La dérive de la confusion

Elle est liée à la représentation que l'on se fait de la réalité et à sa traduction à travers :

Sommes-nous revenus au temps cyclique, qui tourne en rond faute d'espérance depuis la mort des idéologies ? Il tourne en rond, non plus à l'image des rythmes naturels et saisonniers, mais à l'instar des rythmes sociétaux : "métro-boulot-dodo" pour le temps dit "actif", "loto-météo-vidéo" pour le temps dit "inactif".

Tout est précaire, tout est en suspens, parce-que tout dépend de tout ; rien n'est étranger à nos vies car le temps a réduit l'espace : le lointain est devenu notre prochain. De ce fait, les modèles de temporalisation se bousculent sans correspondre à notre contraction du temps : temps cyclique, temps linéaire, temps relativiste, mais aussi le temps heideggerien où le "venir à soi de l'avenir" se fige en "Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir?", quand l'Europe attend l'hypothétique reprise outre-Atlantique.

La confusion est d'abord une crise de temporalité, qui a commencé le jour où l'action est devenue activisme, le travail affairisme, et où les élites se sont saoulées dans l'activité pour l'activité, à la manière du divertissement pascalien. Sorte d'ivresse masochiste, où l'argent sert moins à consommer qu'à mesurer l'intensité de l'excitation à vainement se faire exister (la perte du sens en est-elle la cause ou la conséquence ?). Toute la temporalité s'affole : stress professionnel, dislocation de la vie privée et familiale, absence de projets à long terme, absence d'idéal, absence de sens, déliquescence du temps libre consacré à la vie associative et militante…

La matrice d'origine grecque sur l'unité de lieu, de temps et d'espace, qui rythmait à la fois la société et l'éducation, semble bafouée. A y regarder de plus près, la formation personnalisée devrait constituer un espace intermédiaire afin que l'individu prenne ses responsabilités, tout du moins en ce qui concerne son propre niveau de compétence, et puisse se faire reconnaître comme une personne digne d'employabilité. Afin de retrouver du sens, il serait nécessaire de mettre en place de nouveaux gradians rythmant la société avec des temps d'apprenance, de travail, de loisirs… Mais, au-delà, il faudrait redéfinir les modes de vie au travers de l'utilisation intelligente de la croissance, du transfert des fonds sociaux, pour avoir l'audace salvatrice de replacer un idéal généreux, collectivement partagé et assumé. Dans cette reconquête, apprendre autrement au travers de la personnalisation, c'est déjà prendre un nouveau départ pour avoir une représentation différente de la réalité.

Dans le champ de la formation, la transmission du savoir n'est plus, depuis longtemps, un procédé commode pour échanger des contenus et des compétences ; ce sont ces contenus et ces compétences qui servent à faire circuler ces savoirs constitués, souvent dématérialisés, désincarnés, virtualisés. Ceux-ci ne sont certes pas toujours seulement des simulacres, mais ils ne resteront jamais que des moyens. En les prenant pour des fins, ce sont les hommes qui sont devenus des moyens.

‘" Nous sommes aujourd'hui les témoins d'un autre renversement : celui du réel et du virtuel. Le virtuel est aujourd'hui considéré comme "ontologiquement" inférieur au réel (alors que jadis la vertu des hommes s'opposait à l'inertie des choses réelles). Mais, dans le même temps, second renversement : le virtuel se met à devenir "plus réel que réel". Il permet, en effet, d'agir sur le réel de plus en plus efficacement et de mieux le comprendre. Les bulles spéculatives, financières ou foncières, attestent du renversement des valeurs.
Notre thèse est que cette virtualisation de l'économie va aussi se traduire par une virtualisation croissante de l'image que l'homme se fait de lui-même, puisqu'il sera de plus en plus saisi, dans sa vie quotidienne, par le jeu virtuel des forces abstraites d'un marché laissé à lui-même". ’

Une opportunité semble offerte par cette virtualisation du point de vue de la remise à niveau des compétences. La valeur des choses non marchandes n'est pas reconnue de la même manière que la valeur des choses marchandes. La formation personnalisée doit ressusciter la valeur des contenus des choses immatérielles et quantifier les bénéfices primaires et secondaires qu'elle génère en regard d'un marché (du travail ou des loisirs). Cette révolution doit consacrer la reconnaissance du sens par rapport aux objets : "on fixe le prix d'un livre selon ce qu'il coûte à fabriquer et à distribuer, et non pas en fonction de la "valeur" des idées qu'il contient". En tout état de cause, le défi consiste à rétablir un équilibre qui aujourd'hui semble laminé par la logique du commerce.

Notes
44.

QUEAU P. - La Planète des Esprits – Editions Odile JACOB – p. 61 (2000)