Mises en abîmes

«  Personne ne ressemble mieux à notre Seigneur que l’inventeur d’un beau roman » Leibniz, lettre à Anton U. von Braunschweig. 959

‘«’ ‘ El universo (que otros llaman la Bibliotheca) se compone de un numero indefinido, y tal vez, infinito, de galerias hexagonales ’» 960 Voici la suite en français : ‘«’ ‘ Chaque galerie est liée à ses voisines par des couloirs munis d'une glace qui en redouble les apparences. Les hommes en concluent que la bibliothèque n'est pas infinie ; si elle l’était réellement à quoi bon cette duplication illusoire ? Pour ma part je préférerais rêver que ces surfaces polies sont là pour figurer l'infini et pour le promettre ’» 961 . Ces miroirs multiples, par l’effet de mise en abîmes qu’ils provoquent, ouvrent à un univers illimité. La Bibliothèque, devient ainsi le modèle virtuel d’un univers total aux correspondances et aux renvois sans fin. Elle enferme toutes les histoires possibles. Tous les livres, écrits ou à venir, toutes les combinaisons possibles de lettres, sont là, rangés quelque part.

C’est sans doute la lecture de Leibniz qui a fait germer dans l’esprit de Borges l’idée de sa Bibliothèque. Sa Théodicée contient la description du « Palais des destinées », une architecture pyramidale de tous les mondes possibles. Tous les mondes, tous les destins, tous les livres. Voici quelques lignes de ce qu’y dit Leibniz : ‘«’ ‘ m’étant souvenu du dialogue de Laurent Valla sur le libre arbitre contre Boèce, dont j’ai déjà fait mention, j’ai cru qu’il serait à propos d’en rapporter le récit, en gardant la forme du dialogue, et puis de poursuivre où il finit, en continuant la fiction qu’il a commencée…(…) Il y avait un grand volume d’écriture dans cet appartement ; Théodore ne put s’empêcher de demander ce que cela voulait dire. C’est l’histoire de ce monde où nous sommes maintenant en visite lui dit la déesse : c’est le livre de ses destinées (…) et voilà un autre monde, un autre livre, un autre Sextus’ ‘ 962 ’ ‘…(…) on allait en d’autres chambres, on voyait toujours de nouvelles scènes. Les appartements allaient en pyramide ; ils devenaient toujours plus beaux à mesure qu’on montait vers la pointe, et ils représentaient de plus beaux mondes ’» 963 .

Le roman à tiroirs, à sa façon, nous rapproche de ces univers. 964 Á lui seul il est une petite bibliothèque. Comme s’il voulait contenir tous les récits, toutes les histoires possibles. Un des personnages se saisit de la place du narrateur pour insérer une autre histoire, et l’on peut ouvrir ainsi de nombreuses parenthèses parfois refermées très loin. 965 Mais parfois c’est le narrateur qui passe de l’autre coté, effaçant une frontière pour intervenir dans le récit. 966 On pense au ‘«’ ‘ Tristram Shandy ’» de Sterne, grand roman de la digression, 967 ou à ‘«’ ‘ Jacques le Fataliste et son maître ’», où l’effet bibliothèque est renforcé de la multiplication des genres narratifs. Ce double jeu du narrateur a un effet ludique. Comme avec le trompe l’œil, comme avec l’humour, l’effet plaisir vient de ces glissements de niveaux et du jeu psychique (l’entre deux) qu’ils provoquent.

Parfois c’est la même histoire qui se duplique et se répète, presque la même, mais pourtant un peu différente, comme deux livres voisins des rayonnages borgésiens. Ce qui accentue chez le lecteur son impression de flottement et de déséquilibre et vient provoquer ce sentiment mitigé ou plutôt double, entre familiarité et étrangeté, que Freud nomma ‘«’ ‘ das Unheimliche’», l’inquiétante étrangeté. 968

Le plus réussi, à notre goût, de ces récits gigognes, est le ‘«’ ‘ Manuscrit trouvé à Saragosse’» 969 roman écrit en français par le comte Jan Potocki en 1804 et 1805. Dans cette histoire à la construction baroque, mais écrite dans un style épuré, très XVIIIème, 970 le héros est transporté d’une histoire à l’autre en repassant toujours par les mêmes lieux. Ces bifurcations et ces répétitions produisent, comme disait Roger Caillois, ‘«’ ‘ l’angoisse d’une duplication infinie ’». Un sentiment d’inquiétante étrangeté plutôt, comme nous en avons tous éprouvé un jour. Un jour nous avons pensé : je suis déjà venu ici, j’ai déjà vécu cela.

Mais comme dans le trompe l’œil, le glissement de niveau produit chez le lecteur un effet de subjectivation. Je ne puis plus être un lecteur passif, comme un miroir. L’humour de l’auteur s’y ajoute qui acccentue la distanciation. Comme le dit Henri Mitterrand ‘«’ ‘  l'humour ou l'ironie de Potocki donne au livre les caractères d'une mystification ou d'une parodie : l'esprit critique est toujours à l’œuvre, en même temps que les obsessions, les fantasmes, les rêves, sont mis en scène ; la même suspicion pèse alors sur le surnaturel comme sur la réalité. Cet art de la fugue construit un labyrinthe où l'homme se perd et où la vérité n'étant pas donnée ; il tente d'en saisir l'image fragmentée dans la multiplicité des destinées ’» 971 . Le plaisir de la lecture vient de ce double jeu. S’y ajoute ici, par rapport à ‘«’ ‘ Tristram Shandy ’» ou à ‘«’ ‘ Jacques le Fataliste et son maître ’», l’irruption du fantastique, de l’irrationnel, qui nous plonge dans les flux profonds de notre esprit.

‘«’ ‘Malgré cette élégance du style très XVIIIe siècle, sèche et précise, le manuscrit reste en mémoire comme une immense construction baroque. Les histoires se mêlent, se croisent, s'enroulent en spirale, disparaissent dans l'infini pour revenir soudain et donner naissance à de nouvelles histoires ; c'est l'orgie d'un chaos qui cherche sa propre forme en échappant aux formes définitives. Entre le monde des morts et le monde des vivants, entre la veille et le rêve, entre la réalité et l’hallucination, c'est une vaste contrée qui s'étend, faite de voix issues d'on ne sait où, de mirages, de liens secrets, de signes inconnus, de vagues qui inondent et balaient l'ordre du temps historique’”. 972 Un chaos cherchant sa forme dans un espace entre veille et rêve, quelle meilleure allégorie de la naissance de la pensée ?

Notes
959.

«Magazine littéraire”, 416, p.49.

960.

«L”univers (que d’autres appellent la Bibliothèque) se compose d’un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales”, « Ficciones, El jardin de los senderos que se bifurcan » ed. poche, 1971, Madrid.

961.

La Bibiothèque de Borgès inspire celle d’U. Eco dans son best-seller, « Le nom de la Rose ». Il donne même à son «sourcilleux” bibliothécaire aveugle, le prénom de Borgès, Jorge.

962.

Toutes les vies possibles de Sextus – le violeur de Lucrèce - y figurent, avec toutes les résonance sur les autres vies, les autres mondes..

963.

Leibniz  « Essais de Théodicée », Garnier-Flammarion, 1969, pages 355 à 362.

964.

Voir sur ce thème les articles de F. Ferro « La pyramide des mondes possibles », et de F. de Buzon « Romans, mondes possibles », dans le numéro du « Magazine littéraire » consacré à Leibniz, n° 416, Janvier 2002.

965.

Le modèle connu au tout début du XVIIIème de ce type de récit est l’édition Galland des «Mille et une nuits”. Mais on trouvait déjà dans le picaresque espagnol des intrigues à emboitement très bien adapté par Lesage dans son «Histoire de Gil Blas de Santillanne”.

966.

Déjà dans le Quichotte, le premier grand roman de la littérature européenne, le chevalier à la triste figure pénétrant dans une librairie découvre que l’on est en train d’y imprimer un «Don Quichotte”.

967.

Cette narration aux digressions multiples, fait penser au discours associatif.

968.

Peut-être vaudrait-il mieux dire d’étrange familièreté, mais l’important est dans la rencontre des deux. De ce point de vue l’article de Freud «Das Unheimliche”, «L’inquiétante étrangeté”, est décevant. Il est trop préoccupé à vouloir démontrer le rôle de la castration, ou de la répétition traumatique, pour s’arréter sur cet entre-deux et ses effets psychiques, en particulier esthétique. De même dans la «Gradiva”.

969.

La présence de l’Espagne dans les récits fantastiques vient peut être de la structure du roman picaresque, mais peut-être aussi qu’elle fut la frontière où l’Occident se méla à l’Orient. La «bohémienne” est une orientale, c’est encore Armide.

970.

La construction en emboitement est un procédé souvent utilisé dans les récits à tonalité fantastique, ce qui est le cas du «Manuscrit trouvé à Saragosse”. C’est l’occasion de rappeler que le XVIIIème est le siècle de l’illuminisme et qu’il a vu aussi la renaissance d’une littérature fantastique ( Cazotte et «Le diable amoureux” («Che vuoi?”)). Certains commentateurs ont vu dans le livre de Potocki la figuration d’une initiation maçonnique.

971.

«Dictionnaire des grandes oeuvres de la littérature française”, p. 395.

972.

G. Herling-Grudzinski. Numéro spécial de la revue «Europe”, consacré à Jean Potocki, n° 863 de Mars 2001.