Clinique et évaluation chez l’enfant

Au long de ce chapitre nous allons beaucoup parler de l’évaluation. Nous essaierons de montrer qu’il n’y a pas pour nous de coupure entre évaluation et clinique. En réalité, il y a plusieurs psychologies cliniques. Il y a le clinicien de l’écoute neutre, une espèce des plus générales. Nous avons reconnu au chapitre précédent les bienfaits de la parole. Si la raison de consulter pour un adulte est le plus souvent de trouver un lieu pour s'exprimer, de trouver une oreille attentive, alors, le cadre du type de la thérapie analytique peut fort bien lui convenir. Une évaluation n’est alors pas nécessaire. Mais la clinique ne peut être confinée à une seule façon d’aider, voire à une seule école psychothérapique. 643

D’ailleurs avec un enfant, on se trouve rarement dans ce cas de figure. L'enfant consulte rarement de lui-même, et exceptionnellement avec une demande de thérapie ou d'écoute semblable à celle de l'adulte. Nous l’avons expliqué dans le chapitre précédent. Même si, lorsque l'occasion lui est présentée, il peut la saisir pour dire ce qui lui pèse 644 . Reste qu’il n'est pas à sa portée, le plus souvent, d’évaluer objectivement la situation dans laquelle il se trouve et la cause de son malaise. « Ma maîtresse ne m’aime pas », se dit-il pour expliquer ses difficultés. Il n’est sans doute pas inutile de travailler avec lui sur ce qu’il veut dire par là mais dans la plupart des cas cela ne suffira pas.

Le psychologue scolaire n'est pas un psychanalyste, il n'a pas à conduire une cure, même s'il est important qu'il pense les problèmes avec tout un savoir psychanalytique. Il y a de très bons analystes d’enfants pour le faire. Malheureusement l'impérialisme psychanalytique qui a dominé les années 70, et qui survit chez certains psychologues scolaires et autres intervenants des réseaux peut conduire à quelques errements. Cela conduit par exemple au rejet de toute action de soutien pédagogique ou de rééducation au motif que ‘«’ ‘Réduire le symptôme, c’est faire disparaître le sujet lui-même”’, comme l’affirme péremptoirement Y. De la Monneraye 645 . Or avec un enfant il suffit souvent de le remettre à flot en agissant sur le «symptôme” et de laisser le développement faire le reste.

Cela conduit aussi à des dérapages en forme d'interprétations « sauvages » hors du cadre orthodoxe. Il n’est pas difficile de trouver des exemples de cette dérive. Comme l’histoire de Marcelle, tirée du livre ‘«’ ‘ Psychologie clinique dans l’institution scolaire »’ 646 . Marcelle a été suivie par le psychologue scolaire de son école deux fois par semaine durant cinq ans. Un « suivi » qui s’apparente tout à fait à une psychanalyse, puisque ce qui se passe dans ce cadre est interprété dans ses dimensions symbolique et transférentielle 647 . Par exemple, lorsque après quelques séances « le payement devient irrégulier », et que Marcelle amène en paiement un caillou peint comme un gros œuf, son « psychanalyste scolaire » interprète qu’‘»’ ‘ elle marque sa demande transférentielle d’un double mouvement : -offre d’un œuf à féconder, demande d’un enfant à recevoir du père ; sentiment de ne rien avoir à offrir de soi puisqu’il apparut que cet objet avait été volé à une sœur aînée »’.

Est-ce parce qu’il était impensable pour le psychanalyste scolaire d’agir sur le « symptôme » scolaire autrement que par l’interprétation ? Quoiqu’il en soit, ‘«’ ‘ Marcelle fera deux C.P., puis plus tard deux CE 2 et son niveau sera tout le temps très juste ’». Mais l’important n’est-il pas que ‘«’ ‘ narcissiquement soutenue par l’accompagnement psychologique, elle se montrera capable de faire avec ses difficultés scolaires et familiales ’». Cinq ans d’un suivi bi-hebdomadaire pour « faire avec ». Et Joseph, le petit gitan, Kamel, Aziz, Nora, Youssef, et les autres, dont les cas sont rapportés dans les pages de cet ouvrage ont-ils appris aussi à « faire avec » ? Cet objectif a satisfait sans doute le « psychanalyste scolaire ». Mais les enfants et les parents ont-ils été prévenus d’abord de l’objectif visé,  ont-ils eu voix à la « parole », ont-ils seulement été entendus ? S’agissait-il d’un projet partagé ou d’une intervention ne s’autorisant que d’elle-même ? On peut s’interroger sur les conditions déontologiques d’une psychanalyse ainsi « administrée » 648 .

Quel est l’objectif de l’intervention du psychologue ? C’est d’une façon générale de permettre des changements, d’ouvrir des possibles, par exemple en relançant une activité psychique, en donnant du jeu à un espace bloqué. C’est chez l’enfant d’augmenter son autonomie en étayant, éduquant, renforçant son moi. C’est mettre du sens, non pour satisfaire le plaisir assez vain du psychologue à jouer avec ses interprétations, mais pour dynamiser le fonctionnement mental de l’autre. Or mettre du sens cela se fait parfois en rendant son sens à une histoire comme nous l’avons vu, parfois aussi en élaborant un projet comme nous le verrons. Mais aussi mettre du sens cela peut se faire grâce à une évaluation. Très souvent les parents n’ont pas trouvé dans leurs échanges avec leur enfant ou avec les enseignants, de quoi comprendre la situation. Faire une évaluation évite de multiplier les hypothèses, voire les délires angoissants, face à une situation qui apparaît impensable.

Parfois le psychologue à la fin de son évaluation apporte des conclusions qui peuvent être décisives. Il fournit des explications. En première appréciation donc ces conclusions semblent fermer l'horizon des choix (mais jamais totalement). Tester, évaluer semble a priori aller à l’encontre d’une intervention où le but final est toujours d’ouvrir un espace de dynamisation, de création, de projet. Mais nous pensons au contraire qu’un check-up, aussi négatif qu’il puisse paraître –et il est extrêmement rare qu’il le soit totalement - ne barre pas toute élaboration psychique 649 . Il doit en tout cas être toujours réalisé en pensant à cet objectif.

En réalité évaluation et mise en route d’un projet, c’est à dire comme nous le verrons mise en route d’une dynamique, s’articulent. Pour se projeter dans l’avenir, proche ou lointain, il vaut mieux savoir sur quoi prendre appui, s’étayer 650 . À première vue on est évidemment tenté de privilégier l'ouverture à un maximum de possibles. Ouvrir à l’autre un espace illimité (La tentation d’Icare). Pourtant, à l'inverse, la reconnaissance de contraintes, par exemple d’un handicap, peut, elle aussi, être libératrice. On voit ainsi des parents, que la toute-puissance qu’on leur prêtait avait plongé dans un activisme stérile et épuisant, tout à coup soulagés, se re-mobiliser sur des objectifs plus modestes mais enfin concrets et accessibles. On ne peut en effet soutenir une dynamique psychique en installant l’autre ni dans la toute puissance ni dans l’accablement fataliste.

Si j’ai rapporté un peu de l’histoire scolaire d’Ernest, c’est pour faire contrepoids aux discours sur le désir. Ce père nous a rappelé que le désir ne peut pas tout. Voilà pourquoi évaluer, évaluer le plus fidèlement possible les contraintes et les ressources du sujet et de son environnement, est absolument nécessaire.

Notes
643.

En réalité la question est plus ambiguë. Dire que le clinicien-analyste qui reçoit en entretiens « thérapeutiques », n’évalue pas, ne fait pas un « diagnostic », mériterait qu’on y regarde de plus près (Voir D. Widlöcher, «Psychologie”, Encyclopédie de la Pléïade)

644.

Certains psychologues scolaires réservent un moment de leur temps de présence – le plus souvent dans l’école où ils ont leur bureau- à la disposition des élèves qui désirent les rencontrer. Mais ils ne peuvent faire de même dans toutes les nombreuses écoles de leur secteur.

645.

«Parlons échec, pédagogie de soutien, mode d’emploi”. C.R.D.P. de Nantes 1988, p. 25..

646.

J.P. Neri, S. Tramoy-Werner, C. Farré, P.U.G., Grenoble, 2000. L’histoire de Marcelle est rapportée aux pages 93 et 94.

647.

Si quelques interprétations sont ainsi rapportées, rien, jamais, ne nous est dit de leur effet direct, et donc de l’interaction réelle et/ou fantasmatique entre l’ «analyste” et l’ «analysant”. Dans le récit de ces cas, le sujet est extraordinairement «absent”; ne parlons pas des parents. Seul un discours interprétatif – prophétique- se fait entendre.

648.

On n’est pas dans la situation où un adulte décide de faire une psychanalyse. Nous nous trouvons ici dans un cadre institutionnel imposé, mais en outre une institution qui n’a pas d’objectif thérapeutique (comme un C.M.P., un C.M.P.P ou tout autre établissement de soin).

649.

Ne bloque pas la pensée, qu’il s’agisse de celle des parents, de l’enseignant, de l’enfant, ou du psychologue scolaire.

650.

Nous allons parler essentiellement bilan psychologique, mais il est évident que l’évaluation doit prendre en compte aussi, la situation familiale, les moyens dont dispose l’école, les dispositifs d’aide environnants, etc..