De l'intégration dans ses rapports avec l'orientation.

La lecture de la dernière circulaire oblige à lier la question de l'intégration à celle de l'orientation, car elle définit en effet la nouvelle pratique d’intégration par opposition aux pratiques précédentes d'orientation. Il fallait, dit-on, ‘«’ ‘ mettre un terme à une logique de filières qui a conduit trop longtemps à enfermer les élèves perçus comme différents dans des classes ou sections spéciales, sans qu'ils aient de réelles chances de rejoindre un cursus commun »’. Et un peu plus loin : ‘«’ ‘ il ne peut suffire aujourd'hui de chercher à protéger des élèves fragiles, malades ou handicapés en leur proposant des voies à part »’. Cette opposition est éclairante, mais pour bien en comprendre les conséquences, pour évaluer cette alternative, il faut aller bien au-delà de la question de l’intégration des enfants handicapés. Il n’y a pas que pour eux que l’opposition intégration/orientation a des effets. Il nous paraît donc nécessaire quand nous considérons la question de l'orientation vers l'enseignement spécialisé de ne pas oublier la question de l'orientation en général. De même quand nous examinons la question de l'intégration des enfants handicapés devons-nous en même temps penser aux conséquences de nos choix sur l'intégration au sens large.

Regardons d'abord les pratiques passées. Hier, nous dit-on dans la circulaire, une logique de filière renvoyait les enfants handicapés dans des ghettos, l’objectif affiché étant de les protéger. ( On a en effet du mal à penser que les associations de parents qui ont porté ces établissements, n’aient eu d’autre but que d’exclure leurs enfants). On pourrait retrouver derrière cette analyse l’influence de Foucault 842 et du courant antipsychiatrique. Le discours sur l’intégration est né dans ces années-là. N’a-t-on pas même été, jusqu’à voir dans la création de l'enseignement spécialisé, la main des classes possédantes désireuses de se constituer une main-d’œuvre entièrement dépendante ? 843 Il serait sans doute plus juste de voir dans la création de l'enseignement spécialisé le résultat d’un compromis, la rencontre de deux intérêts, d’une part soulager, voire protéger l’école de ces enfants qui perturbaient son fonctionnement, mais d'un autre côté et en même temps protéger ces enfants de la société.

Quelles qu’en soient les motivations, avouées ou cachées, hier donc l’école faisait face au handicap par des pratiques d'orientation, 844 aujourd'hui remplacée par une logique d'intégration. Il faut noter que c'est à partir de l'année 1975 que l'intention en a été affirmée 845 . Et c'est ici qu'on voit se rejoindre la question de l'orientation spécialisée et celle de l'orientation en général puisque l'année précédente 1974 avait été celle du début de la mise en place du collège unique. Dans l'un et l'autre cas il s'agissait de remettre en cause les filières.

La comparaison de la fortune diverse des deux discours et des effets sur les pratiques qui en découlent est intéressante, du fait que les changements ne se sont pas fait à la même vitesse. Le collège unique a été imposé très rapidement, ce qui nous permet aujourd'hui d'avoir un recul suffisant sur ses effets. Par contre l'intégration des enfants handicapés commence juste à passer dans les faits, et le discours de l'intégration a dû monter en puissance. Aujourd’hui donc, si l’on compare les deux situations, on a d’un côté en ce qui concerne les enfants handicapés, un discours dominant en faveur de l'intégration, mais une intégration qui dans les faits est encore à ses débuts. Au collège par contre l’unification a été menée à son terme ; mais compte tenu des difficultés qu’elle a entraînées, c’est ici le discours du retour aux filières qui prend le dessus 846 .

On peut reposer ce problème sous l’angle de l’intégration cette fois. Car à qui applique-on spontanément le discours de l'intégration. Aux enfants handicapés jusqu'à présent peu ou pas accueillis à l'école ? Ou aux enfants qu’on dira que « en voie d’acculturation » ? Poser le problème de l’intégration en comparant les deux situations est instructif. L'école a-t-elle bien réussie l'intégration en général ? Et l'observation des conséquences de la suppression des filières quant à l'intégration ordinaire, ne nous avertit-elle pas des limites de l'intégration des enfants handicapés ?

On pourrait nous reprocher de forcer la comparaison. Mais ce sont les textes eux-mêmes qui poussent à cette confusion. Franchement, des expressions comme ‘«’ ‘ élèves en situation de handicap ’», ou ‘«’ ‘ élèves perçus comme différents ’» ne s’appliqueraient-elles pas plus justement à la population des enfants actuellement en échec au collège, plutôt qu’à celle des enfants handicapés qu'on se prépare à y intégrer. Il y a fort à parier que, sinon de manière réfléchie, le rapprochement s’est fait dans l’esprit du rédacteur du texte entre d’une part ces élèves ‘«’ ‘ en situation de handicap »’, définis donc par leur situation 847 - et s’il ne s’agit que de situations elles sont modifiables-, de ces autres élèves dont les échecs scolaires «‘ sans lien avec une atteinte ou une déficience ’» ont créé ‘«’ ‘ les conditions d'un désavantage social durable du fait d'apprentissages mal ou insuffisamment maîtrisés ».’ Cette confusion paraît généreuse a priori. Pour les handicapés du moins. Mais en commençant par effacer les différences réelles entre ces deux types d’élèves, pour ne les réduire qu’à leur seule communauté de situation, être en échec scolaire, comment, sur ces bases, pourrait-on élaborer des projets réalistes et adaptés ? On serait en « situation de handicap » de la même façon qu’on est « en situation d'échec scolaire ». Ou être handicapé serait simplement être « perçu comme différent », comme l’individu victime du regard raciste. Les éléments constitutifs du handicap ne seraient-ils qu’une situation et un regard ? Ne se leurre-t-on pas volontairement ? 848

A moins que l’on ne pense que le rapprochement des deux « situations » soit positive aux deux populations. Par exemple pour contrer la critique du collège unique. Le discours sur l’intégration passe mieux dans l’institution. Il semble actuellement plus facile de faire accepter l’intégration des handicapés réels, ceux dont le handicap, ne devant rien à l'école, déculpabilise les enseignants, que celle des mauvais » handicapés », ces enfants en situation d’échec sans handicap reconnu, simplement manquant d’intelligence scolaire, ou pas sérieux, pas travailleurs, et mal éduqués. On obligerait ainsi l’institution à se réformer et à utiliser les pédagogies de l’enseignement « adapté ». Mais est-on bien assuré que les pédagogies pratiquées pour des populations particulières sont bénéfiques à tout le monde ? 849

Notre avis est que l’intention générale d’intégration est en train d’empêcher l’élaboration et la réalisation de projets individualisés, s’appuyant sur la prise en compte des désavantages réels de chaque individu, de leurs besoins et même de leur désir. S’est-on par exemple assez demandé, si pour certains enfants handicapés, l’intégration n’était pas vécue comme une violence ? Comme si cette volonté de nous mettre « tous ensemble », de ne pouvoir supporter que certains restent à l'écart du troupeau, nous interdisait de comprendre que la mise écart peut être aussi une protection et un repli nécessaires.

Notes
842.

Et on pourrait faire pour l’enseignement spécialisé la même démonstration que celle que M. Gauchet et G. Swain ont faite pour les hopitaux psychiatriques. Ces «ghettos” n’avait pas pour objet d’exclure mais de donner un statut et des droits.

843.

Pour Monique Vial, «  contrairement à ce qu'on invoque souvent en fonction de schémas actuels visant à rendre compte de la fonction de ses classes et de ces écoles dans la société (…) celle-ci ne paraissent pas avoir répondu, à leur origine, à une demande généralement partagé de la classe bourgeoise au pouvoir ». « Cahiers de CRESAS », 1982, 22,7-150.

844.

Il faudrait nuancer. D'une part, pendant longtemps, les enfants les plus lourdement atteints étaient gardés dans les familles. Mais d'autre part l'école, du moins en secteur rural, a souvent accueilli, et parfois jusqu'à 14 ans les enfants aux handicaps intellectuels moyens, dit aujourd'hui légers.

845.

La loi affirmait dans son article premier que » l’action poursuivie assure, chaque fois que les aptitudes des personnes handicapées et de leur milieu familial le permettent, l’accès du mineur et de l’adulte handicapés aux institutions ouvertes à l’ensemble de la population ». D’un autre coté elle remplaçait pour eux l’obligation scolaire par une obligation « éducative » pouvant être assurée par les établissements spécialisés. A partir de 81 l’attraction pour l’intégration dans l’école ordinaire l’a emporté.

846.

A en croire les derniers sondages d’opinion menés au sein du corps enseignant.

847.

Et non par les atteintes maladies ou déficiences bien réelles dont ils sont porteurs.

848.

En particulier, en analysant sous cet angle la situation, en mettant ces éléments en avant, on pourrait facilement oublier la question des déficiences réelles, et donc celle des besoins concrets en personnels, en matériels, en formation pour accueillir ces élèves dans des conditions matérielles comparables à celles des établissements spécialisés.

849.

Alain disait déjà cela. Qu’a-t-on gagné par exemple à remplacer, au delà des quartiers difficiles, la logique de l’enseignement –pour ne pas dire de l’ » instruction Publique » - par la logique de l’animation.