2. Les règles graphiques automatisées

2.1. L’organisation motrice

Les règles graphiques automatisées trouvent principalement leur origine dans les propriétés de base qui régissent l’organisation motrice. La séquence de gestes alors engagée ou activée ne requiert pas l’exercice d’un contrôle pro-actif mobilisant de façon accrue le système représentationnel et sollicitant d’importantes ressources mnésiques, mais est déterminée par les caractéristiques biomécaniques des membres effecteurs. Diverses recherches ont été consacrées à l’étude de ces dernières.

Ainsi, l’étude conduite par Meulenbroek et Thomassen (1993) visait à rendre compte du rôle de l’amplitude du mouvement dans l’implication de certains segments du membre. Selon l’étendue du geste, les doigts, la main, l’avant-bras ou le membre supérieur participent plus ou moins activement à l’exécution motrice. De plus, suivant les directions du mouvement, les segments sollicités diffèrent ou ne sont pas mobilisés de façon similaire dans l’exécution du tracé. Par exemple, les doigts et la main sont davantage impliqués dans les mouvements horizontaux suivant une trajectoire d’en haut à gauche vers en bas à droite (et inversement), l’avant-bras participe préférentiellement à l’exécution de mouvements ayant une direction horizontale mais orientés à partir d’en haut à droite vers en bas à gauche, et le membre supérieur intervient surtout lors des mouvements verticaux orientés haut-gauche vers bas-droite. Par la suite, Meulenbroek, Vinter et Desbiez (1998) ont poursuivi ce travail, en proposant une expérience dans laquelle ils soumettaient à des enfants de dix ans et des adultes une tâche de copie de patterns géométriques composés de trois segments. Deux orientations différentes du segment central des patterns étaient utilisées (les items étaient « N » et « Z »), favorisant soit l’implication à distance du segment du membre, soit l’implication de ce dernier à proximité. L’axe haut-gauche vers bas-droite provoque une flexion-extension au niveau de l’articulation du coude, et l’axe bas-gauche vers haut-droite entraîne une abduction-adduction du poignet. En outre, afin de contrôler l’implication des segments du membre à distance ou à proximité, les auteurs ont recouru à la technique appliquée avec succès par Wright (1993, cité par Meulenbroek & al., 1998) : ils demandaient aux sujets de maintenir un contact entre l’avant-bras et la surface de travail, ou de lever le bras au-dessus de cette même surface tout au long de la tâche. Les analyses portaient sur quatre variables dépendantes : le temps de pause au cours des mouvements, la proportion de pics de vitesse (c’est-à-dire les vitesses nettement supérieures à la vitesse moyenne du mouvement), la précision du tracé quant à la taille de la reproduction, et la durée du mouvement. L’exploitation optimale de l’élasticité des muscles et des tendons serait reflétée par une proportion minimale de pics de vitesse, un faible effet des pauses, ainsi que des temps de pause courts. Une valeur peu élevée de la proportion moyenne des pics de vitesse mettrait en jeu l’adoption d’un régime de mouvement cyclique. Les résultats obtenus étaient les suivants : les sujets produisaient généralement des dessins dont la taille dépassait celle des patterns qui leur étaient présentés. Ce phénomène était davantage marqué chez les enfants, et pour les patterns de petite taille. Ces effets s’accompagnaient d’un temps d’exécution du mouvement prolongé. Par ailleurs, la proportion de pics de vitesse était moindre chez les adultes, pour les patterns les plus grands, et lorsque le bras intervenait à la place de la main en tant qu’effecteur. Enfin, bien que les adultes aient eu plus souvent recours à des pauses que les enfants, les temps de pause étaient équivalents dans les deux groupes. Ainsi, les mouvements rapides comprenant peu de pics de vitesse reflètent une bonne exploitation de l’élasticité des muscles et des tendons. Cependant, le risque d’introduire une pause entre des segments subséquents est alors accru, en raison d’une dissipation de l’énergie.

L’étude d’Adam, Van Der Bruggen et Bekkering (1993, cités par Meulenbroek, Vinter & Desbiez, 1998) portait également sur le contrôle moteur, et plus précisément sur les principes gouvernant la production de mouvements distincts (cas de l’exécution du tracé d’un carré qui, du fait des angles, nécessite plusieurs mouvements, avec plusieurs points d’ancrage) et cycliques (tracé d’un cercle, nécessitant un mouvement unique). Selon ces auteurs, les mouvements cycliques peuvent avoir certaines caractéristiques distinctes qui dépendent des contraintes de précision et d’espace imposées aux sujets. Les mouvements distincts et cycliques possèdent des différences kinétiques typiques, qui peuvent être décrites en termes de profils de vitesse et de formes.

D’autres recherches ont permis de dégager de véritables lois ou principes moteurs, tels que l’isochronie, qui constitue une propriété de base de l’organisation motrice (Viviani & Terzuolo, 1982, cités par Vinter & Mounoud, 1991). Ce principe met en rapport la vitesse et l’amplitude d’un mouvement. Il révèle que la vitesse d’un mouvement est proportionnelle à son étendue linéaire (c’est-à-dire à la longueur de sa trajectoire), tandis que le temps d’exécution est maintenu à peu près constant. Il s’observe précocement au cours du développement, dans différentes tâches motrices, comme le découpage de figures géométriques avec une paire de ciseaux, le pointage manuel, le suivi visuo-manuel d’une trajectoire (Corbetta, 1989, Hay, 1981, Viviani & Zanone, 1988, cités par Vinter & Mounoud, 1991).

Viviani, Baud-Bovy et Redolfi (1997) ont également mis en évidence l’existence d’une loi biomécanique, qui met en rapport la vitesse de déplacement et la valeur du rayon de courbure dans la production d’une ellipse : il s’agit de la « loi de la puissance un-tiers ». Le principe sur lequel se fonde cette loi est le suivant : lorsque l’on demande à des sujets de dessiner une ellipse, le mouvement qu’ils génèrent s’accélère dans les parties où le rayon est de grande amplitude et décélère dans les courbures à faible rayon. Ces auteurs ont de plus établi une relation entre les processus de perception kinesthésique et les règles motrices, en montrant que le non respect de la règle de la puissance un-tiers peut se traduire par des illusions perceptives dont sont victimes les sujets. Par exemple, si la vitesse de déplacement correspond à la production d’une ellipse, mais que le tracé imposé au sujet est un cercle, le sujet dira avoir dessiné une ellipse alors qu’il aura produit graphiquement un cercle. Le choix perceptif (obtenu en demandant au sujet ce qu’il pense avoir dessiné) est influencé par les connaissances implicites relatives à la vitesse de déplacement. La loi de la puissance un-tiers peut alors s’appliquer.

Desbiez, Vinter et Meulenbroek (1999) ont néanmoins montré que les processus impliqués dans la production de patterns simples sont liés aux demandes de la tâche à accomplir. Dans une première expérience, des sujets adultes devaient dessiner des figures composées de trois segments formant deux angles aigus selon une répétition de séries de tailles croissantes et décroissantes. Les processus périphériques se manifestent alors par l’exploitation des propriétés bioélastiques des muscles et tendons. Toutefois, la production graphique reste sous l’influence déterminante d’autres facteurs plus centraux lorsque la tâche consiste en une répétition de programmes moteurs semblables. Dans une seconde expérience, une tâche additionnelle (paradigme de double tâche) mobilisant fortement les processus cognitifs (notamment attentionnels), devait être effectuée parallèlement à la production graphique des patterns. Celle-ci influençait la mise en œuvre des processus périphériques par la génération de mouvements d’amplitudes caractéristiques des effecteurs sollicités.

Certaines régularités ont pu néanmoins être observées dans le tracé de figures élémentaires. Les paramètres moteurs et les propriétés biomécaniques des membres effecteurs sont à l’origine de l’émergence d’un ensemle de règles de production graphique constitutives d’une véritable syntaxe graphique, qui constitue la « grammaire du geste ».