Vers le sujet. Le spécifique et le global.

Une remarque préalable : pour des raisons tenant à la clarté de l’exposé, bien que la clinique vise toujours un individu total, que les résultats à un test spécifique ne prennent complètement sens qu’une fois rapportés à sa personnalité et à son histoire, nous allons parler dans un premier temps de l’application de la méthode clinique à l’évaluation purement cognitive. Le champ du fonctionnement cognitif est celui qu’interroge le plus le psychologue scolaire pour des raisons aisées à comprendre. Il est aussi celui où l’évaluation est la plus standardisée. C’est pourquoi notre cheminement en direction du sujet, se construira en partant du champ cognitif, avant de s’étendre à l’ensemble de la personnalité.

Comme nous le disions en introduction, la clinique est prise dans une double tension. Elle essaie de rejoindre un sujet singulier, mais lorsqu’elle veut satisfaire aux exigences de la rigueur expérimentale, elle doit s’en approcher avec des méthodes d’investigations standardisées et étalonnées, normées pour un individu moyen. De manière complémentaire elle vise le sujet dans sa globalité ; mais là encore les méthodes satisfaisant aux rigueurs de la standardisation expérimentale retiennent la clinique à contre-sens : vers l’élémentaire et le spécifique. Il semble donc que la méthode clinique ne puisse satisfaire aux exigences scientifiques sans perdre l’essentiel de ce qui la fonde.

Pour nous, le psychologue doit dominer ses tests, il ne doit pas être dominé par eux. Pour ne pas être livré à l’arbitraire de l’intuition pure, il est amené à utiliser des instruments suffisamment objectifs, mais il doit garder assez de liberté avec eux, soit dans la conduite générale de l’examen, soit dans le choix et l’utilisation des tests, pour s’approcher de la personne singulière. Une approche clinique oblige donc à concilier rigueur et souplesse. Elle est donc toujours dans l’entre-deux : ni science ni intuition pure. C’est aussi cela que nous signifions quand nous qualifions cette démarche de « bricolage ». 689

Comment même dans les approches les plus « objectives » sauver malgré tout les intérêts de la clinique ? On peut le faire de plusieurs façons, et à plusieurs degrés. Déjà en utilisant des épreuves standardisées certes, mais globales plutôt que spécifiques. C’est ainsi que A. Binet comme Wechsler défendaient leurs tests contre Spearman. Ils avaient de bonnes raisons pour cela.

Ce n’est pas par incapacité, manque de science ou de rigueur, mais après réflexion qu’Alfred Binet avait retenu pour son test de petites épreuves proches de la vie courante, et faisant appel aux fonctions supérieures les plus globales. On chercherait en vain disait-il l'intelligence dans des fonctions élémentaires comme la sensation ou l’attention 690  ; elle est déjà une fonction complexe. ‘«’ ‘  Compréhension, invention, direction et censure, l'intelligence tient en ces quatre mots »’ explique-t-il 691 . R. Zazzo rapporte ainsi la réaction de Simon quand il lui présenta sa première rectification du Binet-Simon : ‘«’ ‘- Pourquoi cette rigueur, cet excès de rigueur ? Notre instrument n’en demande pas tant. Et la prétendue netteté de vos chiffres risque de brouiller les habitudes, l’intuition qu’une longue familiarité avec cet instrument nous a donnés”’. Cet accent mis sur le sens clinique plus que sur la mesure, était partagé par Binet qui réclamait ‘«’ ‘du tact, du doigté dans l’usage de son test’”. ‘«’ ‘Ce n’est pas, dit-il, une machine qui donne notre poids imprimé sur un ticket comme une bascule de gare”.’ 692

C'est un fonctionnement global du sujet que le psychologue doit prendre en compte pour le comprendre vraiment, et qu'il évaluera mieux à travers des épreuves globales et composites, et au-delà, à travers l'ensemble des évènements de leur rencontre. Même s'il est utile pour lui de dépister tel déficit particulier très spécifique. Si les tests classiques, comme le Binet-Simon et ses dérivés ou le WISC, ont résisté au temps, c'est parce que leurs concepteurs ont été pragmatiques. Ils ont préféré tester d’emblée des réactions globales qu’ils savaient complexes, plutôt que de tenter d’atteindre des processus élémentaires, 693 qu’il aurait bien fallu ensuite recomposer. Binet ne procède pas à une analyse factorielle. Il va vers la personne avec une série d’épreuves dont beaucoup mobilisent sa personnalité entière. Pour mobiliser, comme dans la vie, un peu de toute la personne, il va mettre un peu de tout dans son test.

Les tests conçus au départ comme des tests généraux, essayant de toucher à tout, et d’impliquer différents aspects de la personnalité du sujet (genre tests hochepot) sont sans doute irremplaçables en clinique. Le premier moyen pour l’utilisateur de test de s’approcher de l’autre, sans le découper en secteurs, repose sur l’utilisation d’épreuves suffisamment globales, composites ou grossières, pour mobiliser dans des proportions non quantifiables mais certaines la personnalité du sujet dans tous ses aspects. Avec des épreuves globales on court moins le risque de laisser de coté un élément important. Ainsi faisaient les premiers psychologues. D’où le maintien de la faveur dont jouissent les bons vieux tests.

Certains chercheurs ont essayé d’atteindre l’intelligence pure, de détecter une aptitude spécifique, comme Spearman avec son facteur G. Cette recherche est difficile 694 et un peu vaine. A vouloir isoler un facteur d’intelligence pure, à vouloir construire des épreuves aussi indépendante que possible du contexte social, on finit par détecter une intelligence adaptée aux tests, en oubliant que l'intelligence utile doit être adaptée au monde 695 . On a ainsi voulu gommer les facteurs culturels et sociaux comme s’ils ne faisait pas partie de l'intelligence. Certes lorsqu'on a affaire à des enfants en début d'acculturation les épreuves complexes, comme le Binet-Simon ou le WISC, perdent de leur validité. Il serait légitime, faute de disposer d’épreuves adaptées à leur milieu culturel original, de rechercher des épreuves décontextualisées. Mais celles-ci existe-t-elles vraiment ? C’est une illusion de penser que des épreuves de facteur G, sont indépendantes de tout facteur éducatif. Le plus souvent leur intérêt est simplement d’être non verbales. La recherche de la rigueur a là encore une de ses limites. De la même façon, quand on pense mesurer la mémoire, on mesure la mémoire et toujours autre chose. Plutôt donc que d’essayer d’évaluer de manière précise, tel facteur isolé de façon scientifique par de savantes analyses mathématiques, il est plus facile, si c’est bien le sujet concret que l’on veut rejoindre, d’utiliser des épreuves composites.

Notes
689.

Il serait plus gratifiant de parler d’”art”. Le mot d’ » art », fait aussi bien comprendre la part nécessaire à accorder à la rigueur, et à l’invention. Mais le modèle du bricolage est sans doute bien plus prés des conditions réelles de l’exercice pratique de la psychologie. Etre un bon artisan est déjà beaucoup.

690.

Nul doute qu’aujourd’hui il viserait la «vitesse de traitement”.

691.

p. 21 de R. Zazzo, M. Gilly, M. Verba-Rad, «Nouvelle échelle métrique de l’intelligence”, Paris, Armand Colin, 1966.

692.

Ibid, page 11.

693.

Comme la vitesse de réaction, la vitesse de traitement, la mémoire de travail, ces processus élémentaires proposés comme des nouveautés par la psychologie cognitive.

694.

Considérez un test dit de facteur G comme les Progressive Matrices pour enfants. Ce qu’elles mesurent est très différent selon l’âge du sujet. Pour les enfants les plus jeunes, une capacité de représentation spatiale ne faisant appel à aucune « opération » mentale.. Pour les plus âgés, qui peuvent aller plus loin dans le test, la découverte de la bonne solution réclamera de comprendre la règle de transformations des figures. On évalue bien là une opération, un « raisonnement », cependant il s’agit parfois d’opérations numériques et parfois d’opérations spatiales. Même quand on croit disposer d’une épreuve spécifique, on mesure un mélange..

695.

M. Reuchlin dans un article qui a fait date (1973) rappelait cela à sa façon, mettant en valeur dans l’intelligence, à coté du raisonnement abstrait et formalisé, le rôle d’une fonction qu’il appelait «réalisatrice” que nous dirions pragmatique dans tous les sens du mot (pratique et prenant en compte le contexte). Un autre cognitiviste, J.F. Richard, nous rappelle que « les activités mentales sont faites de traitement non modulaires car devant intègrer des informations diverses de nature : des informations sur la situation, des connaissances relationnelles et procédurales, des informations sur la tâche et de ce fait très sensibles aux effets de contexte” (Les activités mentales, p. 9).