Conclusion de la deuxième partie

‘«’ ‘ Pour la psychologie, la question de son essence ou plus modestement de son concept, met en question aussi l’existence même du psychologue, dans la mesure où faute de pouvoir répondre exactement sur ce qu’il est, il lui est rendu bien difficile de répondre sur ce qu’il fait »’. Voilà ce qu’énonçait G. Ganguilhem 863 .

Selon lui, la pratique psychologique, même efficace, n’en était pas moins « mal fondée ». Ce n’était qu’un douteux mélange, un « empirisme composite » associant une « philosophie sans rigueur », parce que » éclectique 864  », une « éthique sans exigence » brassant les expériences « éthologiques 865  » du confesseur, de l’éducateur, du chef, du juge etc.,  et une « médecine sans contrôle », s’inspirant de deux des trois médecines les moins assurées et efficaces, celle des nerfs, et celle de l’esprit. C’est donc aussi comme pratique mélangée, impure, que la psychologie était mise à l’index. L’impureté conceptuelle était responsable d’une impureté pratique. C’est parce que la psychologie ne sait pas ce qu’elle est, qu’elle ne sait pas ce qu’elle fait.

Pourtant dans d’autres passages du texte, il semble bien que Canguilhem demande simplement à la psychologie, de bien vouloir reconnaître la place de la philosophie. Ce qu’il combat en réalité, nous l’avons dit, c’est l’ambition impérialiste d’une psychologie naturaliste. Pour peu qu’elle avoue ses limites, et admette qu’elle ne peut agir sans avoir posé préalablement une certaine idée de l’homme, idée qui ne peut lui venir des sciences naturelles, mais d’une réflexion de nature philosophique, Canguilhem aurait peu à reprocher à la psychologie.

Cependant il propose une idée si abstraite et pure de l’activité philosophique, qu’on la voit difficilement conciliable avec la pratique de la psychologie. Entre une philosophie des concepts et une pratique éclectique la distance sera toujours trop grande. Par contre cette coupure entre psychologie et philosophie s’efface naturellement pour qui voit dans la philosophie non plus un système conceptuel mais d’abord un art de vivre et une sagesse. Or si l’on en croit un spécialiste de la philosophie antique comme P. Hadot, c’est bien ce qu ‘elle était à son origine, et donc dans son essence, une manière de vivre 866 accessible à tout un chacun, non un exercice de construction de systèmes réservé à des cercles restreints de subtils logiciens ou de doctes professeurs. 867 Dans une telle conception, le mélange et l’éclectisme ne sont plus condamnables. L’efficacité prime.

Dans cette deuxième partie nous avons choisi de répondre à Canguilhem en nous plaçant sur le terrain de notre pratique concrète. Canguilhem a choisi son arme : la dispute conceptuelle. Nous nous sommes portés sur la terre d’en bas. Le lieu de la pratique est toujours endroit spécifique, déterminé dans le temps et l’espace. La pratique est incarnée. On ne peut plus ici essayer de répondre sur un plan général. C'est donc très concrètement, à partir de notre situation particulière, que nous avons essayé de répondre à la question « qu'est-ce que la psychologie ? », en essayant de rendre présent ce qu'elle fait dans ce lieu particulier qu’est le monde de l’éducation, et dans cette fonction spécifique qu’est la psychologie scolaire. La psychologie scolaire certes n’est pas toute la pratique de la psychologie, celle-ci a bien d’autres lieux et modes de fonctionnement, cependant elle est une pratique qui en vaut d’autres. Nous la prétendons même exemplaire à bien des égards..

Insérée dans le monde divers et changeant, toute pratique est incertaine. Les praticiens ne peuvent se réfugier dans le ciel des essences, ni dans le refuge des labos. Pour s'orienter dans leurs actions, il ne disposent pas d’un modèle parfait, répondant à toutes les situations. Le monde sublunaire est le monde des compromis et des mains sales. On n'a jamais de certitude ici. C’est bien pourquoi le praticien doit avant tout s’armer de prudence. 868 D’ailleurs la réalité psychique comme toute réalité résiste et c’est à nous à nous y adapter. Le psychologue ne trouvera pas des solutions toutes faites, éclairées par la théorie. Il devra donc donner plus de place aux enseignements de l'expérience et à ce que son bon sens naturel lui dit. 869

La psychologie ( la psychologie scolaire tout particulièrement ) vit dans les compromis, dans l’entre-deux. Or l’entre-deux est le lieu de son objet d’élection, le psychisme. C'est dans l'entre-deux que naît la vie psychique, entre les contraintes du biologique et les pressions sociales. L'entre-deux aussi c'est la place du moi, Truffaldino 870 serviteur de deux maîtres, entre çà et surmoi. Car le sujet dont le psychologue doit prendre soin, le sujet psychique ce n'est pas le seul Inconscient, c’est la personne psychique totale. Et c’est cette personne totale –le Soi- que le moi tente de représenter, à quoi il réussit plus ou moins adroitement 871 . Il est donc naturel que l'aide et le soutien psychologique viennent se placer à ce lieu là, à cette frontière, aux côtés du moi pour l’étayer.

Comprenons que l’objectif à donner au moi n’est pas un idéal autarcique, un moi « coupé » du monde profond 872 , et des réalités extérieures. Quand Freud dit que là où était du çà, doit advenir du moi, il n’entend pas qu’à terme il n’y ait plus que du moi. Dans le ‘«’ ‘ wo es war soll ich werden »’ il n’y a qu’un énoncé régulateur, définissant une tâche, un projet. Le moi ne peut être fort et autonome qu’en s’appuyant sur la dynamique pulsionnelle – les « vivances » - d’un côté, sur la réalité de l’autre. Ainsi le moi fort est celui capable d’ouvrir des passages, de commercer –converser- avec les autres instances. N’est-ce pas d’ailleurs vers cela que tend le processus psychanalytique, ouvrir des passages, et n’est-ce pas en cela que l’on doit comprendre que le moi du psychanalyste étaye le moi de son patient. Cela se vérifie aussi dans le travail de création, où les étages les plus divers de la personne doivent être mobilisés.

Ce que le psychologue vient étayer c’est la fonction de passeur, d’entremetteur du Moi, un rôle entre Hermès et la Célestine 873 . L'élaboration mentale du psychologue vient soutenir le travail psychologique du sujet, tout comme la rêverie maternelle soutenait la vie psychique de son bébé. C’est dans ces lieux et ces fonctionnements que naît tout changement, toute création et tout projet, ces rencontres et ces échanges, entre le haut et le bas, entre le hors et le là.

Le psychologue est un entremetteur, être ambigu, interlope. Et la situation de la psychologie scolaire est représentative de la situation ambiguë de la psychologie, et du Moi. Cette ambiguïté ne peut-être ici esquivée, sans doute parce qu’elle se trouve dans un lieu de médiation lui-même paradoxal. L’école se veut un lieu de médiation avec la culture, donc un lieu transitionnel, mais en même temps un lieu d’inculcation où l’enfant fait l’apprentissage de la réalité, et pour accéder à l’autonomie doit passer par l’intériorisation douloureuse d’un certain nombre de savoirs et de règles. 874 Son espace n’est pas un pur espace de jeu comme l’espace transitionnel conçu par le thérapeute Winnicott 875 . Les passages y sont parfois plus difficiles. La médiation n’est pas que ce fonctionnement maternel idéal dont nous venons de parler. Elle a une autre face, « paternelle ». Il n’y a médiation que parce qu’il y a conflit, tension, et la médiation ne doit pas servir à « nier » le conflit, mais à le dépasser. Ainsi à bien des égards, la position en tension de la psychologie scolaire est particulièrement exemplaire des paradoxes du fonctionnement psychique, entre jeu et réalité, entre maternage et éducation. 876

La pratique des psychologues est souvent éclectique, mais cet éclectisme est la plupart du temps dissimulé, inavouable sans doute pour certains. Le psychologue scolaire ordinaire, ne cherche pas quant à lui, à cacher l’éclectisme de ses méthodes ; il le revendique même ( voir les déclarations de H. Caglar, R. Voyazopoulos, et dans un secteur voisin d’ E. Schmid-Kitsikis). La pratique psychologique scolaire est exemplaire d'une pratique psychologique éclectique et concordataire. En cela le psychologue scolaire reste sans doute un des derniers praticiens généralistes du métier. Il puise à des sources diverses ses savoirs et ses moyens d'actions. La pratique de la psychologie scolaire est un bricolage qui fait feu de tout bois, depuis les savoirs de la psychanalyse jusqu’à ceux de la psychologie cognitive. Il s’agit d’une autre clinique, non de la clinique de la cure analytique, mais d’une clinique capable d’intégrer tous les savoirs 877 . Le projet d’une clinique intégrative ne devrait surprendre quiconque a compris que c’est un individu complexe qu’il faut essayer d’approcher. La clinique est de fait le creuset où tout les savoirs peuvent s’unifier. La pratique conduit en effet toujours à refuser les coupures. 878 Voilà sans doute pourquoi, aujourd’hui, la pratique de la psychologie scolaire est un des rares lieux où l’unité de la psychologie continue à se réaliser.

Nous avons choisi dans cette partie de présenter notre pratique en y découpant, un peu artificiellement, trois moments. Dans la pratique réelle ces trois temps sont souvent mêlés. La clinique dont l’objectif est d’approcher le sujet dans sa singularité, pour aller au plus près de lui, doit prendre le risque de l'interactivité. Si nous avons séparé ces trois temps, c’est aussi afin de faire ressortir les différents étages, les divers modes de fonctionnement interactifs dont peut se composer notre pratique intégrative.

Nous avons vu que la pratique –clinique- du psychologue scolaire comprend toujours un temps d'échange de paroles. 879 Lot commun sans doute de tout psychologue. La parole sert de médiation entre le sujet et lui-même ( entre soi et soi) mais elle a besoin d’un tiers. C’est la première fonction d’étayage du psychologue. C'est dans l'écoute et la reconnaissance de la parole de l'autre qu'il peut l’aider déjà à se construire ou à se reconstruire. Dans ce premier temps de la rencontre, le psychologue scolaire, écoute et accueille les paroles des parents, des enseignants, et de l'enfant. Et parfois cela suffit. En recueillant, accompagnant, et étayant la pensée de l'autre, il l’aide à se dégager pour se relancer. Dans cet échange il n’y a pas que l’accueil de l’expression d’une souffrance. Une part importante doit souvent être donnée à l’histoire du sujet, qui replace sa situation actuelle dans le temps, comme un moment immobilisé d’un itinéraire. Cette place donnée au récit de soi permet au sujet de s’extraire d’un passé immobile, et d’histoires enchevêtrées. Parler de son histoire, de l’histoire de sa famille, - pour les plus jeunes enfants, c’est là un travail fait avec les parents - peut redonner un sens à son parcours. On oublierait facilement, surtout ceux qui ont voulu se couper de la psychologie naturelle, que le récit est la manière la plus commune, utilisée par tous, d’expliquer une conduite 880 . Quand en effet nous voulons expliquer pourquoi Pierre ou Paul a agi comme il l’a fait, nous pouvons le faire de deux façons, soit en disant que c’est sa nature, son caractère (« c’est tout lui çà »), d’une manière qui l’excuse, mais qui bloque le changement, soit en racontant une petite histoire, un script des évènements internes et externes qui l’ont conduit à son acte. Et comme le fait remarquer P. Ricoeur, en faisant raconter son histoire à celui qui présente sa situation comme une fatalité (« c’est bien moi çà »), lui rend de la liberté, réintroduit du jeu. Le récit en narrativisant le caractère lui rend son mouvement. 881 . Le problème de troubles enkystés, c’est que le passé y a pris trop de place.

Mais le travail du psychologue scolaire ne se limite pas à ce temps d’échange, d’accueil de la parole ou de construction d’une histoire. Le psychologue scolaire est pragmatique et éclectique. Il constate qu’il ne suffit pas toujours d’avoir entendu une souffrance ou d’avoir aidé à reconstruire une histoire, pour que le sujet se trouve en situation d’aller de l’avant.. Parler et être entendu ne suffit pas toujours ; il y a quelque naïveté à le croire. Et d’abord être entendu, ce n’est pas seulement trouver un lieu où se vider, c’est voir le contenu de sa demande reconnu. Le psychologue scolaire reçoit la demande, mais entend son contenu. Aussi ne refuse-t-il pas de répondre aux questions du sujet par des informations ou des conseils. C’est pour jouer ce rôle de guide qu’il doit le plus souvent procéder à une évaluation aussi précise que nécessaire de la situation du sujet, des contraintes qui pèsent sur lui et des ouvertures qui permettraient un changement 882 .

C’est peut-être pour ce temps là, dans ce travail qui lui est propre, 883 que le psychologue scolaire est amené à faire preuve de son pragmatisme. Il n’écarte ici aucun des instruments psychologiques qui puisse servir son évaluation. L’examen psychologique est en lui-même est un bricolage, un ajustement progressif. Le psychologue scolaire va utiliser des épreuves standardisées, des plus globales, qui mobilisent le sujet dans sa totalité, aux plus particulières. Il peut aller chercher pour l’occasion telle situation d’interaction, qu’il a trouvé un jour chez A. Rey ou chez Piaget, qui en ont inventé beaucoup. Il peut même créer une petite épreuve, non standardisée donc, pour répondre à la question singulière du moment. Car l’important c’est de s’approcher au plus près du fonctionnement mental du sujet. Pour cela, il est conduit à s’exposer au risque de l’interactivité.

Aller vers le fonctionnement mental du sujet, c’est provoquer, pour les suivre, les opérations psychiques, des mouvements. Penser est un acte, une conduite ; on a tendance à l’oublier quand on emploie le substantif « la pensée ». L'évaluation du fonctionnement mental d’un sujet est amputée si elle n’en intègre pas les dimensions dynamiques, 884 la façon dont l’appareil psychique est traversé, animé de mouvements intra-subjectifs, verticaux et horizontaux, en lien avec les transports inter-subjectifs. Ce qui nous ramène à l’appréciation de la force du moi, ie sa souplesse. Cette évaluation peut se faire à travers toutes les situations d'interaction comme le montre la pratique d’E. Schmid-Kitsikis, mais de manière très spécifique et très riche dans les épreuves de nature projective. Et si l’on se rappelle l’objectif fixé par D. Anzieu aux méthodes projectives, on verra immédiatement que ce qu’il décrit pourrait définir mot pour mot la tâche que le psychologue doit se proposer. L’évaluation du moi, de son pouvoir d’attention, de l’investissement de ses fonctions d’adaptation à la réalité, de leur maturité ou de leurs déficiences, de sa capacité à contrôler les affects, mais aussi de sa perméabilité, c’est le champ même d’expertise du psychologue scolaire qui se trouve là défini.

L’examen psychologique permet donc d’évaluer ces fonctions d’adaptation à la réalité, mais surtout la souplesse de leurs opérations. Dans l’observation de toutes ces interactions l'objectif principal sera d’estimer cette souplesse du moi qui fait sa capacité à lier pulsion et réalité, processus primaire et pensée secondaire 885 , et donc à intégrer et représenter les intérêts de la personne totale.

Cette évaluation peut en elle-même avoir un effet dynamisant. Mais sa fin est de permettre de déterminer les ouvertures les plus propices à un changement, de repérer ces espaces où un projet pour le sujet et/ou pour son entourage pourra se construire. 886 Un projet c’est d’abord une anticipation : on se prépare en pensée à une situation future. C’est le temps de l’exploration imaginaire 887 des possibles, déjà active, en ce qu’elle s’oppose à la simple attente passive. C’est aussi une intention de faire, une dynamique qui donne du sens. Quand on est bloqué dans son parcours, dessiner un projet c'est s’ouvrir un horizon, initier une nouvelle série d’évènements, inaugurer un nouveau récit.Quand nous parlons, pour nous ou pour un autre, d’intention, de but, de projet, nous signifions que nos conduites sont des activités que nous dirigeons 888 et non des conduites contraintes et/ou purement réactives. 889 Mais il ne suffit pas de mobiliser le sujet. Un projet ce n'est pas une simple intention ou la simple expression d'un désir. Un projet doit être construit c'est-à-dire explicite, détaillé et évalué. 890

Mais quel que soit le projet, il n’est porteur de changement que s’il est vivant. Le travail du psychologue, s’il est de déterminer des objectifs suffisamment précis pour être évaluables, et pour cela de les fixer par écrit, est avant tout d’entretenir une dynamique. Tout ce qu’il apporte grâce à son évaluation ne devient utile que repris par les partenaires. Son objectif est d’éveiller et d’accompagner, non de se substituer. De ce point de vue le projet de papier n'est qu'un moyen. Les projets administrés paralysent même parfois l’innovation. Et comme nous le disions, il est parfois difficile de construire des projets personnels dynamiques dans un enseignement uniformisé. Il n’y a donc que dans les marges (dans l’enseignement « adapté », pour « spécialisé ») que des projets personnalisés peuvent exister. Le plus souvent il s’agit de projets modestes localisés dans le temps et l’espace 891 . La réalité est plus dure et, pour la transformer, il faut souvent s'engager dans des actions concrètes de remédiations. Les grands projets de vie, essentiellement le projet professionnel pour ce qui concerne le premier âge de la vie, sont progressivement chassés du monde de l’Education Nationale.

Pour en terminer avec cette description des tâches concrètes du psychologue de l’éducation, si l’on se demandait quel mot unique pourrait les réunir toutes, c’est celui, souvent revenu dans ces lignes, de « médiation », qu’il faudrait sans doute retenir. Le psychologue scolaire remplit ce rôle de médiateur, c’est évident à tous, entre la famille et l’institution éducative. Mais il faut pousser notre réflexion plus loin. Le psychologue scolaire fait partie de l’institution d’éducation. Comme « éducateur », il participe donc à sa mission de médiation entre l’enfant et la culture : faire acquérir des savoirs, des savoir-faire, mettre au contact de valeurs 892 et de modèles. Cette pensée des modèles est parfois perçue négativement parmi les psychologues encore marqués par la pensée non-directive et par la théorie lacanienne, dans laquelle identification signifie aliénation. Mais qui a réfléchi sur l’éducation doit admettre qu’il n’y a, comme le disait Alain, qu’une méthode pour inventer qui est de commencer par imiter. Beethoven trouve son style à partir de Haydn, Kant part de Leibniz, Hume de Rousseau. Ce contact avec les modèles est en fait médiation de soi à soi : ‘«’ ‘ mon vrai portrait est dans Homère, Virgile ou Montaigne ’», on pourrait ajouter Shakespeare, Constant ou Zweig. 893

On ne doit donc pas s’étonner, puisqu’il est aussi, à sa façon «instituteur », que le psychologue scolaire, se comporte lui-même parfois en éducateur au sens plein, et conseille ou guide l’enfant, les parents ou les enseignants. Si l’on y réfléchit, il n’est pas surprenant que ces deux tâches, la tâche éducative et la tâche de soin, soient liées. Elles sont le prolongement de fonctions remplies le plus naturellement par la famille, quoique semble-t-il de plus en plus difficilement aujourd’hui. Un des problèmes de notre société, est peut-être que la fonction du soin, dans sa forme maternante (Winnicott, Bion), domine notre façon de penser la relation parents-enfants, y compris dans l’institution éducative 894 . La fonction éducative telle que nous l’avons définie plus haut, semble reculer en même temps que la fonction paternelle. Fonction éducative et fonction de soin ont toujours été plus ou moins mêlées. Chez l’éducateur il y a toujours eu quelque chose du soignant, et chez le soignant, même chez l’analyste pur et dur 895 , quelque chose de l’éducateur. Mais selon les époques et les modes il arrive qu’une fonction prenne la place de l’autre. Ainsi dans le monde du soin, il y a eu hier la période du traitement moral, et aujourd’hui celle des traitements comportementalistes. 896 Quant au monde de l’éducation, on devrait se demander si le modèle du soin n’y a pas pris aujourd’hui trop de place 897 .

Eduquer et soigner, ces deux tâches qu’on dit également « impossibles », sont comme on le voit difficilement dissociables. Il ne peut pas y avoir de coupure entre les deux. C’est une question d’équilibre changeant. C’est particulièrement évident à qui s’occupe d’enfants. On retrouve là le débat entre M. Klein et A. Freud. La première transposait telle quelle le modèle de la psychanalyse d’adultes chez les enfants 898 . Au contraire A. Freud réintroduisait le point de vue éducatif, travaillant avec les parents, notamment sur les interdits. On ne s’étonnera pas que nous nous sentions proches de celle qui avait d’abord souhaité être institutrice. Nous éducateurs savons bien que l’enfant ne se construit pas dans la seule régression, comme s’il avait seulement besoin d’être libéré de la pression sociale pour retrouver un dynamisme naturel, mais qu’il se construit aussi par des identifications et des interdits, qui sont les conditions de l’accession à l’autonomie.

L’Ethique de l’éducateur et l’Ethique du psychologue pour finir se rejoignent. Il s’agit toujours de travailler à accroître l’autonomie du sujet. Le Philosophe, peut toujours regarder avec suspicion nos pratiques, mais sur les fins nous tenons ferme. C’est notre réponse à Canguilhem. Il nous disait que faute de pouvoir répondre sur ce que nous sommes il nous serait bien difficile de répondre de ce que nous faisons. Pour nous c’est ce que nous faisons, ce sont les fins éthiques de notre pratique, qui répondent de ce que nous sommes. Ici pas de réponse définitive, seulement des questions. Une seule certitude. C’est en répondant à l’autre, en répondant de l’autre que je réponds sur ce que je suis.

Notes
863.

« Qu’est-ce que la psychologie », éd. des « Cahiers pour l’Analyse », 2, mars 1966, p. 112. On voit que c’est l’existence même des psychologues que Canguilhem met en doute du fait de leur incapacité à répondre à une question d’essence (en telle sorte que la pureté de l’essence serait comme la preuve ontologique de leur existence).

864.

L’éclectisme, a été condamné avec son chef de file Victor Cousin, héritier de Maine de Biran, par Taine notamment, et en a gardé une durable image négative. Pourtant l’éclectisme et V. Cousin eurent leur heure de gloire. Diderot défend l’éclectisme dans l’Encyclopédie. On pourrait trouver des prémisses à cette école chez les alexandrins et chez Leibniz. Une des cinq thèses de V. Cousin empruntée à Leibniz est qu’il y a, enveloppées en tout homme, inconscientes, toutes les vérités dont chaque système n’a révélé qu’une partie (Selon Leibniz, « les systèmes sont vrais par ce qu’ils affirment et faux par ce qu’ils nient », chacun nous fait découvrir « une nouvelle face de l’intérieur des choses » ; à nous de savoir extraire des systèmes ces « traces de vérité » comme « on tirerait l’or de la boue, le diamant de la mine et la lumière des ténèbres »). On pourrait en conclure qu’il y a plus de vérités dans le sens commun philosophique que dans chacun de ces systèmes.

865.

Ethologique renvoie ici à l’Ethique, et non comme on pourrait l’entendre aujourd’hui à l’éthologie animale fondée par Lorenz.

866.

Pour P. Hadot (2001), les œuvres philosophiques des Anciens nous proposent des « exercices spirituels » retenus pour l’effet pragmatique qu’ils produisent, et ne prétendant pas à une quelconque vérité, pas même pour leur auteur.

867.

Remarquez qu’une philosophie ouverte fut aussi celle des « philosophes » du siècle des Lumières, Rousseau, Voltaire, Shaftesbury, puis au XIXème, de Schopenhauer, Nietzsche, Kierkegaard, philosophes parmi les plus populaires, malgré leur mise à l’écart par l’établissement.

868.

A phronésis, la sage prudence, l’expression de « sagesse prudentielle » retenue par Ricoeur, met l’accent sur le fait qu’il s’agit bien d’une sagesse.

869.

Voir l’introduction de cette deuxième partie.

870.

Autre nom d’Arlequin. Voir la pièce de Goldoni déjà évoquée (Goethe qui la trouvait excellente la fit jouer de nombreuses fois dans son théâtre).

871.

Plutôt moins dans les névroses et a fortiori dans les psychoses. N’empêche qu’il faut bien qu’il soit là pour qu’un travail commence.

872.

Bossuet parlait des « abysses ».

873.

Entremetteuse –» tercera »- entre Calixte et Mélibée dans la deuxième grande oeuvre de la littérature espagnole « La Celestina” (la première chronologiquement : 1499).

874.

Pour le grand philosophe de l’éducation, Alain, éduquer c'était former un homme libre, c'est-à-dire capable de penser et agir selon soi. Cet homme est en puissance dans l'enfant, mais sa situation biologique et sociale fait de l'enfant un être faible, esclave de son emportement et de son imagination. Le rôle de l'éducation est précisément de le délivrer de cette faiblesse et de cet esclavage et de l'aider à devenir ce qu'il est réellement, un homme. Alain n’aimait guère la psychanalyse, mais ce qu’il dit de l’éducation n’aurait aucunement heurté Freud. 

875.

La création ne naît pas que du jeu. Pour Winnicott il est impossible d’être créatif et original sans prendre appui sur une tradition.

876.

Winnicott voit dans la culture comme un prolongement de la mère, et l’on peut considérer que la rêverie maternelle de Bion ne fait qu’expliciter cette pensée. Pour Freud, la civilisation réprime et interdit, comme le père. Eh bien le psychologue scolaire doit à sa façon être un garant de ces deux rôles, l’un et l’autre nécessaires au développement de l’enfant. Le psychologue scolaire doit affronter les paradoxes des deux tâches impossibles, puisqu’il est à la fois psychologue et éducateur. Mais il en va là comme des paradoxes du mouvement, on les résout, plus ou moins adroitement certes, dès que l’on se met en marche.

877.

A l’appui de notre conception nous voudrions citer Colette Chiland pour qui la psychologie clinique n’est pas la psychologie pathologique, mais la « psychologie de la vie quotidienne ». C’est à cette clinique que le généraliste qu’est le psychologue scolaire aspire –voir R. Zazzo-, même s’il est trop souvent contraint dans le champ de l’enfance inadaptée.

878.

Pourtant les effets de la condamnation de l’éclectisme psychologique par Canguilhem et la domination conséquente d’un clinique dogmatiquement psychanalytique se poursuivent, ce qui ouvre un boulevard aux neuro-psychologues.

879.

Voir le chapitre 11, sur le temps de la parole.

880.

Le partage de l’expérience, du savoir commun passe par des récits. C’est ce que rappelait déjà W. Benjamin dans son essai sur le narrateur (lire P. Ricoeur, « Soi-même comme un autre », à la page 193).

881.

« En narrativisant le caractère, le récit lui rend son mouvement, aboli dans les dispositions acquises, dans les identifications-avec sédimentées », « Soi-même comme un autre », p.195.

882.

Voir le chapitre 12 sur l’évaluation.

883.

Il n’a pas l’exclusivité du soutien par la parole, par contre le travail d’évaluation est ce qui fait sa spécificité professionnelle.

884.

Une conception dynamique du psychisme, nécessite une investigation dynamique, une clinique interactive.

885.

L’évaluation ne se réduit pas à la passation neutre d’épreuves standardisées nées du laboratoire. C’est aussi un dialogue émotionnel, un flottement transitonnel ouvrant à une rêverie commune. J. Hochmann en a bien décrit les bases : « Là où je suis vraiment psychiatre, c'est lorsque rencontrant un enfant, j'essaie de me faire une idée de ses capacités de symbolisation, de sa possibilité, ou de son impossibilité, à jouer avec des choses et des mots, du niveau d'angoisse qu'il peut supporter devant l'inconnu ou la séparation, et du type de déformation que cette angoisse imprime aux objets» («Esprit où es-tu”, p.112-113). On comprend le fonctionnement mental d’un sujet en pensant avec lui. Et penser avec, c’est penser c’est aussi fantasmer, penser dériver, se laisser porter par des flux, des courants ondoyants. Mais pas seulement. C’est « résonner », mais aussi raisonner.

886.

Voir le chapitre 13 sur le projet.

887.

Conditionnelle (et si ..). On commence à travailler sur l’anticipation même dans la phase d’évaluation, à inciter l’enfant à se voir dans sa vie future, au travail, en famille: quel métier tu aimerais faire ? Selon l’âge et la personnalité, la dimension projective au sens psychanalytique sera plus ou moins importante.

888.

A l’intérieur de nos limites, notre liberté n’est pas absolue ; que serait-ce d’ailleurs que la liberté d’un dieu ?

889.

Le projet est du coté de l’ouverture, de la création, de l’innovation, contre la répétition et la sclérose. Le projet de commencer telles études ou de suivre tel apprentissage, engage activement.

890.

L’architecture complexe du projet correspond à l’architecture complexe de la personne. C’est le moi qui peut en assurer la synthèse.

891.

Parfois même le projet sert simplement à sauver l’idée qu’un projet sera possible un jour (comme pour Apolline).

892.

Les valeurs s’incarnent dans les oeuvres, les biens de culture. Pour reprendre une pensée du grand éducateur G. Kerschensteiner, l’éducation consiste à provoquer le développement d’une culture personnelle (Bildung) chez l’élève, par le contact avec la culture objective (Kultur).

893.

Sans culture, comme le dit Allan Bloom (1987) : « L’âme » est « désarmée ».

894.

Voir le livre de M. Schneider (2002).

895.

Les enregistrements de séances d’analyse le montrent, voir les recherches de M. Gill.

896.

Le débat sur le traitement de l’autisme a donné un exemple caricatural de l’affrontement entre approche « éducative » et approche « soignante ». C’est dans l’ouverure et l’échange que chacun peut élaboreret progresser. ( Voir J. Hochmann).

897.

Depuis 1968 sans doute. Oury et Vasquez (1967) donnent un exemple typique de la réduction de l’éducation au soin.

898.

Il en fut de même dans l’école lacanienne.