Sur l’orientation

En dehors de celle-ci, que reste-t-il comme tâche d’orientation aux psychologues scolaires ? Avec la suppression de la classe de perfectionnement et des sixièmes différenciées, l'orientation au sens propre a disparu de leur horizon de travail.

L’orientation a été de plus en plus reculée. On parle d’autant plus de différencier les parcours aujourd’hui, qu’on a de fait unifié l’enseignement, en tout cas jusqu’à la sortie du collège. D’où la difficulté de construire des projets d’avenir pour les jeunes. Dans le système éducatif de l'après-guerre, les cursus étaient diversifiés très tôt : écoles différentes 851 avec des méthodes différentes, parcours balisés par des certifications spécifiques permettant d’arrêter les études sans perte des acquis. Ce système diversifié avait ses avantages et un historien de l’enseignement comme Antoine Prost, 852 jugeait par exemple que les cours complémentaires, délivrant un enseignement de niveau secondaire avec des enseignants issus du primaire, conduisaient vers la réussite scolaire une plus grande proportion des enfants issus des milieux populaire que ne l’a fait ensuite le collège unique 853 .

Le discours vers toujours plus d’unification, n’a pas seulement conduit à reculer l’orientation, il l’a disqualifiée 854 et par conséquent constitué un obstacle à la personnalisation des projets. Comment faire porter par un jeune et ses parents le projet d’apprendre rapidement un métier pour sortir de sa galère scolaire ? Pour presque tous, l'orientation vers l’enseignement technique ou l'apprentissage est interprétée comme un échec.

Alors les projets peuvent se multiplier dans les discours comme on l’a vu ; dans la réalité vécue par les élèves la place au projet personnel, au projet pour soi, est de plus en plus réduite, ou de plus en plus lointaine. La pédagogie différenciée n’y change pas grand chose ; des apprentissages identiques sont imposés à des élèves qui n'y trouvent qu'échec, raison de dépression et de révolte. 855 Plus le système parle de projet, moins les individus singuliers ont d’opportunité de construire et de réaliser un projet personnel. Il ne leur reste d’autre ambition que de supporter en attendant. Pour les enfants en difficulté, le projet n’a bientôt plus en effet que cet objectif, les aider à tenir, en attendant de pouvoir mettre en oeuvre un projet véritablement pour soi.

L’histoire que nous allons rapporter est un peu particulière. Nous l’avons dit les psychologues scolaires, dont le domaine d’intervention est l’école élémentaire, depuis la réforme du collège n’ont plus à s’occuper d’orientation à proprement parler. Mais il se trouve que, dans le cadre d’une association où j’interviens par ailleurs, je suis amené à repondre à des demandes d’accompagnement pour des enfants de tous âges et de tous niveaux, de la maternelle à la classe préparatoire. C’est ainsi que j’ai revu Apolline.
L’histoire que je vais rapporter est donc celle d’Apolline, rencontrée une première fois à l’école élémentaire, et retrouvée quatre ans plus tard, pour un problème d’orientation justement.
Lors de notre première rencontre Apolline était dans un cours moyen deuxième année. De tous les élèves en dérive, elle était la plus en difficulté, sans nul doute la plus en souffrance. Son maître était un bon maître, trés brillant, et trés inventif quant aux procédés pédagogiques, mais qui plaçait si haut l’intelligence, et qui voulait tellement faire partager le plaisir intellectuel à ses élèves, que sa classe prenait parfois la forme d’un exercice de virtuosité, avec une profusion de raccourcis, de sous-entendus, de double sens, voire de contrepêteries, qui passaient trés nettement au-dessus des possibilités de compréhension de la majorité des enfants de la classe.
856 Pour beaucoup, cela ne tirait pas à grande conséquence, mais pour Apolline cela tournait au cauchemar. Elle finissait par se sentir complêtement idiote, et échouait du coup les exercices les plus simples. Aussi son maître en était venu à envisager de l’orienter vers une sixième d’enseignement spécialisé (aujourd’hui S.E.G.P.A.).
Telle fut la raison qui m’amena à rencontrer Apolline pour la première fois. Les parents étaient un peu réticents sur le principe mais ils adoraient leur gosse et ils voulaient tenter quelque chose pour la tirer du sentiment d’échec dans lequel ils la sentaient s’enfoncer. Apolline était une enfant trés attachante, trés sensible, un peu déprimée mais en recherche d’appui, avec des difficultés en mathématiques, mais aussi une légère faiblesse dans la maîtrise de la langue, du lexique comme de la syntaxe. Extrêment négative quant à ses capacités, elle se critiquait sans cesse (
« n’importe quoi!”, « c’est nul”) même pour des erreurs imaginaires. Ses aptitudes évaluées par le test d’intelligence de Wechsler étaient cependant tout à fait normales, avec même de bonnes capacités d’abstraction (similitudes et cubes) qui ne pouvaient expliquer ses échecs en mathématiques. Les épreuves les plus scolaires étaient les plus échouées. Mais au vu de ses capacités intellectuelles l’orientation en S.E.S., était tout à fait contre indiquée.
L’examen en psychologie scolaire comporte toujours quelques dessins, dont pour les psychologues de ma génération, un dessin à 10 éléments (le D. 10) où l’on demande au sujet de composer un paysage avec dix éléments obligés, et une feuille de dessins Prudhommeau, où il s’agit de faire des copies de dessins, essentiellement des personnages, dans des cadres d’assez petite taille et qui demandent pour être réussis une certaine finesse graphique. Là, , Apolline réalisa des dessins d’une grande qualité, bien supérieure à ce que pouvaient faire la majorité de ses camarades, et où par ailleurs ne se manifestait aucune trace des perturbations psychologiques qui la traversaient. Quant elle dessine, Apolline oublie ses échecs et devient appliquée et inventive. Elle avait l’air tellement bien, que je lui avais demandé de me faire d’autres dessins au gré de son inspiration.
Je passe sur les suites de cette évaluation. Je m’entretiens avec l’enseignant dans l’objectif de lui faire reconnaitre les capacités d’Apolline, lui faire comprendre qu’il y avait d’autres formes d’intelligence que la sienne, essayer des exercices susceptibles de la valoriser. Apolline n’ira pas en S.E.G.P.A.. Par contre on essaiera de remonter son niveau avec le soutien pédagogique d’une institutrice à la retraite. Et nous en restons là. Je n’entends plus parler d’Apolline.
Quatre ans plus tard les parents reprennent contact avec moi dans le cadre de l’association où j’interviens. Apolline a seize ans, elle se trouve en difficulté dans une classe de troisième, et le collège propose le redoublement. Ses parents, qui ont retrouvé ma trace je ne sais comment, reviennent me voir pour que nous reprenions là où nous en étions resté. Face à un nouveau palier à franchir, ils se sont souvenus de notre rencontre. Ils veulent avoir mon avis pour leur projet, dont je suis un peu responsable. Ils voudraient éviter le redoublement de la troisième pour Apolline qui n’a cessé de se sentir en difficulté durant ses années de collège pour essayer de lui faire intégrer un enseignement en graphisme.
Je retrouve la fillette communicative, très réactive au regard et au jugement de l'autre, au point d'en être parfois déstabilisée, dans le corps d’une belle adolescente, trés féminine. Ses mauvais résultats scolaires lui renvoient une image d'elle-même dévalorisante. On décide ensemble de les évaluer. En mathématique, et surtout dans le calcul mental, elle peut se trouver assez vite en grande difficulté, du fait de manques dans les bases. Elle maîtrise mieux certains acquis du collège que ceux du cours moyen, la classe de ses premières graves difficultés. Si l’intelligence scolaire lui est à présent barrée, par contre elle a continué à travailler son talent au dessin. Elle m’amène tout un dossier d’expression plastique où elle fait preuve sinon d’un don exceptionnel, du moins de capacités bien supérieures à la moyenne. Par ailleurs, elle est plutôt fine quant à la compréhension interpersonnelle. Malheureusement ces capacités, reconnues par quelques professeurs ne trouvent guère à être valorisées dans le cadre scolaire traditionnel.
Quelques jours plus tard nous faisons le point avec Apolline et ses parents. Ils ont commencé à construire un projet, qui a des racines anciennes, peut-être lors de notre première rencontre. Ils voudraient la présenter à l’entrée d’un lycée professionnel privé, une petite structure d’enseignement qui comporte une filière arts graphiques. Mais ils veulent avoir mon avis. Pour moi le premier objectif d’un projet pour Apolline devrait être de restaurer une suffisante estime d’elle-même par la reconnaissance de ses capacités. Elle a clairement exprimé son malaise sur ce point durant nos échanges. De ce point de vue toute formation s’appuyant sur ses aptitudes spatiales et graphiques irait dans ce sens, qu’il s’agisse du lycée envisagé par les parents, ou, à défaut, si elle n’y était pas acceptée, tout établissement accordant suffisamment de place aux arts plastiques. Le redoublement proposé par le collège ne pourrait être envisagé que dans la mesure où il faciliterait cette orientation, dans le cas où l’établissement d’accueil trouverait son niveau général trop faible. Si cela était le cas il faudrait qu’Apolline revoie ses bases en mathématiques avec un étudiant qui accepterait de lui donner quelques cours. Du moment qu’il s’agit d’intégrer un autre type d’établissement Apolline est d’accord. Autre élément du contrat passé entre Apolline et ses parents : elle s’engage à reprendre ses cours aux beaux-arts.
Je passe sur le déroulement de l’entretien et les échanges croisés qui l’animent, et en particulier sur la relation entre elle et son père. Notre objectif était de réfléchir sur le projet. Apolline pour finir au vu de son dossier intègrera dés l’année suivante l’enseignement désiré.

Comme nous l'avons dit il est difficile de construire un projet personnel dans uns institution qui a voulu uniformiser les parcours au plus loin. 857 Non seulement on doit attendre plus longtemps pour s’orienter enfin vers son objectif, mais on risque même d’être dépossédé de son projet. Un élève ne peut plus penser qu’il va vers un métier parce qu'il en a la vocation et qu’il est doué pour cela. Il est quasiment forcé à penser qu’il y va parce qu’il a échoué dans l'enseignement général. Il y a donc tout un travail à faire pour que le projet ne soit pas dévalué, et seulement perçu sous cet aspect négatif. Voilà sans doute pourquoi il était besoin que je confirme le projet d’Apolline comme un projet personnel, un projet pour elle, et non plus un comme le rejet par l’institution. Ce projet qui a avait été éveillé dans le passé a eu besoin d'être à nouveau validé. Pour que cette validation pèse il fallait qu’elle passe par une évaluation, mais aussi par une dynamique interactive.

La condamnation de l'orientation par Canguilhem a porté ses fruits, mais pour quel bénéfice au regard des dégâts entraînés pour les élèves par sa critique.

Notes
851.

A côté des lycées, les Ecoles Supérieures et les Cours complémentaires.

852.

«L'enseignement s'est-il démocratisé ? », P.U.F., 1986.

853.

Suppression des filières pour les deux premières années de l'enseignement secondaire par René Haby, en 1974, suppression des classes pratiques et des classes de transition, suppression des classes de quatrième technologique.

854.

Quand on dit 80% d’une classe d’âge au bac, tout le monde comprend : bac général pour tous.

855.

La logique de la classe, la logique des disciplines elle-même, freinent l’ individualisation du projet tant qu’on rétablit pas la réalité de parcours différents. Le système scolaire tel qu'il est ne permet pas les tâtonnements, les essais avortés, les passerelles.

856.

Et même de celles du psychologue scolaire. Il faut dire que face au psychologue considéré comme le spécialiste de l’intelligence il en fait beaucoup.

857.

Il existe encore quelques établissements type Maisons Familiales Rurales qui accueillent dès 14 ans et proposent même des internats, un miracle dans un monde de familles éclatées et monoparentales.