La clinique interactive de Piaget

‘«’ ‘ L’observation du fonctionnement opératoire dans le cadre de la résolution de problèmes ne nous apparaît pas seulement comme le moyen narratif pour reproduire l'historicité du travail intellectuel, mais bien comme l'une des approches les plus sûres pour compléter et renouveler les catégories analytiques, pour entrer dans les mécanismes eux-mêmes »’, disait P. Gréco 710 pour défendre la clinique piagétienne.

Si l’on veut que l’ajustement du dialogue cognitif soit suffisamment souple, non emprunté, il faut alors que cette souplesse joue non pas seulement lors du choix des tests, ni même dans un deuxième temps spécifique, mais au cours du test lui-même. C’est ainsi que J. Piaget essayait d’approcher avec bonheur le fonctionnement mental du sujet en tentant de suivre au plus près ses mouvements cognitifs. Il lui fallait des situations moins standardisées, suffisamment ouvertes, et des échanges plus interactifs, où le psychologue présente des objections, ouvre des pistes, fait des suggestions.

J. Piaget ne se contente pas d’un résultat : l’enfant sait/il ne sait pas. Il tente d’entrer dans les mécanismes eux-mêmes, il essaie de comprendre ce qu’il y a derrière cette réponse. Pour cela il questionne l'enfant, lui demande de justifier sa réponse, lui fait des suggestions, il le fait aussi manipuler. Sa méthode d'exploration critique lui a permis de moissonner un nombre exceptionnel de données sur le fonctionnement psychique de l'enfant. En voici deux exemples.

Un extrait de son dialogue avec Hub, 6 ans ½ «  - Qu'est-ce qu’il fait le soleil quand tu te promènes ? - Il bouge. - Comment ? - Il va avec moi. - Pourquoi ? - Pour éclairer, pour qu'on voie clair. - Comment il va avec toi ? - Parce que je le regarde.- Qu'est-ce qui le fait avancer quand il va avec toi ? - Le vent. - Le vent sait où tu vas ? – Oui. (…) - Quand je me promène, où va le soleil ? - Il avance avec vous. (Nous montrons à Hub deux promeneurs allant en sens contraire) – Tu vois, si toi tu vas là-bas et moi ici, qu'est-ce qu'il fera, le soleil ? - Le soleil ira avec vous. - Pourquoi ? - Avec moi... - » 711 .

Autre échange, avec Arl, 5 ans : ‘«’ ‘ Tu vois, dans ce pré (dessin représentant 20 coquelicots et 3 bleuets,), il y a beaucoup ou peu de fleurs ? - Beaucoup. - Comment elles sont? – Rouges et bleues. – Les rouges sont des coquelicots et les bleues des bleuets ? – Oui. – Je veux faire un très gros bouquet. Alors faut-il cueillir les fleurs ou les coquelicots ? – Les coquelicots. – Montre les coquelicots - (Montre juste.) –Montre les fleurs. – (Elle désigne d’un geste circulaire l’ensemble du dessin). Alors quel bouquet sera le plus gros, si je prends les fleurs ou les coquelicots ? – Les coquelicots. – Si je cueille les coquelicots, qu’est-ce qu’il restera ? – Les bleuets. – Et si je cueille les bleuets, qu’est-ce qui restera ? – Les coquelicots. -  Et si je cueille les fleurs, qu’est-ce qui restera ? – (Réflexion) Rien du tout. – Alors quel bouquet sera le plus gros, celui des fleurs ou des coquelicots ? – Mais je t’ai déjà dit. – Réfléchis (on répète la question). – Le bouquet de coquelicot sera le plus gros. – Et celui des fleurs ? – Il sera pas la même chose. – Plus gros ou plus petit ? – Plus petit. – Pourquoi ? – Parce qu’on a fait un gros tas de coquelicots. ’» 712  

Chez J. Piaget, on voit le questionnement suivre et animer l’échange cognitif. L’échange est actif, même si lui aussi utilise un certain nombre de questions stéréotypées, et cette interaction active maintient le sujet dans l’espace cognitif, celui de la réflexion, des opérations mentales. Ce dialogue n’est pas neutre, il est même, c’est visible dans l’échange avec Arl une maïeutique. On perçoit les changements en voie de s’opérer dans la pensée de cette enfant.

Tous ceux qui ont découvert la méthode clinique piagétienne en ont été durablement marqués dans leur pratique. Grâce à cette rencontre ils ont compris ce que pouvait être une clinique du fonctionnement mental. Le témoignage d’une clinicienne comme Elsa Shmid-Kitsikis, qui a évolué ensuite vers la psychanalyse, est significatif. Elle explique qu’elle est restée fidèle à Piaget 713 , parce que « la méthode d’investigation piagétienne par ses caractéristiques relationnelles et psychodynamiques (…) offre des conditions d’exploration de choix si l’on parvient à échapper à une certaine schématisation de la méthode ». 714

Le problème des apports de Piaget pour un praticien, c’est qu’il ramène tout au cognitif, et de fait à l’étroit domaine de la pensée physique et logico-mathématique (construction de l’espace, de la causalité, du nombre …). La dynamique même du fonctionnement mental est réduite par lui à cette seule auto-construction logique. D’où ses difficultés à expliquer ses dysfonctionnements autrement qu’en termes d’avance ou de retard sur cette unique ligne de développement. 715 C’est une limite pour le praticien. Citons encore E. Schmid-Kitsikis : « J. Piaget et ses collaborateurs ont offert un ensemble impressionnant de faits sur les activités cognitives dont la qualité et la finesse des observations ne sont plus à démontrer. Cependant leur intérêt constant pour la recherche des niveaux d’organisation les plus élaborés de la pensée logique a laissé dans l’ombre plusieurs aspects du fonctionnement mental.», p. 9.

Piaget le savait, et c’est pourquoi il s’était félicité du développement d’une Ego-psychology, permettant d’espérer l’intégration prochaine de sa psychologie cognitive et de la psychologie psychanalytique enfin réunies au sein d’une psychologie générale. En un sens les travaux d’ E. Schmid-Kitsikis sur la clinique du fonctionnement mental ont été une façon de de répondre à cette attente d’unification.

Notes
710.

Article «Psychologie” de l’Encyclopaedia Universalis.

711.

J. Piaget « La représentation du monde chez l’enfant », p.183.

712.

On ne voit plus cette épreuve d’inclusion avec le regard de Piaget (Voir J. Bideaud «Logique et bricolage chez l’enfant”, 1988), mais il s’agit juste ici pour nous de donner un exemple de cette approche nouvelle, dialogique et interactive, du fonctionnement intellectuel de l’enfant initiée par J. Piaget.

713.

«Théorie et clinique du fonctionnement mental”, p. 13.

714.

Elle précise dans la même page « si l’on n’applique pas uniquement cette méthode sous sa forme la plus verbale et le plus intrusive (…) mais on exploite ses caractères d’adaptabilité ». D’autres au contraire ont voulu standardiser les épreuves piagétiennes, comme F. Longeot (voir notre article sur les dyharmonies cognitives).

715.

Voir l’ouvrage de B. Inhelder sur «Le diagnostic du raisonnement chez les débiles mentaux”, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1943.