reste plus que le psychologue scolaire qui soit en mesure de les réaliser.

Voilà un cas exemplaire. Des parents demandent à me rencontrer. Ils ont adopté deux enfants sauvés d’un orphelinat d’un ex pays de l’Est. Ils viennent me demander conseil sur le redoublement du C.P..
Je ne vais pas rapporter l’ensemble des éléments de cet entretien et la richesse des échanges. Juste ceci. Devant les difficultés que présentait l’enfant en maternelle, l’institutrice férue de psychologie, elle-même en analyse, leur conseille de voir un psychothérapeute familial. Ce qu’ils font docilement. Ils ont clairement conscience des difficultés d’adaptation de l’enfant dans son nouveau milieu. Ils avaient d’ailleurs proposé de l’intégrer dans la classe progressivement, ce que l’école a refusé. Au bout de quelques entretiens familiaux, les parents arrêtent la thérapie. Le gamin y était insupportable, entrainait sa petite soeur dans son agitation, et le père travailleur indépendant devait quitter son travail pour assister aux séances.
Deux principes me semblent-il ont commandé les préconisations prescrites par l’école. Tout irait bien si premièrement l’école s’occupait seule de l’adaptation scolaire de Xsa, et si deuxièmement la famille se faisait
« soigner” de son côté. 639
En cette fin du mois de Mai, on vient proposer aux parents le redoublement du C.P.. D’après ce qu’ils disent c’est pour eux une surprise. L’école ne leur avait jamais souligné les difficultés d’apprentissage de Xsa. C’est seulement à la fin de l’année qu’ils découvrent que l’école avait un projet spécifique pour Xsa, qui était simplement d’améliorer son intégration à la classe et n’incluait aucun objectif d’apprentissage, sans qu’eux-mêmes aient été consultés.
’ ‘Les parents paraissent sincères. Sans retenir tout ce qu’ils disent, il apparaît en tout cas, qu’une seule solution a été indiquée jusqu’à présent aux parents : celle de la psychothérapie familiale, sur laquelle l’école est revenue à plusieurs reprises. Ce qui apparaît en dix minutes d’entretien avec Xsa, c’est qu’il présente un très important retard de langage, qui nécessiterait à lui seul une prise en charge orthophonique lourde.’ ‘ Ce qui s’impose à nous c’est qu’a manqué jusqu’à présent une évaluation détaillée et précise des difficultés de Xsa. Proposer aux parents de se faire accompagner psychologiquement, n’est pas en soi une mauvaise idée, mais si elle conduit à ne pas chercher plus loin, alors cette idée devient nocive. 640

Dans le cas précédent un bilan détaillé était nécessaire pour mettre en place les soins et rééducations adaptées. C’est ce que nous avons décidé ensemble de faire en fin d’entretien.

Le cas suivant est moins dramatique. Il s’agissait bien là pour le coup d’entendre une angoisse des parents peu justifiée par des troubles réels chez leur garçon. Beaucoup penseront qu’il aurait fallu les renvoyer à eux-mêmes. C’est pourtant l’acceptation de leur demande d’évaluation qui m’a paru la meilleure solution au problème.

J'ai reçu récemment ces parents venus d’une vallée lointaine et perturbés par une remarque maladroite de l'enseignant. Lors de leur dernière rencontre, celui-ci leur dit incidemment que lorsque Odilon était arrivé dans l’école, à la dernière rentrée, il s’était demandé s’il n'était pas  »  autiste ». Eux-mêmes trouvaient à présent que leur enfant s’isolait beaucoup. Il était très souvent à l’écart dans la cour de l'école. Odilon assistait à cet entretien, un peu intimidé sans doute mais très attentif et réactif. J’ai dû secouer la tête. Je leur dis que dans cette école au fort pourcentage de fils de rudes montagnards il n’était pas surprenant que Odilon peine à s’intégrer, il ne connaissait pas les rites, les mots, il n’avait pas les mêmes intérêts, cela suffisait à expliquer son isolement.
Eux-mêmes n’aspiraient-ils pas à revenir habiter en ville ? Ils convenaient de tout cela mais ils n’étaient pas rassurés pour autant. Ce qu’ils voulaient, c’est que moi, l’expert, avec mon savoir et mes instruments de psychologue, je fasse les examens nécessaires pour vérifier que derrière les difficultés relationnelles de leur enfant apparues depuis son arrivée dans la classe, ne se préparait pas quelque effondrement majeur.
Aurais-je dû me cantonner dans un simple rôle d’écoute ? une occasion offerte aux parents de se vider de leur angoisse ? Aurais-je dû me contenter de questionner leur demande : leur demander pourquoi ce mot de l’enseignant avait-il pris tant d’importance pour eux, quelle tare, quel secret se projetait là 
641 ? J’ai pensé qu'ils avaient besoin d'être rassuré, non pas qu’on ouvre sous leurs pieds des abîmes. Pourquoi ne pas respecter leur demande, elle me paraissait justifiée et cohérente. Il m’a semblé aussi qu’ils avaient suffisamment de recul à l’égard de leur propre démarche.
J’ai donc vu Odilon à deux reprises. Nous avons parlé, dessiné ensemble, puis fait des exercices de mathématiques où il excellait. Lors de notre première rencontre, Odilon n’a pas montré de problème de contact, même s’il n’était pas très expansif, plutôt introverti. Sur le plan intellectuel, il s’est vite révélé comme un enfant d’une intelligence nettement supérieure à la moyenne, en particulier dans les exercices de type logique ou numérique. J’ai sorti deux trois boîtes de ma mallette de WISC, cela lui a plu, il en redemandait. Scolairement il paraissait également d’un niveau bien supérieur à celui de sa classe. C’est un enfant qui faisait peu d’erreurs mais réagissait avec lenteur, et toujours après mûre réflexion. Odilon avait beaucoup d’imagination polarisée sur les jeux de rôles. Dans son école précédente, ils étaient un groupe de copains à les pratiquer. Sans doute la perte de ces amis, les difficultés liées à l’intégration dans une nouvelle école, renforçaient-elles sa tendance naturelle à trouver refuge dans son monde intérieur. C’était sa façon de se défendre. Mais il avait une imagination mobile, dans laquelle il arrivait bien à me faire entrer.
J’ai demandé à Odilon s’il aimerait sauter une classe pour trouver plus facilement des copains qui lui ressemblent. Il ne le souhaitait pas parce qu’il savait qu’à la rentrée suivante il retrouverait ses anciens camarades dans le collège du secteur. On a parlé de lui, de ses peurs, de la façon dont il pourrait s’y prendre avec ses condisciples et son nouveau maître. Tout notre entretien me confirmait que rien dans le comportement d’Odilon n’était préoccupant. J’ai fait rentrer les parents je leur ai redit comment je voyais les choses, en soulignant, dans la personnalité d’Odilon, et le contexte scolaire ce qui pouvait expliquer le comportement qui avait surpris l’instituteur. Je leur ai parlé des capacités intellectuelles particulières de leur fils, et de la distance supplémentaire que cela pouvait créer avec les enfants de sa classe actuelle. Nous avons parlé de l’année suivante au collège. Odilon leur a exprimé ses attentes. Ensemble nous avons remarqué à quel point cette année était, pour eux comme pour lui, une année d’attente, une parenthèse. Peut-être un jour souhaiteraient-ils qu’on fasse un bilan plus complet ?Peut-être faudrait-il lui faire sauter une classe. Je restais en tout cas à leur disposition et à celle du maître.

Qu’ai-je voulu montrer en rapportant cette intervention ? D’abord que nous n’avons pas toujours à refuser de porter un diagnostic. Après tout, cela fait notre spécificité. J'ai forcément un savoir, une expertise : mes connaissances sur le développement de l'enfant, sur ses troubles, sur les liens de ce développement à sa relation avec ses parents etc. . C'est en raison de ce savoir présumé que des parents demandent mon aide. Je sais bien que leur demande est ambiguë. Ce qu’ils voudraient n'est pas forcément ce qu'il est souhaitable de faire. Ils se leurrent peut-être sur le pouvoir dont je dispose, mais je n’ai pas le droit de leur refuser mes « lumières ».

Les parents d’Odilon avaient besoin d’un « diagnostic » pour écarter un soupçon, calmer un doute aux effets paralysants. Ce « diagnostic » rapporté à la situation, a permis d’apporter des éléments de compréhension. On aura pu noter au passage qu’un examen de diagnostic, ne se réduit pas à la passation distanciée d’épreuves, suivies d’un temps de verdict. On ne fait pas un bilan psychologique comme on fait passer un scanner. En psychologie l’interaction est partie intégrante de l’évaluation. Tout au long de celle-ci, un dialogue s’est poursuivi avec Odilon. En parlant avec lui et avec ses parents, de ce qui se passait à l’école, de ce que serait sans doute le collège, en expliquant ce qui clochait et pourquoi, par quelles raisons, qui tenaient au défaut d’accordage entre Odilon et son école, je crois avoir mis un peu de sens dans une situation pour tous inquiétante, et évité de bloquer les choses. Evaluer, faire passer des tests n’implique par que l’on réduise l’autre à une chose, à un élément passif à classer et à orienter.

Ensuite l’évaluation, et le diagnostic qui en résulte, ne se limitent pas à la recherche des manques, à ce qui ne va pas, ce que le sujet n'a pas fait, ce que les parents ne lui ont pas donné, sur du négatif. Une évaluation psychologique correctement conduite nous fait découvrir aussi des potentialités, les efforts réalisés par le sujet en difficulté pour faire face, les mécanismes d'adaptation mis en jeu, les ressources ouvertes par son fonctionnement psychique, ses mouvements ouvrant sur la création de nouveauté et le changement. Et de ce point de vue n’oublions pas qu’une partie des symptômes observés sont aussi des efforts pour maîtriser l'environnement. Comme nous le disions plus haut, les mécanismes de défense par exemple permettent de récupérer un équilibre, même fragile, même momentanément. 642

Notes
638.

Notez qu’on peut entendre beaucoup de choses dans la recherche d’un manque, ce peut-être la recherche du manque de telle capacité cérébrale ou de telle compétence cognitive, mais aussi celle du manque d'images parentales stables, la recherche d'une carence d'autorité, au sens une absence de règles cohérentes soutenues par un échange chaleureux, l'insuffisance de stimulation culturelle, etc…

639.

Je ne peux donner tous les arguments qui justifient ceci. Cet entretien a duré une heure et demi. Il est vrai que la mère qui a arrêté de travailler pour s’occuper des deux enfants, souffre visiblement de la situation.

640.

Nocive aussi la coupure installée entre la famille et l’école. Vous, parents, allez voir un psychologue. Nous, école, avons notre projet dont il n’est pas nécessaire que vous soyez informés. C’est un schéma qu’on retrouve souvent et qui conduit à renvoyer plus que nécessaire des parents en thérapie.

641.

Le truc classique de la question retournée : mais vous qu’en pensez-vous?

642.

Souvent ces défenses se sont rigidifiés le sujet en est devenu prisonnier alors que plus rien ne les justifie. Une des caractéristiques du sujet sain, normatif est de pouvoir mettre en jeu rapidement et avec souplesse un ensemble de processus défensifs qu'il abandonnera dès que la tension conflictuelle aura baissé. Il y a pathologie lorsque le sujet devient prisonnier de mécanismes de défense qui n'ont plus ici et maintenant, et parfois depuis longtemps, d'utilité, qui ne peuvent même plus faire sens même au terme d'un travail de parole d'une durée raisonnable.