Si nous tournons, séduits ou fascinés, autour de Leibniz et du baroque, c’est qu’à nos yeux, ses expériences de pensée éclairent, sinon inspirent, le monde actuel. Ses contradictions d’abord. Leibniz le philosophe est en effet à la fois un précurseur de l’I.A, de la numérisation de l’esprit avec sa « Caractéristique universelle », mais aussi de l’univers d’Internet, le monde de la toile, par sa conception de l’espace non comme un contenant mais comme un réseau. Sa vision philosophique de l’univers préfigure notre société, où, tels des monades leibniziennes, nous nous replions dans nos nids, pour mieux aller résonner au Net. 974 Il y a trois siècles Leibniz a pensé notre monde, et c’est sans doute pourquoi il nous revient. Dans les sciences cognitives, par exemple où le réseau fournit un modèle congruent, adapté aussi bien au graphe neuronal du biologiste 975 qu'au réseau sémantique du psychologue cognitiviste ou à l’hypertexte de l’informaticien. Quant on imagine, comme P. Lévy 976 , l’esprit comme un hypertexte, avec ses résonances multiples, et ses échos indéfinis, on est sans nul doute inspiré par la bibliothèque borgésienne et au-delà par les mondes leibniziens.
Mais pour le psychologue, le praticien spécialement, le modèle de la monadologie a ses limites. Ces réseaux labyrinthiques et fractaux, fussent-ils multipliés à l’infini, suffiraient-ils à donner une véritable profondeur à l’esprit ? Dans son livre ‘«’ ‘Gödel, Escher, Bach”’, ‘«’ ‘une fugue métaphorique sur la pensée et sur les machines”’, D. Hofstadter semble le penser, qui prête à l’auto-référence, cette boucle étrange (‘«’ ‘the strange Loop’”) qu’il retrouve chez Gödel, Escher et Bach,le pouvoir d’engendrer de la pensée. On retrouve le même thème chez F.J. Varela 977 derrière la notion d’ «autopoïèse”. Mais ce n’est qu’une fiction. Nul doute que la récursivité ait le pouvoir de nous faire rêver et fascine notre imaginaire. Mais aucune boucle algébrique n’a le pouvoir d’enter du psychique sur du mécanique. 978 A l’auto-programmation il manque l’autre. Ce qui, dans le système de Leibniz, laisse le psychologue insatisfait, c’est l’absence de communication entre les personnes. Les monades fermées sur elle-mêmes, sans portes ni fenêtres, ont besoin d’un Dieu ou d’un Programmeur, pour pouvoir se répondre 979 . Ainsi, par exemple, Leibniz anticipe-t-il bien la découverte de compétences innées, mais reste-t-il étranger à l’accordage et l’empathie. Dans sa théorie du moins.
Car derrière le Leibniz théoricien, apôtre de la coupure entre les monades, il y a le Leibniz réel, ouvert à toutes les pensées. Cet homme-là soutient et met en pratique le principe de continuité. Il conduit sa vie selon cet autre principe essentiel de sa pensée, qu’il n’y a pas de coupure dans l’univers. En vérité, Leibniz est tout le contraire de ses monades. Est-ce l’affirmation théorique de leur fermeture, qui le conduisait dans la pratique, à rechercher la coopération entre savants ? C’est un grand communiquant, un voyageur, et un penseur encyclopédique. Il fabrique du lien.
Leibniz correspond avec toute l’Europe, avec le catholique Bossuet pour réunir les églises, avec Des Bosses, Arnaud, Clarke, et même avec des jésuites missionnaires en Chine. Il parcourt l’Europe, les Etats allemands, la France, l’Italie. Il est conseiller politique, homme de cour et diplomate. Il propose à Louis XIV un projet d’expédition d’Egypte, conseille Pierre le Grand. Gottfried 980 W. Leibniz travaille même à la renaissance de l’unité européenne et pour symboliser l’unité des deux Rome, la temporelle et la spirituelle, il suggère que l'on érige la statue de Charlemagne en haut d'une des colonnes de Saint-Charles Borromée.
Il fait aussi communiquer les savoirs. C’est par le dialogue et l’éclectisme des intérêts, qu ‘on peut dépasser les points de vue particuliers. Mathématicien, physicien, géologue, ingénieur, mais aussi juriste, historien, linguiste et psychologue, poète enfin, 981 tout lui est bon à penser. Il n’y a pas pour lui de fracture entre les sciences et les arts. Ils se combinent et s’enrichissent les uns les autres. Point chez lui de distance méprisante à l’égard des savoirs roturiers. Présentant sa philosophie il n’hésite pas à la dire ‘«’ ‘ bien populaire sans doute ’» et ‘«’ ‘ fondée sur deux dictons aussi vulgaires que celuy du théatre italien, que c’ ‘’est ailleurs tout comme icy’ ‘, et cet autre du Tasse : ’ ‘«’ ‘ ’ ‘che per variar natura è bella ’ ‘»’ 982 .
Sans doute le logicien a-t-il eu la tentation de réduire le « pli » baroque au « pli » mathématique. Mais la puissance de sa pensée, ce par quoi il nous fait penser à notre tour, nous ses lecteurs, vient de sa capacité à féconder imagination et logique l’une par l’autre. C’est en cela qu’il est baroque. Qu’on pense à la force attractive de sa description du palais des destinées ou de ce passage célèbre de la Monadologie : ‘«’ ‘ Chaque portion de la matière peut être conçue comme un jardin plein de plantes et comme un étang plein de poissons. Mais chaque rameau de la plante, chaque membre de l’animal, chaque goutte de ses humeurs est encore tel un jardin ou tel un étang »’ § 67. Combien de lecteurs ont été plongés par ces textes dans une réflexion infinie aux résonances multiples.
Les métaphores, les images, ne sont pas la science, elles ont cependant le pouvoir de dynamiser l’esprit. Le travail du scientifique est évidemment de tester et construire en raison ces intuitions, d’épurer ses images. Mais pour le psychologue praticien, métaphores et images ont un pouvoir réel, celui de mettre l’esprit en mouvement. On peut soigner avec des images, des métaphores. La puissance de Leibniz sur nos psychismes vient de sa capacité à animer en nous, à faire interagir, rationalité et poésie. C’est là son paradoxe. S’il nous fait penser-rêver c’est par son éclectisme et par sa capacité de lancer des ponts. Ce penseur du mouvement, ‘«’ ‘ car tous les corps sont en flux perpétuel comme des rivières ’», met en mouvement notre pensée. Cet agitateur d’idées nous ouvre des passages. La vie intellectuelle de Leibniz, l’homme de l’appétition, est l’exemple même d’une architecture ouverte, dynamique, toujours en mouvement et en élévation. Il logicise sans doute, mais surtout il « enchante » le monde.
On a voulu sommer les psychologues au siècle dernier de choisir entre science et art, entre code et icône, entre mathème et images. 983 Leibniz aurait refusé qu’on lui impose un tel choix. Les sciences de demain accepteront-elle d’être poreuses, comme dans l'Europe de Leibniz ? Saurons nous retrouver une pensée des flux, des passages, et des résonances ? Faire une place dans la raison au désordre, au changement, à l’instable, au singulier ?
Dans ce cas la psychologie comme discipline se verrait enfin accorder sa juste place. N'est-ce pas dans l'entre-deux que la psychologie doit se tenir puisque c'est là de toute façon que la pratique l'oblige à être, entre science et art ou entre science et sagesse.
G. Deleuze, « Le Pli. Leibniz et le baroque », p.6.
«Les monades n’ont point de fenêtres par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou sortir”, «Monadologie”, § 7. Mais «chaque monade est le miroir de l’univers à sa mode”, § 63. Paradoxe de l’homme moderne, branché, mais autiste aux autres. (Deux imaginaires s’affrontent, celui de l’enveloppe maternelle, nostalgie des lointains archaïques, et celui futuriste du réseau, des cerveaux branchés et des «puzzling-case”).
C’est le premier modèle de Freud encore neurologue, celui de l’Esquisse, le psychisme comme réseau de représentations, arborescence de chaînes de pensée (Gedankenzüge).
« Faire sens, c’est résonner dans l’hypertexte disponible », dit-il. Il propose une architecture de l’appareil psychique sur le modèle de ces hypertextes dont il résume ainsi les principes : 1) l’hypertexte est en remaniement permanent ; 2) les nœuds et les liens d’un hypertexte sont hétérogènes : images, sons, mots, sensations, bref multimédias ; 3) l’hypertexte s’organise sur un mode fractal, n’importe quel lien ou nœud peut lui-même se révéler composé de tout un réseau ; 4) la dynamique du réseau n’est jamais interne et toujours externe ; « la multiplicité hétéroclite, en un mot l’extériorité radicale sont logées au cœur de la vie mentale » (p. 190) ; 5) le réseau n’est pas dans l’espace, il est l’espace. (P. Lévy, 1990)
«Autonomie et connaissance”, Seuil, 1989, pour la trad. fr. où l’on retrouve la même référence à Escher.
D’ailleurs si la mise en abîmes anime notre imaginaire, les boucles logiques paralyseraient plutôt notre pensée. On fantasme beaucoup sur Gödel, alors que lui, au contraire, démontrait les limites de l’auto-référence. «Le théorème de Gödel est une réfutation d’un modèle mécanique de la science, de la pensée, du monde”, J. Y. Girard, in E. Nagel, J.R. Newman, K. Gödel «Le théorème de Gödel”, Paris, Seuil, 1989.
Comme l’indique le titre IX du «Discours de Métaphysique” : « Que chaque substance exprime tout l’univers à sa manière et que dans sa notion tous ses événement sont compris, avec toutes leurs circonstances et toute la suite des choses extérieures ». (Pocket, 1993, p. 31)
Littéralement, «la paix de Dieu”.
A Mademoiselle de Scudéry: «Et tant qu’on parlera de Rome et d’Italie,/ Le temps respectera l’admirable Clélie./ Vous découvrez à l’oeil les routes de l’esprit;/ Les philosophes ont bien peu dans leurs écrits,/Dont puisse un voyageur dans le grand monde attendre/ Le secours qu’il reçoit de la carte du tendre.” («Magazine littéraire”, 416, p.48)
Idem.
Nous avons beaucoup insisté dans notre premier livre sur la vision augustinienne de J. Lacan. Ce janséniste qui voulait digitaliser l'âme (les mathèmes, mécanisation unidimensionnelle de l’esprit), ce pourfendeur du Moi et de l’Imaginaire était pourtant fasciné par la Rome du Bernin et de Borromini et écrivait dans un style franchement baroque. S’affichant iconoclaste et pourtant icônophile, augustinien pour les autres, baroque pour lui.