Entre ancien et nouveau monde

«  Moi qui jadis sur un frêle pipeau ai modulé
mon chant, et qui sortant des bois contraignis les campagnes
voisines de se plier à tous les désirs de leur maître,
œuvre bénie des paysans, voici que maintenant je chante
l’horreur des armes de Mars et le héros qui, le premier,
des bords de Troie, par le destin, vint en Italie, fugitif,
et aux rives du Lavinium ; ayant connu bien des traverses,
tant sur la terre que sur l’abîme, frappé des coups de Ceux d’en haut,…
Virgile,
«  Enéide », I, v. 1-8.

L’esprit du XVIIIème siècle, le cosmopolitisme et l’éclectisme, la tolérance et le goût du bonheur, ont-ils été noyés dans le sang de la Terreur, puis des guerres napoléoniennes ; ou bien a-t-il trouvé à se réfugier ailleurs ?

Dans le Nouveau monde par exemple ? François Furet disait que l'Amérique est à la fois une Europe et une anti-Europe : ‘«’ ‘ une Europe parce qu'elle est fondée sur la philosophie des lumières qui constitue le langage commun des deux côtés de l'Atlantique. Une anti-Europe parce que ses habitants ont précisément fui l'intolérance religieuse et politique pour s'inventer une nouvelle mémoire libérée des persécutions et des injustices ’» 1000 . Alors qu’une rupture violente se produit dans l’Ancien monde, que l’Europe européenne, éclate en identités antagonistes et batailleuses, au nom de la nation, de la classe ou de la race, l'Amérique recueille l’héritage des Lumières et le met en pratique dans le cours d’une révolution douce, comme le montre B. Cottret dans son livre sur ‘«’ ‘La Révolution américaine. La quête du bonheur ’ ». L’héritage des Lumières c’est donc bien plutôt dans la Révolution américaine qu’on pourrait le rechercher. Et faut-il rappeler qu’au XXème siècle encore s’est produit le même exode de la pensée ? C’est encore en Amérique que l’Europe intellectuelle persécutée est allée trouver refuge. Ainsi ces psychanalystes européens, qui emportaient dans le nouveau monde les lumières de « Ego-psychology ». Ils refusaient les coupures entre psychologie et psychanalyse, entre le Moi et l’Inconscient, et partirent là-bas trouver de nouvelles frontières. Là-bas la frontière n’a pas le même sens que dans l’Europe des nations : ‘«’ ‘ elle n'est ni un mur ni une digue sur lesquels viendraient buter le peuplement, mais à l'inverse un espace ouvert et mouvant ’» 1001 . Tant que l’Europe n’aura pas réussi à redevenir l’espace « ouvert et mouvant » qu’elle fut il y a deux siècles, c’est encore là-bas qu’il faudra chercher les pensées nomades et nouvelles.

Toujours poussés par notre amour des ruptures, nous avons préféré penser en France les rapports entre la psychanalyse de l’ancien continent et celle du nouveau monde en terme de coupure et de trahison, là où nous aurions dû d’abord essayer de penser les passages.

Dans le domaine de la psychanalyse aussi, ne devions-nous pas, au moins au nom de la vérité, nous poser cette question : et si la psychanalyse vive, c’était celle qui avait émigré ?

«  Un pilote vint à notre rencontre ; nous entrâmes dans la baie de Cheseapeake. Le soir même, on envoya une chaloupe chercher des vivres frais.Je me joignis au parti et bientôt je foulai le sol américain »
Chateaubriand,
«  Mémoires d’Outre-Tombe » . 1002
Notes
1000.

Lignes extraites de «L’atelier de l’histoire”et citées par B. Cottret, «La Révolution américaine. La quête du bonheur”, Perrin, 2003, p. 327.

1001.

B. Cottret, introduction, p.18. C’est sans doute quelque chose qui marqua un créateur comme Alexander. Déjà en 1924 au congrès de Salzbourg il présentait le problème de la névrose en termes de « frontière ». Comme le remarquent justement les auteurs du « Dictionnaire de la Psychanalyse » : «Cette évocation n’était pas sans rapport avec le destin d’Alexander lui-même, homme de mouvement, adepte des changements et des traversées de territoire” 

1002.

Edition de la Pléïade, t. 1, p. 216