Théâtre et médiation

Le baroque joue sans cesse sur l'illusion, et son théâtre la consacre. Ainsi ‘«’ ‘ La vida es sueńo ’» de Calderon, ‘«’ ‘ The Tempest » ’de Shakespeare, ‘«’ ‘ L’illusion comique »’ de Corneille, ou ces oeuvres aujourd’hui oubliées comme la ‘«’ ‘ Comédie des deux théâtres »’ du Bernin ou ‘«’ ‘ Le véritable Saint Genest »’ de J. Rotrou 953 , où des spectateurs venaient se découvrir représentés en miroir sur la scène.

Tout cela, la fluidité des personnages et des situations, comme le bougé des formes, traduisait-il alors un changement profond des organisations psychiques ? L'apparition d'une psychologie de la surface et du glissement ( à l'image de Circé et du paon 954 ), une transformation du moi ? Fut-elle analogue à ce qui nous arrive aujourd’hui, où la dissolution du Moi aurait, dit-on, pour effet d’araser notre espace interne. On nous dit en effet que chez les personnalités narcissiques, la « mise en tableau » de soi-même a pris la place de la mise en scène des névrotiques.

En réalité, ces nouvelles organisations psychiques, si elles existent, n’ont rien de commun avec l’esprit baroque. Car le baroque n’aimait rien tant que la mise en scène et le mouvement. Au point de la redoubler. Tout le baroque n’est que théâtralisation. Mais surtout, c’est un univers de pensée, à la différence du nôtre, où Dieu est omniprésent. C’est vers lui que l’on s’élève. La Contre-réforme, à l’opposé de la Réforme, qui condamnait absolument le théâtre, et plus largement toutes les représentations, les réhabilite comme biais intercesseurs. 955 Sans être dupe, il s’agit simplement de donner un contenu vivant à la foi et en figurant des médiations, de refuser la coupure absolue entre Dieu et les hommes. L’illusion théâtrale, picturale ou architecturale, sert ce lien, permet ce passage, telle l’échelle de Jacob.

Derrière cette dispute sur la représentation, on retrouve l’opposition entre augustinisme et humanisme, ces deux visions contraires de la situation de l’homme dans le monde. Cette confrontation a traversé le catholicisme. Il suffit de comparer La Rochefoucauld à Pascal, Corneille à Racine. Le premier n’est pas dupe, mais il aime l’illusion et la gloire. Protagoniste actif de la Fronde, héros cornélien, il devient, déçu, un homme de salons, non un misanthrope. Le jeune Corneille, éduqué par les jésuites,‘’ ‘«’ ‘  le plus humain de tous nos poètes tragiques »’ selon K. Haedens, théâtralise en baroque 956 . A l’opposé Pascal janséniste condamne le moi, l’illusion, le théâtre, et Racine, élève de Port-Royal, porte le théâtre au plus haut, mais pour peindre notre déréliction, la fatalité et le poids du passé. 957 Le héros cornélien se construit, le héros racinien ‘«’ ‘ en proie à une horreur profonde de son être ’» 958 , se détruit. La psychologie baroque n’est donc pas celle-là, celle d’un monde de répétition et de mort. Son espace est celui, dynamique et non écrasé, qui relie la terre au ciel.

Notes
953.

Nous avons déjà évoqué cette pièce à propos du commentaire de Lacan sur Sosie. Précisons ici que la pièce raconte une représentation théâtrale à l’époque de la persécution des chrétiens. L’acteur Genest jouant le rôle du martyr chrétien Adrien, converti par le rôle, professe sa foi face à la cour romaine, et est conduit à son tour au martyre. On a donc une représentation dans la représentation, des spectateurs regardant d’autres spectateurs assistant au basculement d’une fiction en réalité (le « feint » est « vrai » pour reprendre les mots de la pièce de Lope de Vega qui l’inspira « El Fingido Verdadero ».

954.

Pour reprendre le titre du livre consacré par J. Rousset à la littérature baroque :» La littérature de l’âge baroque en France. Circé et le Paon”.

955.

Cette querelle se poursuit au XVIIIè. Voir dans l’article « Genève » de l’Encyclopédie.

956.

L’ «Illusion comique” (1636, l’année du Cid) est une pièce clairement baroque qui met en scène l’illusion théatrale, mais il y a du baroque dans le Cid ( Lors de l’éloge de Pierre Corneille, pour la réception de son frère Thomas à l’Académie, Jean Racine dit de lui : «Il accorda heureusement le vraisemblable et le merveilleux”).

957.

De « La  Thébaïde » : « Triste et fatal effet d’un sang incestueux » (Acte IV, Scène 1), à « Athalie » : « Fidèle au sang d’Achab.. », en passant par «Iphigénie” « Vous ne démentez point une race funeste / Oui vous êtes le sang d’Atrée et de Thyeste ».

958.

G. Poulet «Etudes sur le temps humain”, dont sont extraites aussi les citations de Racine.