1. L’organisation syntaxique du tracé de patterns graphiques

Les termes d’organisation syntaxique au sein des activités graphiques renvoient à un ensemble de règles de production graphique. Ces règles constituent une véritable « syntaxe graphique » en raison du caractère prégnant, quasi-systématique des séquences comportementales auxquelles elles se réfèrent. C’est sur les processus cognitifs sous-jacents à ces règles graphiques que nous allons nous pencher.

Van Sommers (1989) a élaboré un modèle cognitif du dessin dans lequel figurent les principales opération mentales impliquées dans l’émergence des règles de production graphique dans le tracé de patterns tels que des formes géométriques (cf. figure 1). Dans ce modèle, l’auteur distingue la situation de copie (reproduction d’un dessin ou pattern graphique) de celle du dessin spontané, pour lesquelles l’enchaînement des étapes (ou des processus) n’est pas similaire. Nous évoquerons ici le cas du dessin spontané bien que, dans le cadre de notre recherche, nous nous intéressions plus particulièrement aux situations de production graphique suite à une exploration perceptive. De plus, ce modèle s’applique aussi bien à la production de dessins bi-dimensionnels (comme une figure géométrique plane) que tri-dimensionnels. Van Sommers (1989) décrit deux systèmes hiérarchiques intervenant dans le dessin : l’un relatif à la perception visuelle, l’autre à la production graphique.

Dans le premier de ces deux systèmes, une image est transformée en un ensemble de primitives décrites à partir de changements d’intensité lumineuse (représentation 2D). A ce stade, la forme (l’image) et le fond ne sont pas distingués. Puis, une représentation 2D 1/2 incluant les propriétés de surface de l’image, telles que son orientation (angle de vue) et sa distance par rapport à l’observateur, est encodée. Enfin, une représentation 3D de l’objet peut être construite. Les formes et les relations spatiales sont alors spécifiées grâce à un module de représentation intégrant à la fois le volume et la surface. Dans le cas de l’exécution d’un objet familier, la représentation construite est reliée en mémoire au système sémantique (permettant une association entre la représentation de l’objet et l’unité lexicale lui correspondant), lui même relié au système phonologique (qui permet de récupérer la prononciation du nom de l’objet).

Figure 1 : Modèle cognitif du dessin (d’après Van Sommers, 1989).
Figure 1 : Modèle cognitif du dessin (d’après Van Sommers, 1989).

Le deuxième système comprend cinq composants ou processus de production graphique. En situation de dessin spontané, le sujet doit décider (choisir) les caractéristiques de sa production (dimension, orientation, nombre de détails…). Des « stratégies de description » (depiction decisions) de l’objet sont alors nécessaires. En revanche, lors de la reproduction d’un dessin, ces stratégies de description picturale s’avèrent inutiles puisque les propriétés sont définies à priori, sont établies au départ (le sujet doit se référer aux caracéristiques du modèle présenté). Puis le dessinateur doit mettre en œuvre des « stratégies de production », par le biais desquelles il va fragmenter l’ensemble à dessiner en sous-ensembles organisés (par exemple, débuter le dessin par la partie de droite, ou de gauche, par le haut ou par le bas…). Les parties segmentées sont sélectionnées puis ordonnées afin d’être exécutées suivant une séquence appropriée. L’opération de « planification contingente » dont parle Van Sommers (1989) vise précisément à définir les étapes successives de la production graphique. Elle réside donc dans l’exercice du contrôle pro-actif intervenant dans la résolution de problèmes (le chapitre 2 sera précisément consacré à l’opération de planification de l’action dans la résolutions de problèmes), et se distingue des procédures rigides d’exécution graphique routinières (programmes moteurs). Ces dernières renvoient à l’exécution automatique de dessin ou de formes conventionnelles et/ou simples, alors que les stratégies de tracé sous-requérant l’opération de planification contingente concernent le tracé de patterns abstraits et/ou complexes. Ainsi, les processus mis en jeu de façon prépondérante dans l’activité de dessin varient selon le niveau de complexité et/ou de familiarité de la figure à réaliser. Les mécanismes qui sous-tendent la production de patterns simples et/ou connus divergent de ceux intervenant dans l’exécution de patterns complexes non familiers. Par conséquent, il convient de distinguer deux catégories de règles graphiques, selon la nature des mécanismes de base sur lesquels s’appuient ces dernières :

1) d’une part, des règles graphiques mettant en jeu l’activation de procédures routinières ou automatisées (Karmiloff-Smith, 1990, 1999), pour lesquelles l’activité de contrôle du sujet n’est pas requise ou est très limitée. Ces règles s’apparentent à des « programmes moteurs » (Broderick & Laszlo, 1987, 1988) obéissant à un principe d’ « économie du geste » (Van Sommers, 1989), établi en fonction de paramètres moteurs ou biomécaniques. Elles concernent le tracé de patterns graphiques simples (formes élémentaires), et ont été regroupées sous les termes de « grammaire du geste » (Goodnow & Levine, 1973). Nous appellerons ces règles les « règles syntaxiques motrices automatisées ».

2) d’autre part, des règles ou stratégies graphiques reposant sur une opération de planification de l’action, qui requiert une activité de contrôle (Hauert, Mounoud & Mayer, 1981 ; Osterrieth, 1945) telle que celle engagée dans la résolution de problèmes. Celles-ci s’observent dans la production de dessins complexes. La mise en œuvre de ces règles mobilisent de façon accrue le système représentationnel. Nous les qualifierons de « règles syntaxiques représentationnelles fonctionnelles », en raison du caractère fonctionnel des représentations construites en vue de répondre à un but dans l’accomplissement d’une tâche.

Le tracé de chacune des parties élémentaires serait donc régi par des schèmes grapho-moteurs routinisés (automatiques), rigides (possédant un caractère assez systématique), rattachés à la phase d’ « articulation-économie ». Enfin, l’étape de « programmation motrice » déterminerait un certain nombre de paramètres moteurs et posturaux qui accompagnent l’acte graphique, tels que la fluidité du tracé, la vélocité ou la tenue du crayon.

Si, comme le soulignent Guérin, Ska et Belleville (1999), le modèle de Van Sommers (1989) est le seul à décrire les processus cognitifs ayant trait aux systèmes perceptif, représentationnel et grapho-moteur au sein de l’activité de dessin, il présente certaines lacunes concernant les spécificités de chacune de ces composantes. S’intéressant aux pathologies apraxiques qui affectent l’organisation du geste dans la production grapho-motrice, et plus spécifiquement aux déficits relevés chez des sujets atteints d’apraxie constructive (caractérisée par une difficulté à reproduire des formes, en dépit de l’absence de troubles visuels ou moteurs), ces auteurs relatent les nombreuses observations anatomo-cliniques et les divergences quant aux interprétations associationnistes ayant été mises en avant. En effet, certains auteurs suggèrent l’idée selon laquelle les troubles apraxiques observés trouveraient des origines différentes en fonction de la localisation des structures atteintes (les lésions situées dans l’hémisphère droit affecteraient le traitement des informations visuo-spatiales, alors que celles touchant l’hémisphère gauche entraîneraient une altération des fonctions exécutives), alors que d’autres chercheurs contestent ces différences qualitatives entre les apraxies constructives associées à des lésions des hémisphères droit ou gauche. Il apparaît donc que les recherches neurologiques s’inscrivant dans un cadre associationniste ne permettent pas d’expliquer clairement les déficits sous-jacents aux apraxies constructives. C’est pourquoi Guérin et al. (1999) examinent différents modèles cognitifs ainsi qu’un ensemble de données neuropsychologiques empiriques permettant de mieux appréhender les mécanismes en jeu dans l’activité de dessin. Aussi, ces auteurs reviennent en détails sur différentes étapes du modèle de Van sommers (1989), afin de le complèter.

Ils considèrent tout d’abord les mécanismes perceptifs visuels pouvant intervenir dans le dessin (situation de copie). Si Van Sommers (1989) établit des liens entre les systèmes de perception et de production graphique et insiste sur les représentations visuelles stockées en mémoires à long et court termes ainsi que sur la présence d’un système sémantique permettant la reproduction de dessins de mémoire, il néglige néanmoins certains aspects de la perception visuelle pouvant participer à l’activité de dessin. Le modèle computationnel de Kosslyn et Koenig (1992) comble ces lacunes. Ces auteurs postulent l’existence de deux systèmes fonctionnant en parallèle dans la perception visuelle. Le premier d’entre eux, ascendant (bottom-up processing system), concerne le traitement des propriétés spatiales plutôt que celui des caractéristiques physiques (nous reviendrons de façon plus approfondie sur l’encodage perceptif des informations visuo-spatiales dans le chapitre 3). Le traitement des propriétés spatiales englobe, d’une part, celui des relations catégorielles (relations spatiales entre deux objets ou entre les parties d’un même objet restant stables quelle que soit son orientation) et, d’autre part, celui des relations de coordination (relations métriques) qui permet l’estimation des distances et le guidage des mouvements et des actions. Un autre composant appartenant au système dorsal d’encodage des propriétés spatiales sous-tend le dessin. Il s’agit du système de repérage spatiotopique (spatiotopic mapping component), dont le rôle est de localiser les objets dans l’espace et de situer leurs coordonnées à l’intérieur d’un cadre de référence unique. Le second système, descendant (top-down processing system), assure la vérification d’hypothèses concernant les propriétés de l’objet dessiné (look-up system). Un système de déplacement de l’attention pouvant également être sollicité dans le processus top-down ajuste la position des yeux, de la tête et du corps ainsi que la position et la taille de la fenêtre attentionnelle sur différentes parties du stimulus encodé.

Puis Guérin et al. (1999) abordent le rôle de l’imagerie visuelle dans le dessin (nous reviendrons de manière beaucoup plus détaillée sur les représentations visuelles dans le chapitre 4). Van Sommers (1989) postule que le système de stratégie de description (depiction decisions component) qui sous-tend la reproduction de dessins de mémoire n’implique pas les mêmes mécanismes que ceux mobilisés dans l’imagerie visuelle. Ce composant supporte le processus relatif au choix, parmi plusieurs alternatives, de la forme finale pertinente de la production graphique. Or ce mécanisme suppose nécessairement la génération en mémoire des différentes formes de l’objet, c’est-à-dire la construction de représentations visuelles. Il ne serait par conséquent pas spécifique à l’activité de dessin, mais ferait plus certainement partie d’un système plus large d’imagerie visuelle. Guérin et al. (1999) précisent toutefois que les composants ou processus d’imagerie visuelle pouvant être mobilisés dans l’activité de dessin dépendent des tâches réalisées. Deux « circuits » (pathways) cognitifs différents sont sélectivemnt activés en fonction du caractère familier ou non des patterns tracés. D’une part, le circuit d’imagerie non visuelle, qui sous-tend la production de mémoire de dessins familiers, mettant en jeu des représentations prototypiques (canoniques) et des procédures d’exécution routinières, emprunte une voie reliant de façon directe la mémoire associative (lieu de convergence en mémoire de travail des informations relatives à l’objet encodé) à la mémoire procédurale. D’autre part, le circuit d’imagerie visuelle, supportant l’exécution de dessin non familiers, transite par la mémoire associative pour atteindre le « buffer visuel » (structure assurant le maintien à court terme des propriétés visuo-spatiales encodées ; nous reviendrons sur les aspects anatomo-fonctionnels de cette structure et des autres sous-systèmes d’imagerie visuelle issus du modèle de Kosslyn (1994), dans le chapitre 4). Ce circuit inclut deux sous-systèmes. Le premier, qui permet la formation d’une partie de l’image mentale, passe successivement par la mémoire associative, la mémoire à long terme, les systèmes d’encodage des relations spatiales catégorielles et de coordination, le système de localisation spatiotopique (spatiotopic mapping) et le buffer visuel. Le second système, qui permet l’ajout de parties à l’image mentale globale, chemine par la mémoire visuelle à long terme, la mémoire associative et les sous-systèmes descendants de vérification d’hypothèses (top-down hypothesis testing subsystems). Il est également engagé dans l’inspection des images mentales stockées dans le buffer visuel. Dans la production de dessins de mémoire, ces deux systèmes sont activés par des processus de génération qui clarifient les représentations en mémoires visuelle et associative et envoient ensuite un feedback au buffer visuel. Les tâches de copie et de production de mémoire de dessins mettent en jeu deux autres processus de maintien et d’inspection de l’image mentale dans le buffer visuel ou la mémoire de travail (mémoire de travail visuo-spatiale (visuospatial sketchpad) dont il est question dans le modèle de Baddeley et Hitch (1994) que nous pésenterons dans le chapitre 2). Ces mécanismes permettent l’exploration et la rétention de l’image mentale construite pendant toute la durée au cours de laquelle la stratégie ou le procédé d’exécution est organisé (planification motrice) et le dessin tracé.

Après s’être penchés sur les processus responsables de l’encodage perceptif et de l’intégration en mémoire (construction d’une image mentale visuelle) des propriétés du dessin exécuté, Guérin et al. (1999) se focalisent sur les mécanismes intervenant dans la production graphique.

L’idée mise en avant par Van Sommers (1989) selon laquelle le processus de mise en œuvre d’une stratégie de production graphique correspondrait à un composant cognitif ne peut être retenue. En effet, l’élaboration d’une stratégie d’exécution graphique peut être sous-tendue par des mécanismes de différentes types. Elle peut tout d’abord refléter une capacité générale de planification de l’action. Elle peut également être liée au mode d’encodage, global ou local, de l’information visuelle, qui détermine la segmentation « hiérarchique » ou « ligne par ligne » du percept. Enfin, la segmentation hiérarchique d’une image est aussi conditionnée par sa signification (valeur sémantique).

Par ailleurs, contrairement à Van Sommers (1989) qui considère deux composants de planification pouvant intervenir dans l’activité de dessin (système de planification contingente et système de planification routinière), Guérin et al. (1999) estiment que le système de planification routinière ne fait aucunement appel à l’exercice d’un contrôle pro-actif, dans la mesure où les schèmes de production intervenant dans le tracé de dessins familiers (connus) simples sont présents en mémoire associative, permettant ainsi l’activation automatique de représentations motrices en mémoire procédurale.

Enfin, les contraintes articulaires et économiques, bien que renvoyant à des mécanismes d’ordre mécanique plutôt que cognitif, conditionnent la programmation de l’action. Ils déterminent en partie l’établissement de la séquence de mouvements visant à satisfaire le but fixé étant donnée la position du membre effecteur.

Dans ce qui suit, nous revenons de façon plus approfondie sur chacune des catégories de règles graphiques. Nous abordons en premier lieu les « règles graphiques automatisées », liées principalement aux propriétés biomécaniques et nerveuses des membres effecteurs du système moteur. Nous nous intéressons à l’organisation motrice avant de relater les règles syntaxiques constitutives de la « grammaire du geste ». Nous nous centrons ensuite sur les « règles graphiques représentationnelles fonctionnelles ». Ces règles sont d’abord envisagées à travers l’exemple de la reproduction de la figure complexe de Rey (FCR), puis précisément à travers la règle graphique syntaxique qui nous intéresse ici : le « Principe de l’Exécution Centripète » (PEC).