XVIIIème, entre psychologie et esthétique

«  L’imagination, abandonnée par la raison, engendre des monstres impossibles. Unie à elle, elle est la mère de tous les arts et la source de leurs merveilles ». Goya 

Freud était un homme des Lumières, non un romantique, quoiqu’il s’en approchât 989 . Mais en quoi, et qu’est ce que le XVIIIème a de particulier dans sa façon de penser ?

Au début du XVIIème siècle, la contre réforme a gagné son pari esthétique, l’art baroque ayant conquis même les états protestants. Mais le « siècle de Louis XIV » impose progressivement le retour à des règles plus sévères en matière artistique. ‘«’ ‘ Enfin Malherbe vint ’». 990 L’âge classique place la création artistique sous le règne de la raison et de ses –prétendues- règles. ‘«’ ‘ Les arts ont cela de commun avec les sciences, dit Le Bossu au début de son ’ ‘«’ ‘ Traité du poème épique » (1675) qu'ils sont comme elles fondés sur la raison »’ 991 . C’est au nom de la raison et de la vérité que s'impose la règle des trois unités.  La fantaisie est ainsi chassée des arts. Boileau prononce que :‘’ ‘«’ ‘  Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable / Il doit régner partout et même dans la Fable’ » Epître IX.

Le XVIIIème, en rouvrant les vannes de la fantaisie et du sentiment, va être ce moment de passage, et d’équilibre, entre ce XVIIème classique où régnait désormais une raison sévère, et un XIXème siècle romantique, siècle de passions individuelles et nationales. Et ce siècle de passage entre lumière et ombre a su penser ce partage. Il a conçu un nouveau pouvoir de l’esprit, une «raison créatrice” 992 , un mixte d’imagination et de raison, qu'il a placée plus haut que la raison pure. Goethe accablé par le Kant de la « Critique de la Raison pure », est enthousiasmé par la «Critique du Jugement”, où il croit retrouver sa propre conception poétique. 993 La création artistique réussit à se penser elle-même.Ce fut, selon Cassirer, la question centrale de ce siècle, 994 et cette capacité à penser la raison créatrice comme mixte n’est sans doute pas étrangère à la grâce propre au XVIIIème.

Dans la France de ce siècle, la pensée scientifique comme la pensée esthétique changent. Newton (Leibniz) remplacent Descartes. L’imagination et le sentiment réapparaissent comme des facultés fondamentales de la création artistique. L'esthétique se dévoile alors comme une matière très humaine, ce lieu où toute la personnalité trouve à se réaliser. Ainsi que l’analyse Cassirer : ‘«’ ‘ Psychologie et esthétique entrent dès lors dans une si étroite association qu'elles semblent bien pour un temps se fondre l'une dans l'autre ’» 995 . Bouhours, dit Cassirer, oppose à l'esprit de rigueur, l'esprit de délicatesse : ‘«’ ‘ ’ ‘un nouvel organe’ ‘ qui ne tend pas comme la pensée mathématique, à solidifier, à stabiliser et à fixer le concept mais qui s’exprime tout à l'inverse ’ ‘dans la légèreté et la mobilité ’ ‘de la pensée, dans ’ ‘l'agilité ’ ‘à saisir les nuances les plus subtiles et les ’ ‘transitions ’ ‘les plus promptes ».’ Avec Shaftesbury la question esthétique est abordée du point de vue de la réalisation personnelle ; c'est par la médiation du beau que l'homme parvient à la concordance la plus parfaite entre soi et le monde. ‘«’ ‘  Cette sorte de conformité de la vie et de la compréhension intérieure nous est apportée dans le phénomène du beau. ’ ‘Dans ce phénomène s'abolit toute frontière entre monde ’ ‘«’ ‘ intérieur » et monde ’ ‘«’ ‘ extérieur »’ 996 .

Ces auteurs, tout en nous parlant d’esthétique, nous parlent aussi du fonctionnement de notre esprit. Non certes dans les termes précis et techniques où les psychanalystes en ont tenté la description beaucoup plus tard. Ils ne nous disent pas ces jeux entre instances animant de flux contraires notre espace psychique dont parle la psychanalyse. Mais ils pressentent déjà ces champs intermédiaires où vont venir germer des créations psychiques. Comment ne pas être intrigué des analogies entre leurs descriptions de la raison créatrice et ce que nous dira deux siècles plus tard Winnicott sur l’espace transitionnel. Ainsi quand il nous dit que ‘" dans la vie de tout être humain, il existe une troisième partie que nous ne pouvons ignorer, c'est l'aire intermédiaire d'expérience’ ‘ 997 ’ ‘ à laquelle contribuent simultanément la réalité intérieure et la réalité extérieure. Cette aire n'est pas contestée car on ne lui demande rien d'autre sinon d'exister en tant que le lieu de repos pour l'individu engagé dans cette tâche humaine interminable qui consiste à maintenir à la fois séparées et reliées l'une à l'autre réalité intérieure et réalité extérieure »’ 998 , est-ce pas aussi la pensée esthétique du XVIIIème qui l’inspire ? En tout cas les uns et les autres veulent nous parler des médiations qui supportent les germinations psychiques.

Il a fallu Winnicott, et bien d’autres, pour que nous, psychologues, passant outre aux interdits des pensées de rupture – Althusser, Lacan, Foucault- osions renouer avec les pensées du lien. 999

Notes
989.

Mais il faut rappeler que le siècle des Lumières, est celui de l'Illuminisme et de Mesmer (un des pères de la psychiatrie dynamique).

990.

Le début du XVIIème en france, la régence de Marie de Médicis, le règne de Louis XIII, le début du règne de Louis XIV ( les fêtes, les ballets et leurs machineries théatrales) sont plutôt marquées par le goût baroque. Versailles mélange classique et baroque. C’est le XIXème, rationaliste et positiviste qui a fait du XVIIè le siècle de la raison classique.

991.

Cité par Cassirer, p. 357.

992.

A plusieurs moments capitaux de l’évolution de la pensée humaine, des hommes ont cru à une imagination créatrice et à un monde intermédiaire ( Sohravardi, Ibn Arabi. Voir H. Corbin ou G. Durand). On pourrait dire que Winnicott en donne la version psychologique avec son espace transitionnel.

993.

Windelband -cité par Cassirer p. 354 -disait que «le concept de la poésie goethéenne y était construit a priori”.

994.

Voir le dernier chapitre, conclusif, sur « les problèmes fondamentaux de l’Esthétique » de son livre sur « La philosophie des Lumières ». Quelle solution trouver au conflit entre la raison et l’imagination, le rationnel et l’irrationnel, ou le génie et les règles ? C’est ce problème auquel se sont colletés des penseurs comme Bouhours, Shaftesbury, ou Baumgarten.

995.

«La philosophie des Lumières”, p. 376. Dans cette citation et la suivante, les parties soulignées le sont par nous.

996.

Cassirer p.396.

997.

Le terme anglais «experiencing” indique bien qu’il s’agit d’un processus, d’un mouvement, et non d’un état.

998.

Winnicott, 1971, p. 8.

999.

Significatif de ce virage le livre de M. Mannoni sur « La théorie comme fiction », où elle essaie de concilier Winnicott et Lacan