De somptueux mirages

«   …Au milieu de ce bois un liquide cristal / En tombant d’un rocher forme un large canal, / Qui comme un beau miroir, dans sa glace inconstante, / Fait de tous ses voisins la peinture mouvante... // C'est là, par un chaos agréable, et nouveau, / Que la terre et le ciel se rencontrent dans l'eau ; / C’est là que l’œil souffrant de douces impostures,/ confond tous les objects avecque leur figure, / C'est là que sur un arbre il croit voir les poissons, / Qu'il trouve les oyseaux auprès des ameçons, / Et que le sens charmé d'une trompeuse idole / Doute si l'oyseau nage ou si le poisson vole ».
Extrait de
«  Dans sa glace inconstante » de Habert de Cérisy. 949

L’esprit baroque aime à subvertir les limites. Il a le goût du trompe l’œil, des miroirs déformants et des faux semblants. Demandons-nous ce qui les fascinait et qui nous enchante encore dans ces trompe l’œil, ainsi ceux où le sujet de la toile vient déborder sur le cadre, où tel personnage franchit ces limites pour entrer dans notre univers, comme dans ces fresques ou ces plafonds, qui fondent architecture feinte et architecture réelle 950 ? Quel en est l’effet sur l’esprit de celui qui regarde ?

Un trouble le saisit. Le voilà pris entre sidération et réflexion. Paradoxalement, en se fondant en un seul plan avec la surface environnante, en effaçant la limite entre les deux espaces, le représenté perd de sa profondeur, mais entrant dans le réel du spectateur oblige celui-ci à un mouvement de recul. La profondeur est « transférée », le spectateur rattrapé par le tableau. Le voilà entre deux mondes, à la fois dedans et dehors. Il est pris dans le jeu et rappelé aussitôt à son existence de sujet, et non plus spectateur détaché. Il peut vite alors se reprendre pour récupérer cette place de simple observateur. Il peut prolonger ce moment de trouble et d’incertitude, y goûtant même un certain plaisir ( le jeu d’esprit provoqué par le trompe l’œil est analogue à celui de l’humour). 951 Pourrait-il, à l’imitation d’un célèbre peintre Ch’an, profiter du passage offert pour entrer dans l’univers du tableau et y disparaître ? 952

Je me suis parfois demandé comment pouvaient réagir au trompe l’œil, ces nouvelles personnalités que l’on dit narcissiques, ces as if et borderline, sur lesquelles nous psychologues projetons souvent l’image d’un univers psychique à plat, sans profondeur. Leur esprit ne serait, dit-on, que surface ou miroir. S’il en était ainsi, quel effet cette rencontre pourrait-elle leur faire ? Peut-être jouiraient-ils tout comme moi de ce trouble ? Ou bien lui seraient-ils fermés ? Fallait-il faire cette enquête ? Le fait est cependant que ces personnalités apparaissent dans un univers où le trompe-l’œil a quasiment disparu ?

Notes
949.

«Anthologie de la poésie baroque française”, J. Rousset, Paris, J. Corti pour la 2ème éd., 1988.

950.

Par exemple la voûte de San Ignazzo du P. Pozzo ou, de Tiepolo, «L’olympe et les quatre parties du monde”, à la résidence des princes évêques de Wurtzbourg. Le trompe l’oeil a une origine ancienne, mais c’est aux XVIIè et XVIIIè siècle qu’il fut le plus répandu, figure quasiment obligée. Il a quasiment disparu quand l’art moderne est né, au milieu du XIXème (voir «Le Trompe l’oeil”, dir. P. Mauriès, 1996).

951.

Comme dans le mot d’esprit, c’est du mouvement psychique entre plusieurs niveaux que résulte le plaisir..

952.

C’est un thème de la littérature fantastique. Entrer dans le tableau et y être enfermé c’est ce qui arrive au héros de la nouvelle «La Vénitienne” de Nabokov.