Comme nous le disions déjà au chapitre dix, si la parole expressive soulage, et si la construction d’un récit de soi donne un sens à notre histoire, parler de soi ne suffit pas toujours. Pour venir à bout des difficultés qui nous embarrassent, il ne suffit pas toujours de changer notre regard ou notre discours, il faut parfois agir sur la réalité extérieure. Nous avons défendu, dans une de nos réflexions précédentes, l’idée que l’intentionnalité n’est pas le simple reflet du monde, mais son interprétation. L’intentionnalité est donation de sens. En cela elle est déjà élaboration. Mais nous avions remarqué aussi que l’intention pour être elle-même nous engage dans l’action. Il y a toujours derrière l’intention comme interprétation, l’ » intention de » (faire). L’intention est tension et début d’engagement dans l’action. Ou plutôt l’intention, l’interprétation que nous donnons au monde, ne vaut que par ce qu’elle engage en nous. C’est par l’engagement dans un projet que nous redonnons du sens à notre situation. Le sens que nous avons donné à notre histoire passée ne prend toute sa force que dans ce qu’il permet d’ouvrir pour l’avenir, dans ce qu’il promet pour demain 772 . La parole pleinement significative, ne se réduit pas au pur cri expressif. Elle naît ensuite de la parole qui « engage ».
Le troisième temps de l’intervention, le temps du projet, nous ouvre sur l’avenir. Le projet c’est l’invention d’un possible 773 , la proposition d’un nouveau monde habitable, pour reprendre une formule de P. Ricoeur. C’est encore plus vrai pour les enfants dont nous nous occupons. Avec eux, c’est rarement sur le passé que nous sommes conduits à travailler, mais sur l’avenir, sur leurs « promesses ».
Le projet est étroitement lié à l’évaluation. Celle-ci n’a même d’utilité et n’acquiert de sens positif, que si elle est portée par l’intention d’un projet à venir. Sinon elle sera ressentie négativement comme intrusive et destructrice. D’un autre coté, c’est bien pour que le projet n’en reste pas à l’état d’une illusion sans lendemain, que l’intervention doit s’étayer sur une évaluation. Un projet pour être concret et réalisable doit s’appuyer sur ce qu’aura pu nous apprendre l’évaluation sur le sujet, ses capacités et ses limites, mais aussi son histoire, et son contexte de vie. En engageant une évaluation, on promet ainsi qu’on s’engagera dans sa réalisation.
Cela veut dire qu’avant même l’évaluation, au tout début de la rencontre, le projet doit déjà être là, en puissance, même de manière floue ou latente, dans l’interface de la première rencontre, l’idée qu’on pourra faire quelque chose. Cette idée est une des clefs de la rencontre comme le souligne E. Schmid Kitsikis 774 . Juste après avoir rappelé les conditions de fait de toute investigation psychologique, l’interactionnalité, et comment l’utiliser dans une approche dynamique du fonctionnement mental, E. Schmid Kitsikis introduit cette autre condition 775 , de la dynamisation psychique : ‘«’ ‘ qu’un projet guide de manière plus ou moins consciente à la fois la démarche d'investigation et celle qui s'élabore comme suite à cette première étape. Un tel projet, qu'il se réalise ou non (prise en charge d'un traitement, évolution probable,...), permet de créer le lien nécessaire entre investigation et intervention possible. Mais surtout il engage tout un système de représentations, favorisant le processus transférentiel, en ce qui concerne l'avenir intellectuel et relationnel du sujet ’» 776 . Insistant sur ce dernier point elle précise que ; ‘«’ ‘ c'est l'existence d'un projet chez le psychologue, avec ce que cela peut véhiculer comme phénomène d’ ’ ‘»’ ‘ illusion » (à l'image de l' ’ ‘»’ ‘ illusion » maternelle) qui permet, à travers le processus transférentiel, que la situation d'investigation ne demeure pas au niveau d'un relevé de constats de potentialités et de réalisations mais engage déjà un processus de changement ’». Selon elle, c’est même ce type de phénomène ‘«’ ‘ qui, entre autres, explique les sortes de ’ ‘«’ ‘ guérisons » que nous avons pu parfois constater à la suite d'une simple démarche d'investigation. ’»
Il est bien vrai que la mobilisation des forces psychiques par un projet, comporte et implique des mouvements inconscients, à la fois intra-psychiques et inter-psychiques. 777 Cependant si un projet doit présider à l’intervention de façon « plus ou moins consciente » comme le dit E. Schmid-Kitsikis, sa dynamique doit le conduire vers plus de conscience . Sinon ce n’est plus un projet, mais un vague rêve. Que des désirs inconscients sous tendent « énergétiquement » nos projets, qu’une illusion partagée – en référence à l’ » illusion maternelle »- soit une des conditions de leur mise en oeuvre, nous devons, nous psychologues, l’intégrer dans nos analyses. Mais cela ne suffit pas. C’est à moi, aux mois, les mois des enfant, parents, enseignants, s’étayant de la médiation du psychologue, à mettre en œuvre dans la réalité les désirs de changements ainsi éveillés 778 . Le projet repose sur cette illusion partagée mais ne se confond pas avec elle. Il n’y a de projet que dans l’émergence à la conscience. Comme le dit J. Nuttin, spécialiste de la motivation humaine, ‘«’ ‘ grâce aux fonctions cognitives qui pénètrent le dynamisme des relations entre le sujet et le monde, la motivation devient une structure cognitivo-dynamique qui dirige l’action vers des buts concrets ».’ 779 Le projet qui n’est au début qu’intention abstraite, et impulsion généreuse de la forme générale : aider l’autre à développer ses potentialités, simple tension aux soubassement parfois obscurs, ne se construira que dans une démarche de conscientisation, en s’étoffant d’éléments concrets. A ce projet naissant nous prêtons notre écoute, notre âme rêveuse, mais aussi nos savoirs experts. C ‘est tout notre appareil psychique qui est mobilisé pour qu’un projet élaboré et spécifique puisse se concrétiser. Un projet, pour être éthiquement recevable, non aliénant, non manipulateur de l’autre 780 , est un projet consciemment clarifié.
L’existence d’un projet est donc d’abord une des conditions à la mobilisation psychique nécessaire aux changements voulus, mais ces mouvements psychiques, pour n’être pas vains, doivent être utilisés et entretenus dans la mise au clair de ce que l’on peut concrètement engager. On remarquera que le fait que le projet va être construit à plusieurs, avec un médiateur, et des partenaires, renforce encore sa dynamique auto-réalisatrice. Porter un projet mobilise, mais porter ce projet à plusieurs engage, au minimum devant témoin, au mieux entre partenaires, enfant, parents, enseignants, psychologue. Le projet, dès lors qu’il est co-élaboré oblige. Il nous fait passer dans la dimension de la promesse 781 , et de ce fait bénéficie de sa force performative. Toute promesse porte en soi une force qui permet d’engager une nouvelle dynamique. Cependant si le psychologue a ici une utilité propre, c’est qu’il n’est pas qu’un témoin abstrait, c’est qu’il va mobiliser dans la force de cette promesse, toute la chair des mouvements psychiques. C’est comme médiateur ou représentant de ces dimensions psychiques qu’il peut ajouter une dimension essentielle à la construction dynamique du projet. 782
La deuxième condition à une mobilisation psychique efficace, est donc que le projet n’en reste pas à l’étape de la simple intention, fut-elle éthique, ou de la rêverie partagée. Nos intentions, disions-nous plus haut, donnent du sens au monde. Mais pour les cas qui nous occupent, qui ont nécessité l’intervention d’un psychologue scolaire, le projet ne redonnera un sens qui a fait défaut, qu’en dépassant le moment de la vague aspiration. La promesse doit être dépliée. Si dire c’est faire, il faut dire ce que l’on va faire. Et la construction d’un projet, sa concrétisation, est déjà une mise en acte. Planifier, fixer des objectifs précis, pointer des étapes et des procédures, ancre le projet dans la réalité. Pour être efficace (efficace veut dire « actif », qui produit des effets), le projet doit être « rempli », avoir du contenu. Un tel projet nous pose déjà en « acteurs », - on se mobilise « pour » faire -, et nous engage un peu plus dans l’action.
Quand nous parlons du projet, nous l’entendons donc toujours spécifié, à la différence de ce qu’on signifiait quand, dans la philosophie de l’après-guerre, on disait que l’homme est un être de projet. Quand, dans une optique sartrienne (le projet), heideggerienne (le souci), on signifiait que l’homme, tout homme, est fondamentalement un être de désir. Animé d’un manque inextinguible, c’est s’assumant comme tel qu’il pouvait atteindre à l’authenticité 783 .. C’est ce Désir là, jamais rempli, jamais concrétisé sous peine de s’aliéner qu’il fallait assumer, pas des besoins concrets 784 . La tâche fixée alors aux psychologues n’était pas de construire des projets spécifiques, mais au contraire de les démolir l’un après l’autre, en en soulignant la vanité 785 . C’est au fond la pensée qui sous-tendait une conception de la demande déjà critiquée 786 . Posant comme principe que la demande est toujours demande d’autre chose, pur Désir, certains en ont inféré qu’ils n’aideraient le sujet qu’en déconstruisant successivement tous ses petits projets particuliers 787 .
N’est-il pas d’ailleurs surprenant de voir les mêmes qui réduisent les petits désirs particularisés, les besoins concrets, au nom de la négativité constitutive du Désir authentique, les premiers à dénoncer chez leurs adversaires, les psychologues du moi, l’inclination procrastinatrice ?. Ainsi Stuart Schneiderman, reprenant dans un ouvrage au titre significatif ‘«’ ‘ Jacques Lacan maître Zen ? »’ 788 , les analyses de celui-ci 789 , attaquant pour ce motif les psychanalystes et psychologues qui défendent le développement du moi. Comment pourrait progresser un moi définitivement impuissant ? Schneiderman choisit de s’attaquer au psychanalyste américain K. Eissler dont un malheureux article 790 illustrait ce développement par l’histoire d’Hamlet. Quelle piètre image du moi fort, du moi adulte nous donne en effet Kurt Eissler ! Car tout au long de la pièce Hamlet est incapable d'agir suivant son désir, incapable d’aimer Ophélie, incapable de tuer Claudius, ou seulement à l'approche de sa dernière heure. C'est ‘«’ ‘ l'incapacité de faire le deuil du Roi qui crée les conditions dans lesquelles le Moi devient prédominant ’» (p. 184). Ainsi c’est le spectre du roi, la Mort donc, qui triomphe. 791 Le moi d’Hamlet, velléitaire, procrastinateur répond à merveille au tableau fait par Lacan. 792 Mais est-ce justement le moi fort et autonome prôné par l’Ego psychologie ? Il faudrait d’abord que Kurt Eissler ait raison, et qu’il ait prétendu illustrer par Hamlet le moi fort de l’Ego psychologie. Hamlet est perdu dans ses hésitations, ses intentions avortées, son impuissance d’agir. A partir de là, ou bien on considère qu’il est le modèle de l’humaine condition et de son impuissance fondamentale, mais cette position, on le voit bien, est plutôt celle de l’analysant lacanien, ou bien l’on parie que le changement nous est accessible, qu’une action sur la réalité est possible, et l’on essaie de mettre en œuvre des projets concrets de changement, non des projets avortés, des intentions sans lendemain.
« Le psychologue scolaire débat avec tous les intervenants susceptibles d'aider à la construction du projet de l'élève selon des alternatives variées. »
Et inversement nous interprétons notre histoire passée en fonction de ce que nous attendons de l’avanir.
Dans ces entre-deux, rien n’est jamais certain. On tâtonne souvent ensemble entre du plus gris et du moins gris. La recherche du projet juste doit être guidée par la prudence.
« Théorie et clinique du fonctionnement mental ».
Condition d’une autre nature selon nous, non plus condition de fait qu’il s’agit de prendre en compte, mais condition « éthique ». L’investigation doit servir à un projet, et un projet pour servir le sujet, le rendre plus fort et plus autonome. On voit l’opposition avec la rencontre entre J. Lacan et sa jeune paranoïaque.
Ouvrage cité, pages 31 et 32.
Nous aurons tout-à l’heure à parler de projets purement formels, morts-nés, qui paralysent plutôt qu’ils ne dynamisent les psychismes.
On ne doit jamais oublier que « En dépit de leur différence foncière le Ça et le Surmoi ont un point commun, tous deux, en effet représentent le rôle du passé » (Freud, l’Abrégé, p.6). L’actuel, l’avenir, le changement c’est le rôle du Moi de s’y affronter.
J. Nuttin, « Théorie de la motivation humaine », p. 14. Il précise que bien sûr le dynamisme derrière une position de but concret peut rester partiellement inconnu » (p.15), pour autant « c’est sous cette forme consciente que la motivation se concrétise et dirige la plupart de nos actions »(id.).
C’est à dire que nous ne confondons pas Kant avec Sade (voir le chapitre sur Lacan).
Voir P. Ricœur «Soi-même comme un autre”.
Faut-il rappeler qu’on est dans le cas où il y a stase. C’est pourquoi un psychologue est requis.
Il faut parler aussi de l’influence du Hegel de Kojève. C’est après lui qu’on en est venu à considérer que ce qui constitue le personne c’est le Désir, un désir pensé comme négation du donné. Mais qu'est-ce qui a poussé la plupart des intellectuels de la deuxième moitié du siècle à admettre si facilement que c'est « le manque » qui est productif ? Que le mouvement naît du manque ? Après tout ce pourrait tout aussi bien être un trop-plein d’énergie qui nous meut.
Le désir métonymie du manque d’être comme on dira, soif inextinguible de l’Etre ou désir de Dieu. Il faudrait assumer son manque essentiel.
Peut-être est-ce qui se passe en psychanalyse, et qui a conduit à leur extrême allongement.
Voir le chapitre précédent.
Et de toute façon la communication est impossible. Donc Désir par essence inextinguible, et quant à la communication elle n’est pas possible, donc on laisse la demande jusqu’à ce qu’elle s’éteigne.
Paris, PUF,1986. Qui dit bouddhisme zen dit attitude d’» abandon », non pas faire mais laisser faire (« il n’est rien dont le non-agir ne vienne à bout », Lao-Tseu, 48). C’est à l’opposé de la voie de Confucius.
Dans les séminaire VI, « Le désir et son interprétation » (1958 -- 1959), et VII, « L’Ethique de la psychanalyse » (1959 -- 1960).
«Discourse on Hamlet : A Psychoanalytic Study”.
Hamlet nous fascine. Mais nous fascine-t-il pour l’image du Moi qu’il nous renvoie ? Notre attachement, voire notre fascination pour les losers, égale ou parfois supérieure à notre fascination pour les héros, ne serait-ils que le signe de la faiblesse du moi ? Faut-il se défendre d’aimer Prométhée ou Don Quichotte, Nerval ou Nietzsche ? Ne peuvent-ils animer notre vie ? Don Quichotte, comme Sancho Pança.
Qui aurait pu chercher des modèles de moi fort chez Corneille dont les héros ont sans cesse leur Moi à la bouche (« je suis maître de moi comme de l’univers »etc.)