Penser-tisser-rêver

Penser la psychologie est impossible dans l'esprit de la science dogmatique, mais c’est pourtant une exigence et un recommencement de chaque rencontre. Chaque psychologue recommence jour après jour, dans chacun de ces tête à tête, dans une « vraie » clinique casuistique, à penser la psychologie.

Certains psychologues et psychanalystes font naître la pensée des «enveloppes”. Cette image a sa force. Nous préférons penser la pensée comme un tissage. Un tissage en mouvement, où les aller-retour de la navette dessinent peu à peu une oeuvre. Penser, en vérité, c’est tisser. 925 C’est lier un point éloigné à un autre, comme dans la métaphore, modèle exemplaire d’un tel travail. Comme le disait P. Claudel, ‘«’ ‘ la métaphore comme le raisonnement, rassemble, mais de plus loin’». 926 La pensée est lien sans doute parcequ’elle est née du lien, dans le tissage des liens interpersonnels. C’est pourquoi la psychologie comme pratique se passe dans l’entre-deux, comme l’esprit se tisse dans les entre-deux.. 927 Enfin la pensée n’est vivante qu’en acte. L’objet de l’attention spécifique du psychologue, ce n’est pas tant la tapisserie finie, que le travail de tissage lui-même. C’est un mouvement et on ne peut comprendre le penser de l’autre ou lui rendre le penser vivant, sans le mettre en mouvement 928 .

Le lieu du penser est dans l’entre-deux. Considérant l’entre-deux du point de vue de l’appareil psychique, nous nous sommes demandé quel était son centre de gravité, le point de passage et parfois d’équilibre, des mouvements intra-psychiques. L’idée que nous avons défendue est que le lieu central du penser est le Moi. Sans doute, celui qui n’a qu’une conception substantialiste de cette instance aura des difficultés à le penser comme le lieu des tissages. De ce point de vue, la première topique freudienne, moins substantialiste, rendait plus facile de penser le psychique en terme de passages et d’interface. Le Préconscient avait cette place et ce rôle ; il sont endossés par le moi dans la deuxième topique. Voilà pourquoi nous avons affirmé que c’est bien le Moi qui joue ce rôle capital d’être l’interface du psychique. Arlequin serviteur de deux maîtres, le Moi a la charge de gérer les flux et d’intégrer, autant qu’il est possible, dans des compromis parfois douteux, les intérêts divers et parfois contradictoires de la personne globale. 929 Qu’on l’idéalise sous les traits d’Hermès ou qu’on le caricature sous ceux de la Célestine, il n’en reste pas moins l’irremplaçable médiateur.

Qu’est ce qu’un penser vivant ? C’est un penser que nous avons choisi de qualifier d’ «enchanté”, en ce que le rêve et la raison viennent s’y féconder. La mobilité du moi est au cœur de ce processus d’ «enchantement”. Pour voir fonctionner un penser vivant, il faut regarder du coté des processus de création, dans la création poétique et plus généralement littéraire, mais même dans la découverte scientifique. C’est un des trois mousquetaires de l’Ego-psychology, E. Kris, qui a montré comment le Moi régresse pour aller se ressourcer dans les profondeurs psychiques. 930 Mais Ehrenzweig, plutôt kleinien lui, ne parlait pas différemment du travail du Moi dans la création.

Nous disons pour notre part que c’est le Moi qui, dans un processus dynamique, donne du jeu à l’esprit pour faire naître les pensées nouvelles. Mais cette tâche est parfois difficile.

Notes
925.

Voir notre article du Journal de Nervure, sur «L’enveloppe ou le réseau”.

926.

«Journal”, Pleïade I, p.42, cité par Ricoeur, «La métaphore vive”, p.246. Pour M. Serres, la métaphore est : « meta »  « phora » ; elle fait passer d’une rive du fleuve à l’autre.

927.

Winnicott l’a bien mis en évidence. L’espace transitionnel est le lieu virtuel et complexe de ces tissages.

928.

C’est ce que nous avons essayé de marquer en exposant notre conception dynamique de l’examen psychologique

929.

Dans la généralité des cas, le moi réussit assez bien cette tâche. Et l’on a tort de trop mettre l’accent sur ses défaillances, même si la naissance de la psychanalyse comme psychopathologie peut l’expliquer. Le projet de Hartmann avec «Le moi et le problème de l’adaptation” était de rééquilibrer les choses en accordant à la psychologie du fonctionnement normal toute la place qu’elle méritait. Notre recherche était une modeste contribution à la reprise de ce projet.

930.

Mais on sait cela depuis toujours ; et c’est Apollon et Dyonisos ; c’est Orphée descendant aux Enfers.