Les systèmes contre la psychologie.

« Il faut appartenir à l’intelligentsia pour croire des choses pareilles ; aucun homme ordinaire ne serait assez sot pour cela » 900 . George Orwell

Dans notre première partie nous avons analysé les éléments et le contexte de l’attaque la plus virulente portée contre la psychologie dans le siècle où elle est née, attaque qui a connu son acmé dans les années soixante et soixante-dix, sous le parrainage d’un emblématique article de Georges Canguilhem. Pourquoi revenir dans un travail universitaire sur cette question qui paraît ancienne et dépassée ? Après tout à l’aube du troisième millénaire, la psychologie semble ne s'être jamais aussi bien portée. En tout lieu, pour toute occasion, on réclame des psychologues. Si nous avons cru nécessaire ce retour en arrière, c’est, sans doute, parce que nous avons vécu et pratiqué la psychologie dans ces temps difficiles, 901 mais d’abord et surtout parce que bien des idées supportant cette attaque ou l'accompagnant et la soutenant, continuent à structurer la pensée d'aujourd'hui. Les coups portés contre la psychologie, le moi, l'intériorité et l’autonomie du sujet, l'humanisme enfin, ont imprégné la Weltanschauung des élites intellectuelles d'alors, et, à travers leur influence encore importante, sans que nous y prenions garde, continuent à marquer les esprits. Le temps a passé, et cependant nous commençons à peine à nous en délivrer. La grande thérapie, l'examen des archives de la police de l'esprit, n'a pas vraiment été faite. Mêmes chez les psychologues, beaucoup d’axiomes de la vulgate lacanienne par exemple continuent à être admis, qui pourtant contreviennent à leur pratique et à leur identité.

Rappelons donc les éléments essentiels de la critique portée par Canguilhem puis par ceux qui s’en sont réclamés - en redisant encore qu’il y a un écart entre ce que pensait Canguilhem et ce qu’on lui a fait dire après coup-. La critique portée contre la psychologie par Canguilhem dans son fameux article ‘«’ ‘ Qu’est-ce que la psychologie ? ’» est sévère. Pour Canguilhem la psychologie comme discipline spécifique ne devrait même pas avoir droit à l’existence. Elle est en effet incapable de fournir son concept ‘«’ ‘ Pour la psychologie la question de son existence ou plus modestement de son concept met en question l’existence même du psychologue ».’ Elle n’est en réalité qu’un mauvais mélange de philosophie sans rigueur, d’éthique sans exigence et de médecine sans contrôle. Le jugement est dur. Cependant pour bien comprendre le sens de cette critique, il faut savoir qui elle visait réellement. Non pas, comme on l’a dit, la psychologie clinique d’un Janet ou le projet de psychologie générale d’un Lagache, mais la tentation d’» une psychologie » réductrice de traiter l’homme comme un objet naturel. Canguilhem était un humaniste 902 . Il contestait toute psychologie qui, oublieuse des valeurs de l’esprit, traiterait l’homme comme un moyen et non comme une fin. Le psychologue est un être « immoral », quand il met sa « technologie » au service de l’ » asservissement de l’homme ». Mais ce n’est là, pouvait-on lui faire remarquer, qu’une question de pratique déontologique, comme il s’en pose dans d’autres pratiques scientifiques.

Reste la question du concept ; elle n’était pas sans conséquence. Car c’est dans le cadre d’une philosophie du concept, comprise comme une philosophie des systèmes, que l’article de Canguilhem sera ensuite interprété. C’est sous le parrainage de Canguilhem et de la philosophie du concept que se plaçait la revue de l’ E.N.S. qui fit reparaître cet article. Et tous les normaliens d’alors connaissaient par cœur ces paroles de Cavaillès, philosophe des sciences et héros de la Résistance : ‘»’ ‘ ce n’est pas une philosophie du sujet mais une philosophie du concept qui peut donner une doctrine de la science »’. N’est-il pas paradoxal que ces paroles d’un grand Individu, d’un intellectuel qui perdit sa vie pour s’opposer au totalitarisme, aient fini par servir de caution à une série de théories du soupçon 903 qui toutes déferont le sujet individuel pour affirmer la puissance des systèmes ? A partir de ces paroles, toute une génération de clercs destinés à former l’élite de notre pays vont se mettre à développer des discours niant l’importance du sujet, du moi, de l’acteur individuel, et exaltant la puissance absolue des déterminismes cachés. C’est dans ce contexte intellectuel que sera relu l’article de Canguilhem. S’y rajoutait le poids de l’environnement politique, un contexte marqué, entre autres courants, par un fort antiaméricanisme et une critique de la bourgeoisie, portés aussi bien par les communistes que par des mouvements de révolution intellectuelle comme le surréalisme. 904 E. Roudinesco dévoile l’interprétation qui fut donnée au texte à cette époque, quand elle nous dit que Canguilhem met à mort la psychologie comme idéologie humaniste, bourgeoise, et américaine.

La psychologie est une idéologie. Le sujet individuel, le Moi, sont des illusions trompeuses et aliénantes. Althusser, Lacan et Foucault soutiendront tous ce discours. Tous trois vont associer condamnation de la psychologie, condamnation du moi, condamnation de l’humanisme. Mais ce n’est pas cela que voulait Canguilhem.

Pour Althusser il y avait d’un coté la Science, de l’autre l’idéologie. La première ne pouvant naître que dans un arrachement, une coupure épistémologique d’avec la seconde. Cette conception de la naissance de la science dans une coupure épistémologique était un des principes admis de la dogma intellectuelle de l’époque 905 . Il y avait le règne montant d’une pensée structuraliste exaltant les totalités et refusant les lentes genèses. Il y avait surtout la caution du grand Bachelard. En réalité d’un « demi-Bachelard ». Car Bachelard n’était pas un philosophe du concept ; il défendait même un philosophe des images. Certes Bachelard s’était posé comme penseur majeur en s’opposant à Meyerson, et en affirmant que la science ne peut naître que dans un mouvement de rupture avec les évidences naïves qui la précèdent. 906 Mais il parlait là en philosophe des sciences dures. Le même homme disait en même temps ailleurs que ‘«’ ‘ les concepts négligent par fonction les détails’ », alors que ‘«’ ‘ les images les intègrent »’, 907 et qu’‘»’ ‘ on ne peut étudier que ce qu’on a d’abord rêvé »’ 908 . Bachelard n’avait guère de considération pour le positivisme scientiste et il n’avait surtout pas le projet de réduire ou de naturaliser la psychologie en la coupant de ses intuitions naïves. Quand il pense en psychologue, il défend au contraire la rêverie et les images premières. On trouve donc chez lui une pensée complète et dialogique, bien différente du positivisme de nos trois auteurs, ceux qui s’empareront de l’arme de la « coupure épistémologique » pour imposer leurs idées..

Leur utilisation de la notion de coupure épistémologique n’est cependant pas seulement utilitaire. C’est une idée consubstantielle à toute pensée totalisante qui peut ainsi prétendre s’imposer absolument, en échappant aux aléas de l’empirie 909 . Althusser transpose ainsi à la psychologie le schéma qu’il a déjà appliqué au marxisme. De la même manière que selon lui le matérialisme historique s’est fondé comme Science en se coupant de l ‘idéologie humaniste du jeune Marx, de même la science du psychique ne pouvait naître que dans une coupure d’avec la psychologie telle qu’on l’entend habituellement, encore une idéologie. Comme le matérialisme historique, pour accéder au rang de science elle doit se débarrasser du sujet concret 910 , et se découvrir un objet propre, l’Inconscient. C’est chez chez Lacan qu’il a trouvé une psychanalyse enfin débarrassée du sujet individuel et de l’humanisme, une théorie structurale, une Science selon ses penchants.

La théorie de la fondation d’une nouvelle science dans une rupture, convient tout à fait à Lacan qui, à cette époque, a de gros ennuis avec l’International Psychoanalytical Association, et vient le rejoindre rue d’Ulm. Sa rupture, plutôt subie que choisie, avec l’I.P.A sera théorisée comme la nécessité pour la psychanalyse de se couper d’avec l’ » américaine » psychologie du Moi. L’Ego-psychology, dira-t-il, est un retour à une psychologie pré-psychanalytique, une production imaginaire et aliénante. Lacan n’avait sans doute pas attendu ce différend pour développer sa propre théorie de l’Imaginaire comme fonction de méconnaissance du Moi et cette critique du moi avait des origines profondes chez lui. Mais jusqu’alors elle n’avait pas pris le caractère exclusif qu’elle va revêtir à partir de la rupture avec l’I.P.A.. Le Moi n’est plus alors que méconnaissance, de part en part. Lacan refuse absolument qu’il puisse inclure des parties saines, sur quoi l’analyste puisse s’appuyer. Le moi, dit-il, est « la maladie mentale de l’homme ». La psychologie, qui le prend naïvement au sérieux, est de ce fait disqualifiée. Le seul sujet qui compte c’est l’inconscient (S ou Es) par qui nous sommes machinés. La psychanalyse, c’est pas un humanisme !

Pour M. Foucault aussi la psychologie est une « impasse ». Elle est née du grand renfermement des fous et de l’institution d’une société disciplinaire, comme intériorisation d’une situation d’aliénation. Elle disparaîtra avec notre épistémé, comme l’homme s’effacera ainsi qu’un visage de sable à la limite de la mer. Le sens n’est qu’un effet de surface, un miroitement, une écume. Avec l’homme nous serons débarrassés de l’humanisme. Il le faut affirme Foucault. Ce qui compte ce sont les systèmes clos, les épistémés, qui se succèdent sans raison, au mépris du sujet et de l’histoire.

Ces trois nouveaux positivistes condamnent la psychologie, le moi, l’humanisme, par amour des systèmes. Pour ces trois auteurs, il n’y a pas d’acteurs individuels, il n’y a que des systèmes qui nous machinent, pas même d’auteurs, que des processus discursifs. Les pensées totalisantes, les systèmes conceptuels, n’aiment pas les sujets concrets, la psychologie et disqualifient l’intériorité, ce » misérable petit tas de secrets ». Or ces pensées totalisantes ne sont pas sans effet dans le réel, comme le montrait K. Popper 911 . Les systèmes totalitaires, fondés sur la volonté de plier la réalité à une pensée totale, mettent en pratique cette détestation des univers privés qui leur échappent. L’individu y est réduit à sa place dans le système.‘"Le fascisme réaffirme l'Etat comme la véritable réalité de l'individu (…) dans ce sens le fascisme est totalitaire »’. 912 . Matérialisation d’une pensée totale, le système totalitaire est conduit à traquer toute réalité privée 913 ). Par opposition l’intériorité, le privé du monde privé, devient le seul refuge.

S. Haffner dans le livre qui nous raconte l’histoire de ce duel 914 (‘«’ ‘ un duel entre deux adversaires très inégaux : un Etat extrêmement puissant, fort, impitoyable – et un petit individu anonyme et inconnu »’, p. 15 ) s’est demandé, dans les années trente, si la pauvreté de la vie privée ne préparait pas au totalitarisme. Ce qui leur arrivait ne venait-il pas de ce que ‘«’ ‘  l’aptitude de mon peuple à la vie privée et au bonheur individuel est plus faible que celle d’autres peuples »’ ? Si cela avait quelque vérité, si Haffner avait raison alors il serait temps de nous interroger sur la place que nous donnons à la vie privée chez nous aujourd’hui, et quel monde s’en suivra. ‘«’ ‘ Pas de psychologie, docteur ’» intimait Florence Rey au médecin qu’elle venait de prendre en otage avec A. Maupin avant de déclencher le massacre qui défraya la presse ; dans une filiation évidente avec Vychinski le procureur des procès de Moscou qui ne voulait pas entendre parler lui non plus de "psychologie". Ni la psychologie, ni les individus ne comptent. Seule compte la place dans le système.

Les pensées totalisantes finissent donc parfois par provoquer l’existence de ce qu’elles ont décrit, des systèmes qui traversent l’individu, et le dominent. Elle sont des «‘ self fulfilling prophecy”’, des prophéties auto-réalisatrices. Dire à l’homme qu’il est serf de déterminismes qui le gouvernent, conduit à le décourager de toute initiative personnelle, à lui interdire toute pensée différente. Ne parler que de nos servitudes, finit par les favoriser Pas de place pour des acteurs dans de tels systèmes de pensée. Comment alors se penser agissant ? Si nous ne sommes que des hommes-machines 915 , si tout est déterminé, que pouvons nous faire ?. La pensée du fatum ipso facto cesse d'être une pensée. C'est le suicide de la pensée vivante.

Notes
900.

On peut éclairer ce jugement par le petit apologue des abeilles et des araignées, prêté par Jonathan Swift à Esope, dans la prosopopée qui conclut sa « Bataille des livres » en 1697. Les abeilles, dit Esope, tirent leur miel et leur cire du suc de nombreuses fleurs et de ce donné naturel elles extraient les substances aussi essentielles à la joie et à la sagesse humaines que la douceur et la lumière. Les araignées, au contraire, veulent tout tirer d'elles-mêmes ; leur orgueil va puiser dans leurs propres excréments le fil abstrait dont elles font leurs toiles géométriques. Ce sont des pièges de mort, dont leurs proies deviennent captives et victimes». Rapporté par Marc Fumaroli dans : « La querelle des anciens et des modernes » page 216-217. Certains intellectuels, à l’image des araignées, déduisent le monde de leur seule pensée. Au risque de la folie parfois (voir Hegel et Mallarmé).

901.

Dans ce retour en arrière il y a un peu nos «mémoires”.

902.

Canguilhem est opposé au «psychologisme”, comme il est opposé à tout réductionnisme, à tout projet de naturalisation de l’esprit, par la neurologie comme par l’intelligence artificielle. A la différence d’Althusser, Lacan ou Foucault, qui se sont réclamés de sa critique de la psychologie, il veut une psychologie humaniste.

903.

L’intérêt des pensées du soupçon c’est qu’elles permettent de disqualifier le discours de l’autre. C’est toujours quelqu’un d’autre qui s’exprime par sa bouche.

904.

Chez les intellectuels la convergence est sans doute réelle, mais il n’est pas sûr que la critique des valeurs «bourgeoises” ait eu le même sens dans la classe ouvrière, ni l’image de l’homme nouveau.

905.

C’est un principe encore largement admis, et et sans doute entendu par certains tenants scientistes des neurosciences, pour qui la psychologie scientifique ne peut naître qu’en se coupant de la psychologie naïve (et illusoire) et même en la supprimant.

906.

« Il n’y a pas de vérité première, il n’y a que des erreurs premières”. «Le rationalisme appliqué”, 1948, p.38.

907.

«La terre et les rêveries de la volonté”, 1948, p. 269.

908.

«La Psychanalyse du feu”, 1938, p.12.

909.

C’est pourquoi l’Ethique de Spinoza, livre de la totalité, est leur référence. Mais un homme, Baruch de Spinoza, est né, a grandi, a rêvé et refléchi tout en polissant ses lunettes, s’est révolté contre l’injustice, puis est mort. Pour écrire à force de peine et de travail ce grand livre cet homme a lu Descartes, saint Thomas, Maïmonide et tant d’autres, et beaucoup échangé avec ses amis. Ce livre n'est pas tombé du ciel, il est le fruit d’un long travail de pensée.

910.

«Il n’y a d’idéologie que par le sujet et pour le sujet”. «Les appareils idéologiques d’Etat”, La Pensée, Juin 1970, p.29.

911.

Dans « La société ouverte et ses ennemis », il met au clair la responsabilité des pensées totalisantes, Platon pour commencer, dans la naissance des totalitarismes.

912.

G. Gentile –B. Mussolini : article « Fascismo » de l’ » Enciclopedia italiana », Treccani, Florence, 1932. ( Cité dans « Le totalitarisme », textes rassemblés par E. Traverso, Seuil, 2001, p.21). L’état fasciste, pour ces auteurs, réalise l’avènement de l’Etat éthique hégélien

913.

G. Orwell a trés bien décrit cette traque dans son «1984”. Dans l’Espagne des années 1936-1937, il avait eu l’expérience des effets pratiques d’une pensée totalitaire (Voir dans «Hommage à la Catalogne”, son témoignage sur l’élimination du P.O.U.M).

914.

L’» Histoire d’un Allemand », Actes Sud, 2002 commence par ces mots :» Je vais conter l’histoire d’un duel”.

915.

La Mettrie et le baron d'Holbach hier, Changeux aujourd’hui.