Les transformations du travail

La question centrale du travail lui-même, à savoir sa signification, son sens, mérite d’être posée, qu’il s’agisse d’ailleurs du point de vue de l’innovation économique, de l’intégration sociale, aussi bien que de la production d’identité personnelle. Certes, cette interrogation ne se pose que si l’on pense que le travail salarié a un avenir.

Plaçons-nous donc dans cette hypothèse et remarquons trois tendances lourdes :

L’activité de travail est devenue une activité de résolution de problèmes, et non d’exécution mécanique de consignes, d’application de procédures préétablies. Cet axe est évidemment à relier à ces formes majeures de rationalisation, qui ont été l’automatisation de moyens de production et l’informatisation des dispositifs de travail. Ceux-ci ne suppriment pas à tout jamais le taylorisme ; simplement, une partie du travail ouvrier s’est profondément transformée (années 50/60/70).

Ce n’est pas parce que les dirigeants d’entreprise ont compris tout le prix qu’ils pourraient tirer des savoir-faire incorporés et jadis niés, ce n’est pas parce qu’ils ont « élargi aux salariés le pouvoir de réfléchir sur les formes d’organisation, les modes opératoires, qu’ils les ont incités à élaborer des diagnostics et à proposer des transformations » 34 que les rapports socio-professionnels ont complètement changé. Le travail, même le plus « ordinaire » est devenu un enjeu pour la reconnaissance de soi, une sorte de champ de problèmes à gérer et essayer de résoudre, et non plus seulement des « contraintes explicites d’obéissance ».

L’appel à la créativité des salariés pour résoudre les problèmes et rentabiliser les investissements s’accompagne d'une rationalisation qui divise et fragmente les activités et, en même temps, fissure les collectifs qui exercent cette même rationalisation. Ce phénomène devient alors le signe annonciateur du modèle dit « de compétence », qui apparaît dans les années 80/90.

Cette logique de la compétence, c’est, avant tout, la contribution possible des salariés à la compétitivité de leur entreprise. C’est donc à celle-ci de l’évaluer (à l’embauche), de la développer (par les processus de travail et par son organisation elle-même) et de la reconnaître (par la rétribution, le parcours professionnel).

Cette logique a prolongé la précédente et a envahi les organisations de travail et certains segments du système éducatif, en France, dans les années 1984/85. La notion de compétence a ravi la vedette à celle de la qualification et même l’entreprise a retrouvé une réhabilitation qu’elle avait perdue depuis la dernière guerre mondiale. Cette notion de compétence peut être définie comme une combinaison de savoirs permettant la maîtrise des situations professionnelles. Ce sont donc des connaissances ou aptitudes reconnues nécessaires à la bonne tenue d’un poste et/ou d’une fonction.

A un certain degré de stabilité de connaissances, toute compétence pouvait être considérée comme durablement acquise. Cela peut expliquer, dans une certaine mesure, l’origine de l’esprit de corps. Par exemple : on était sûr de trouver, dans telle ou telle grande école, les compétences recherchées pour tel ou tel poste.

Or, avec l’évolution des techniques, les compétences sont nécessairement très vite remises en cause : cela implique, pour qui veut en garder un niveau adéquat, un effort d’actualisation quasi permanent, une capacité de transmission et de partage de celles-ci et la recherche de leur adéquation aux besoins de l’entreprise. Le concept de compétence fait donc référence aux capacités adaptatives des salariés, dans un contexte professionnel évolutif.

Ainsi, EDF-GDF (cf mon expérience en 1996 à Annecy/74) définit les compétences professionnelles comme des capacités à combiner et utiliser des connaissances et des savoir faire pour maîtriser des situations professionnelles et obtenir des performances attendues. Il peut s’agir d’un bagage acquis dans le système éducatif, ou en entreprise, ou encore, depuis peu, dans un système de formation alternée. D’aucuns distinguent les savoirs (théoriques, techniques ou disciplinaires) des savoir-faire (procédures, expérience ou savoirs opérationnels) et des savoir-être (comportement, savoir-faire sociaux).

L’ANDCP 35 a souligné que la compétence résulte de connaissances méthodologiques qui incluent des savoirs pratiques et des savoirs procéduraux, associant les diverses phases de résolution d’un problème.

D’autres typologies peuvent être envisagées :

C’est au cours de cette période (84/85) que s’élabore et se diffuse ce que certains ont qualifié de véritable « vulgate de la compétence ». Elle trouve son paroxysme dans l’identité d’entreprise. Elle présente l’avantage de lier les objectifs stratégiques ainsi que la mobilisation des moyens pour les réaliser.La période des années quatre vingt dix met en lumière le concept « d’employabilité ».

Vision radicalement différente, puisque ce n’est plus l’entreprise qui est collectivement responsable des compétences de ses salariés, mais chacun d'eux. Mieux encore, chacun devient responsable de l’acquisition et de l’entretien de ses propres connaissances. Changement de vision sur l’école, sur l’entreprise. Ces dernières ne produisent plus les compétences dont les individus ont besoin pour accéder au marché du travail, obtenir et se faire reconnaître : ce sont les individus eux-mêmes, c’est à eux de les acquérir et ils en pâtiront s’ils ne les possèdent pas.

Le « bilan de compétence » leur permettra de savoir où ils en sont dans ce processus. Ils n’auront de cesse de se constituer un « portefeuille de compétences », qu’ils sortiront s’ils veulent être embauchés. L’idée de « chèque individuel de formation » va dans le même sens : la prise en charge de sa propre formation continue par l’individu lui-même.

La compétence (apprise activement au cours de ses formations) peut être « vendue » ou « louée », pour un temps, à une entreprise qui juge en avoir besoin pour tel ou tel de ses objectifs. « L’employabilité », c’est se maintenir en état de compétence, de compétitivité sur le marché.

C’est certainement la mutation la plus significative du travail, car elle porte sur son sens même. Par ailleurs, son ampleur est sans égal puisqu’elle balaie tout sur son passage.

Elle concerne tout le monde : salariés du secteur privé, fonctionnaires du public, salariés atypiques et non-salariés. Elle est inhérente aux évolutions du travail agricole, artisanat, industriel et, par dessus tout, elle est consubstantielle au mouvement de tertiarisation des activités. Elle sacralise en fait la religion du client : elle met au cœur de l’activité de travail la relation au client, interne et/ou externe. Elle fait émerger la confiance comme vertu cardinale et donne ses lettres de noblesse à la satisfaction totale du client. Elle donne ses coups de griffes à l’organisation bureaucratique (par essence anonyme et cloisonnée) en revêtant un aspect peu connu jusqu’alors : l’entreprise-réseau en liaison directe avec le marché ou le secteur d’activité.

Elle met en exergue cette notion de qualité 36  : ensemble de concepts managériaux visant à organiser l’entreprise autour de sa raison d’être, c’est-à-dire la réponse aux attentes de son client. On a tendance à faire coïncider le point de départ de ce « courant » sur la qualité avec les séjours au Japon de W.Edward DEMING et J.M. JURAN. Né en 1900, DEMING avait une formation en engineering et en mathématiques. Haut fonctionnaire, il fut envoyé au Japon après la seconde guerre mondiale en qualité d’expert de 1950 à 1956. Il eut l’occasion d’exposer devant la JUSE (Union of Japonese Scientists and Engineers) ses idées concernant le contrôle de qualité par des méthodes statistiques.

La Juse était alors une organisation en plein essor, en charge de la reconstruction du Japon, et l’approche statistique de DEMIG sur le contrôle de qualité a joué un rôle de catalyseur non négligeable dans la réussite japonaise. Depuis, en hommage à sa contribution, les Japonais attribuent le prix DEMING, prix prestigieux aux entreprises les plus performantes.

Dans un article de la HARVARD BUSINESS REVIEW 37 , J.M. JURAN souligne que, selon lui, la réussite de la qualité au Japon était due essentiellement à ce que les Japonais en avaient fait une priorité, du ressort des présidents des entreprises (qui avaient également suivi ses conférences avec intérêt), alors que les Etats-Unis l’avaient reléguée au niveau des ingénieurs de production.

Nul n’étant prophète en son pays, il va falloir attendre la fin des années 70 et le début des années 80 pour que les managers américains découvrent DEMING et ses idées, à la suite d’un reportage de la NBC, intitulé : « si les Japonais le peuvent, pourquoi pas nous ? ». Aujourd’hui, la qualité, c’est DEMING, JURAN, OHNO 38 et d’autres.

En France, c’est le Mouvement Français pour la qualité qui succède à différentes autres institutions. A travers le monde, c’est un mouvement d’associations nationales et internationales travaillant à développer et à perpétuer les concepts et outils de la qualité.

On a l’habitude d’associer la qualité à un certain nombre d’outils classiques tels que le diagramme ISHIKAWA ou « arête de poisson ». A titre d’illustration, la figure suivante analyse les différents facteurs contribuant à la mise en œuvre d’une démarche qualité.

Sur le plan managérial, hier, c’était au contrôle de qualité, c’est-à-dire la responsabilité confiée à un service adéquat, de contrôler, a posteriori, une fabrication et de l’accepter ou de la refuser en fonction de son niveau de correspondances à des normes préétablies.

Aujourd’hui, la qualité est devenue la responsabilité de tous :

Cela étant, un besoin de clarification des concepts s’impose : pour beaucoup d’entreprises « la qualité, c’est le travail bien fait » : une formule qui fait date, même si elle représente une attitude tout à fait respectable. Pour d’autres, c’est la certification, c’est-à-dire la conformité à une norme, ISO par exemple, et donc une forme de reconnaissance du respect d’un certain nombre de procédures. Pour d’autres encore, c’est l’assurance qualité, c’est-à-dire la rédaction et le respect ultérieur d’un certain nombre de procédures. Pour d’autres, c’est la qualité de service qui est privilégiée, avec une attention particulière portée au client. Enfin, d’aucuns parleront de qualité totale de management par la qualité, c’est-à-dire d’une vision de l’entreprise où chacun se sent investi d’une mission, celle d’être le fournisseur d’un service à un client (interne ou externe) et d’avoir la volonté de le satisfaire.

En définitive, il apparaît, au courant de cette phase, une entreprise-réseau, qui ne vend plus seulement des produits, mais vend (et achète) parfois uniquement des services. Ce sont les services marchands aux entreprises qui ont connu la croissance la plus forte (entre 1975 et 1992) : services informatiques, financiers, commerciaux, conseils.

Examinons maintenant, de plus près, les indicateurs qui vont permettre de jalonner une formation personnalisée.

Notes
34.

TERSAC Gilbert de, in BARBIER J.M. - SAVOIRS, COMPETENCES ET TRAVAIL - PUF 1992 p.126.

35.

MALGLAIVE M., WITTE Serge de. Association Nationale des Directeurs et Chefs de Personnel : Bulletin de Liaison n°48, Octobre 1995.

36.

Les Cahiers Qualité Management N°1 Juin 1994 ; « Qualité » : au-delà de l’ISO 9000 », Usine Nouvelle – 17 Mars 1994.

37.

Harvard Business Revew – Juillet-Août 1993.

38.

OHNO TAKISHI, just in time for today and tomorrow, Productivity Press, Canbridge 1988, p.17/19.