« Métrique » et clinique

Evaluation et clinique ne sont pas antinomiques comme l’a prétendu le courant réduisant la psychologie clinique à la thérapie analytique. ‘«’ ‘ A l’école aussi, une vraie démarche clinique est possible ’», affirme R. Voyazopoulos en titre d’un article du journal des Psychologues 673 . Mais il ne s’agit pas d’une clinique spécifiquement thérapeutique. Au contraire il s’agit d’une clinique générale et englobante. ‘«’ ‘ L’examen psychologique de l’enfant est une démarche spécifique qui s’appuie sur une pratique clinique en référence à de solides connaissances théoriques en psychologie du développement, en psychologie différentielle, en psychologie clinique et en psychologie cognitive, qu’elle tente de concilier ’» 674 . En cela le psychologue scolaire est de fait placé en position d’être le « généraliste », de la psychologie. Ce psychologue « ordinaire » ne peut rencontrer l’autre dans sa globalité 675 , qu’en impliquant le « tout » de sa psychologie dans cette rencontre.

Pour comprendre l’individu dans ses particularités, le psychologue fait donc appel à tout ce qui peut lui venir en aide. Cet homme à tout faire bricole, disons-nous. Il ne rechigne donc pas à utiliser les tests. Du point de vue clinique les tests présentent un avantage et un inconvénient. Leur grand avantage, est d’avoir été étalonnés sur des échantillons représentatifs, et donc de permettre de vérifier de manière objective 676 , si devant le problème proposé le sujet réagit d’une façon conforme ou non à la réaction « normale ». L’intuition pure qui ne serait étayée que sur les normes propres au psychologue risquerait fort d’être trompeuse. En outre, il y a des troubles, des façons de réagir que rien ne fait apparaître au premier abord, ni même les renseignements fournis par l’entourage, ni l’anamnèse et que seule la situation artificielle proposée par un test peut révéler.

Cet avantage des tests standardisés a son revers. Les tests ont a priori un inconvénient pour une approche clinique, c’est justement d’avoir été construits sur une population standard. Nous rappelions plus haut, après P. Gréco, que la clinique est casuiste. Il s’agit d’analyser et de comprendre un cas individuel. Comment aller au plus prés des particularités d’un sujet à l’aide d’instruments étalonnés sur une population moyenne. Soit il faut disposer d’étalonnages variés, ce qui est rarement le cas 677 , soit il faut disposer de batteries multiples et d’une technique de conduite permettant de suivre le sujet au plus loin - nous y reviendrons lorsque nous parlerons de la technique de l’examen progressif -, soit il faut envisager de jouer avec la standardisation, par exemple en revenant après coup sur les réponses du sujet pour une analyse plus fine, comme le conseillait A. Rey, ou en cours d’investigation comme le faisait J. Piaget, chercheur rigoureux et pourtant fin clinicien.

Le clinicien se heurte cependant à un deuxième problème. Les épreuves standardisées présentent un autre inconvénient. Un sujet singulier est un tout, et l’on ne peut espérer comprendre vraiment tel comportement, telle réponse qu’en la rapportant à l’ensemble de la personnalité. Si la clinique est casuiste, si chaque personne est un « cas » singulier, c’est évidemment prise dans sa globalité, et non pour tel trait particulier (par exemple être capable de répondre aux 11 premières questions du test de similitudes du WISC III). Un des principes régulateurs de l’approche clinique, c’est donc de viser la globalité de la personne. Les résultats à un test spécifique, par exemple un test de lecture, ne prennent vraiment sens que dans une analyse prenant en compte l’ensemble des particularités du sujet. C’est en rapportant les productions d’un fonctionnement « modulaire », aux fonctionnements les plus globaux, en d’autres termes aux fonctions supérieures, que ces productions acquièrent leur véritable signification dans l’économie psychique du sujet 678 . L’objectif, qui doit être présent dès le début de l’examen, c’est au final d’intégrer leurs résultats dans un ensemble où ils prendront leur pleine signification. Mais là aussi les exigences de la clinique, aller vers le sujet dans sa globalité, se heurtent aux contraintes de la rigueur. On ne standardise bien que l’élémentaire, le spécifique.

Nous retrouvons là le problème évoqué dans la première partie : la science commence par découper le réel pour le comprendre. On en voit les effets dans la nouvelle psychologie scientifique. L’opposition du global et du spécifique –du factoriel hier, du modulaire aujourd’hui – est à notre avis un dilemme pour la psychologie cognitive. Peut-on reconstituer la personne globale 679 à partir de comportements élémentaires rigoureusement approchés ? La pensée cognitiviste sait bien que la compréhension psychologique, plus loin que la prise en compte d’une multiplicité de facteurs interagissant entre eux, implique de se placer au niveau « molaire », donc intégratif. C’est d’ailleurs pourquoi la nouvelle psychologie cognitive développe des théories de plus en plus globales et complexes, comme celles de R.J. Sternberg, ou de Pascual-Léone. Mais en même temps sa volonté de se maintenir dans le champ scientifique expérimental 680 la contraint à limiter son approche à ce qu’elle peut approcher « scientifiquement », des objets élémentaires. C’est la limite relevée par J. Fodor : on ne peut approcher scientifiquement que les processus modulaires ; le fonctionnement molaire, global, intégratif, échappe à l’approche scientifique.

Sur le plan théorique donc, la nouvelle psychologie cognitive tente de développer des théories de plus en plus englobantes et complexes. Ainsi R. J. Sternberg 681 propose une théorie tentant d’intégrer aussi bien des apports anciens de la psychologie différentielle, les notions de facteurs ou de Q.I., que des apports modernes du traitement de l’information comme les notions d’espace et de vitesse de traitement 682 . Les néo-piagétiens comme Case et Fisher, complètent de la même façon le modèle structuraliste et constructiviste de Piaget pour en corriger les imperfections 683 . Pour Case par exemple, à l’intérieur de chaque stade, l’augmentation de la capacité de l’espace de traitement permet de prendre en compte plus d’éléments (coordination unifocale, bi-focale etc..). Pascual Léone propose un modèle théorique qui se veut exhaustif et universel. Sa ‘«’ ‘ Théorie des opérateurs constructifs ’» 684 , essaie de préserver la construction piagétienne (par rééquilibration) et d’y intégrer des schèmes figuratifs, exécutifs, affectifs même, ainsi que des opérateurs issus de la théorie du traitement de l’information 685 .

Ces modèles complexes qui se veulent exhaustifs restent très abstraits et de peu d’utilité pour le praticien. Cependant, c’est la raison pour laquelle nous nous y sommes arrêtés, ils montrent bien la complexité de l’objet de la psychologie. Ils reconnaissent implicitement les limites d’une approche analytique, et tendent vers une approche « intégrative ». De peu d’intérêt pratique pour le clinicien, au moins peuvent-ils lui rappeler la complexité de sa tâche, jouant ainsi un rôle « régulateur », et fournissant aussi un alibi théorique à leurs bricolages « cliniques ».

Car en contre-partie de cette expansion théorique, rien qui vienne soulager le praticien dans son quotidien. Nous attendons encore les nouveaux tests pratiques d’évaluation dont la fabrication aurait dû découler de ces superbes édifices théoriques, et qui aurait même permis de tester ces théories 686 . Cet échec à passer dans la pratique est sans doute lourd de signification. Alors que la psychologie « scientifique » a une aura sans égale, et au moment où les tests semblent retrouver une certaine faveur, les chercheurs en laboratoire sont peu productifs de tests. Ne travaillent-ils pas eux-mêmes dans leur laboratoire essentiellement à partir d'épreuves anciennes nées dans la pratique comme la Figure de Rey, les épreuves de mémoire du même, les cubes de Kohs ou le Passalong du Grace Arthur.

On peut penser que l'absence de renouvellement dans les instruments d'évaluation, résulte de la coupure déjà signalée entre les laboratoires de recherche et les praticiens. Comme le souligne cet excellent spécialiste des tests qu’est J. Grégoire, contrairement à ce que l'on observe en médecine, le chercheur en psychologie est rarement en contact avec le terrain clinique. Mais la coupure laboratoires de recherche/terrain n’explique pas tout. Pour J. Grégoire 687 , les modèles sur lesquels sont construits les tests neuro-psychologiques sont instables, provisoires ou parcellaires. Ils étudient le plus souvent les fonctions cognitives de patients cérébro-lésés, et pas du tout ce qui intéresserait tout particulièrement les psychologues de l'enfance, le développement des fonctions cognitives chez l'enfant normal. Il y a donc un écart considérable entre la sophistication de la production théorique et la banalité de la production pratique 688 . Le goût de la psychologie cognitive pour l’élémentaire, le rigoureux, le quantifiable, lui rend difficile le chemin vers le concret.

Notes
673.

«Journal des Psychologues”, 166, Avril 1999.

674.

Ibid, page 32.

675.

Rappelons encore que nous ne prétendons ni ne voulons connaître le «tout” de l’autre. Que c’est un principe épistémologique et déontologique dirigeant notre action, que toujours quelque chose de l’autre nous échappera. L’énigme dont parlait E. Lévinas.

676.

Nous avons déjà dit que les tests ne pouvaient prétendre qu’à une rigueur scientifique toute relative. Ce qui convient suffisamment à nos bricolages. Au surplus, nous avons affaire à des individus singuliers aux personnalités et aux histoires originales, qui échapperont toujours aux réductions scientifiques.

677.

Et quand ils existent, ces étalonnages sont souvent «datés”.

678.

C'est par là que les diagnostics par ordinateur seront toujours insuffisants ; même si dans des épreuves très spécifiques ils peuvent considérablement simplifier la tâche du psychologue ( il serait par exemple extrêmement utile de disposer d'épreuves permettant d'analyser finement le type d'erreurs que le sujet fait en mathématiques ; là l'informatique peut-être très performante et d'un très grand secours). A interpréter ensuite.

679.

Dans sa dynamique, sa vie.

680.

Nous avons déjà eu l’occasion de faire remarquer que le psychologie cognitive n’est rien d’autre que l’ancienne psychologie expérimentale d’esprit behavioriste. Ce sont les mêmes laboratoires, les mêmes hommes, seul le sigle a changé.

681.

«Beyond Q.I. A triarchic theory of human intelligence”. 1985. New York, Cambridge University Press. On trouve une présentation en français de cette théorie dans l’article de M. Huteau de l’ouvrage collectif «Cognition : l’individuel et l’universel”; M. Reuchlin, J. Lautrey, T. Ohlmann, J. Marendaz, Paris, PUF, 1990.

682.

Sa théorie triarchique manifeste la volonté de prendre en compte des composantes « componentielles », « expérientielles », et « contextuelles ». Ainsi il met l’accent sur l’importance de l’expérience et du contexte particulier, sur le rôle libérateur de l’automatisation, sur la distribution des ressources attentionnelles, sur la planification et le contrôle de l’exécution.

683.

Case : « comme Piaget, je crois qu'une progression de structures mentales de plus en plus sophistiquées est le moyen le plus approprié pour représenter le fonctionnement intellectuel des enfants à différents stades du développement.(...) Cependant, contrairement à Piaget, je pense que pour représenter adéquatement les structures mentales, il est nécessaire d'utiliser davantage le type de concepts développé dans les modèles de traitement de l'information et de simulation par ordinateur, plutôt que ceux issus de la logique symbolique. » «The Process of stage transition. A new-piagétian View”. In R. Sternberg éd. «Mechanisms of Cognitive Development”, (1984), Freeman and Co., New York

684.

Nombreux articles, comme «A theory of constructive operateurs, a néo-piagetian model of conservation, and the problem of horizontal decalages”, exposé en 1972 au congrés de l’association canadienne de psychologie. Une présentation claire par A. de Ribeaupierre dans «Un modèle néo-piagétien du développement : la théorie des opérateurs constructifs de Pascual-Léone”, «Cahiers de psychologie cognitive”, 3, 327-356.

685.

Calculateur M, espace de traitement. Mais il prend également en compte le style cognitif, les facteurs sociaux, rien ne semble lui échapper.

686.

Le péché majeur de la psychologie cognitive, peut-être plus attirée par le travail avec les ordinateurs que celui avec les hommes, est son amour immodéré des modèles et de la formalisation. Quelle distance entre la pauvreté des problèmes proposés dans les labos (on pense aux inusables Tours de Hanoï) et la sophistication des théories. Au moins la complexité du psychisme est-elle théoriquement reconnue.

687.

« L ‘évaluation psychologique : évolution des modèles et des méthodes », Psychologie Française, n°46-3, 2001, p.195-202.

688.

Prenons un test nouveau à prétention plus globalisante comme le K-ABC (jeune rival du WISC), affichant fortement son positionnement cognitif. Même s’il a son intérêt dans une utilisation clinique, on peut se demander si sa base de construction, l’opposition entre processus « séquentiels » et « simultanés », n’est pas un simple démarquage de l’opposition théorique cognitivisme/connexionnisme.