2.2. La « grammaire du geste »

Un ensemble de travaux (Goodnow & Levine, 1973 ; Lehman & Goodnow, 1975 ; Ninio & Lieblich, 1976 ; Simner, 1981) ont permis de dégager un certain nombre de règles dites « syntaxiques » dans la production de patterns graphiques simples. Ces dernières ont conduit à l’élaboration d’une « grammaire du geste », ou « grammaire de l’action ». Elles résident dans la description de conduites graphiques habituelles, possédant un caractère général et prévalent. Nous nous centrerons ici sur les analyses syntaxiques portant sur le tracé de patterns géométriques lié à l’activité de dessin, mais ce type d’analyses a également été effectué à travers l’activité d’écriture (Meulenbroek et Thomassen, 1991). Les règles établies dans cette « grammaire du geste » s’attachent à spécifier des paramètres moteurs gouvernant l’acte graphique. Ainsi, Goodnow et Levine (1973), qui assimilent le dessin à un langage et postulent que l’organisation des tracés peut s’analyser en termes de règles de grammaire spécifiant le point de départ du tracé et sa progression. Ils stipulent les sept règles définissant cette grammaire de l’action : 1) départ du point le plus à gauche, 2) départ du point le plus haut, 3) le premier trait est vertical, 4) pour les formes telles que le triangle, le losange ou le « V » inversé, départ du point le plus haut et tracé de l’oblique vers la gauche, 5) tracé de tous les traits horizontaux, de gauche à droite, 6) et de tous les traits verticaux, de haut en bas, 7) tracé continu de la forme. L’application de l’une ou plusieurs de ces règles dépend des propriétés de la forme à reproduire, et des conditions particulières d’exécution du dessin.

Plusieurs études ont été consacrées à l’examen des règles graphiques dans une perspective développementale. Ces recherches visaient également à étudier les effets contextuels sur la syntaxe graphique, liés aux conditions d’exécution du mouvement et/ou à la structure de la figure à dessiner.

Thomassen et Tibosch (1991) ont élaboré un modèle quantitatif probabiliste visant à évaluer la force des règles, dans lequel ils proposent une organisation hiérarchique de celles-ci (en tête : stratégie du tracé en continu ; en dernière position : stratégie de progression de gauche à droite). Leur étude se fonde sur l’observation systématique de la hiérarchie des règles lorsque des adultes dessinent des patterns géométriques composés d’un seul, de deux ou de trois segments. Ils montrent que la structure du pattern influence le choix de la règle graphique. En effet, plus le pattern comporte de segments, plus les règles de tracé en continu (« threading ») et d’ancrage sont présentes. Vinter (1994) confirme ces résultats. Partant d’une expérience de copie de figures composées de deux segments, auprès d’enfants de 4 à 9 ans et des adultes, elle essaie de comprendre le développement de la hiérarchie des règles graphiques. Elle explore la sensibilité de cette hiérarchie à la structure des patterns. Elle tire deux conclusions majeures des résultats obtenus : d’abord, la hiérarchie des règles de production graphique dépend de l’âge : la règle de commencement par le haut et celle de tracé en continu dominent chez les enfants les plus âgés, mais pas chez les plus jeunes ni chez les adultes. Ensuite, la sélection d’une règle graphique est sensible à la structure du pattern : la séquence syntaxique change selon que le pattern est composé d’horizontales ou de verticales. Ces résultats sont interprétés à travers une mise en relation des changements observés au niveau syntaxique avec ceux apparaissant à un niveau central de planification. Broderick et Laszlo (1988) ont d’ailleurs étudié les liens entre la planification motrice et la production de figures géométriques simples composées de segments d’orientations différentes. Ces auteurs ont montré comment, au cours du développement, le niveau de complexité de planification motrice est susceptible d’influer sur la production de carrés et de losanges. Il a été clairement établi que les losanges et les obliques sont pour les enfants plus difficiles à dessiner que les carrés et les lignes horizontales et verticales (Freeman, 1980). Cette différence persiste chez l’adulte (Laszlo & Broderick, 1985), mais devient moins importante avec l’âge, notamment en raison de l’accroissement de la capacité d’utilisation d’indices environnementaux (cadres de référence spatiaux) pertinents facilitant l’orientation de la figure dessinée (Broderick & Laszlo, 1987). En faisant varier les éléments graphiques déjà présents dans l’exécution de tâches de complètement et de copie de carrés et de losanges (des combinaisons de lignes, des angles ou des points de jonction à relier étaient donnés) chez des enfants de 5 à 11 ans, Laszlo et Broderick (1988) ont pu rendre compte de l’évolution au cours du développement des performances de tracé en fonction du niveau de planification motrice requis par la tâche. Aussi, afin d’examiner le rôle de la planification motrice, les facteurs cognitifs étaient minimisés en laissant visible le dessin-modèle tout au long des épreuves effectuées par les sujets (de cette façon, la réussite dépendait de l’aptitude de l’enfant à planifier le mouvement plutôt que de ce qui était connu ou mémorisé des différentes figures). Les résultats ont mis principalement en évidence que la différence relative aux performances de tracé des carrés comparativement à celle de l’exécution des losanges (la précision graphique était estimée à partir de la mesure de l’erreur de déviation angulaire) était moins importante pour les tâches à faible niveau de planification motrice que pour celles à haut niveau de planification motrice.

Par la suite, Gullaud et Vinter (1998) se sont intéressés au rôle du feedback visuel dans la réalisation graphique de figures géométriques simples. Ces auteurs soulignent l’importance de la vision dans le contrôle des habiletés motrices, et sur les aspects syntaxiques de la production graphique. En effet, le niveau syntaxique est modifié lorsque l’information visuelle est absente. Vinter et Meulenbroek (1993, cités par Gullaud & Vinter, 1998) ont observé des modifications de la localisation du point de départ dans le tracé d’un cercle en l’absence de vision. Les enfants (Vinter, 1994) et les adultes (Smyth, 1989) tendent à restreindre le nombre de levers de crayon durant la production de patterns graphiques en condition « sans vision ». La suppression des données visuelles influence l’enchaînement séquentiel des mouvements graphiques (Broderick & Laszlo, 1987). La vision constitue un facteur important à l’origine des préférences directionnelles des mouvements. Cependant, l’importance du contrôle visuel des mouvements varie en fonction de la structure des figures tracées, comme l’indique la différence statutaire relevée par Meulenbroek et Thomassen (1991) entre segments horizontaux et verticaux d’une part, et segments obliques d’autre part. Pour produire des horizontales et des verticales, un système de références géométriques est nécessaire, dépendant étroitement du feedback visuel. En revanche, pour produire des obliques, le système impliqué dépend de la structure anatomique de la main et des doigts. Aussi, le développement de l’intégration visuo-motrice dans la copie de figures géométriques élémentaires comprenant ou non des obliques témoigne également de ces différences : l’enfant est capable de dessiner un cercle dès l’âge de trois ans, un carré à partir de quatre ans, un triangle à cinq ans et un losange à sept ans (Broderick & Laszlo, 1987 ; Henry, 2001). Ce sont donc les deux formes géométriques comportant des obliques qui sont acquises le plus tardivement.

Le cercle est sans doute la forme élémentaire qui a été la plus étudiée dans la perspective des analyses syntaxiques du dessin. Van Sommers (1984) a mis en évidence une loi dans laquelle il établit une relation entre le point de départ et le sens de rotation dans la production d’un cercle : le principe d’initialisation et de rotation du tracé circulaire (« Start Rotation Principle »). Il montre que quand les sujets commencent à dessiner un cercle en haut (au-dessus de la diagonale 5h-11h), ils génèrent habituellement un mouvement allant dans le sens contraire des aiguilles d’une montre, et inversement lorsque le point d’initialisation du tracé se situe en bas (au-dessous de la diagonale 5h-11h). Les origines de ce principe ont été attribuées à des différences biomécaniques entre mouvements de flexion et d’extension et à l’activité de planification motrice visant à délimiter le cercle tracé dans l’espace graphique. Les études développementales sur la production du cercle ont par ailleurs montré que les jeunes enfants dessinent des cercles en suivant une progression allant dans le sens des aiguilles d’une montre, alors que les adultes adoptent plus volontiers une rotation de sens contraire. Van Sommers (1984) a en outre montré que le sens de rotation (horaire vs anti-horaire) est lié à la position du point d’initialisation du tracé, et que ce dernier change au cours du développement. L’étude de Meulenbroek, Vinter et Mounoud (1993) s’attachait à vérifier le caractère constant de la relation existant entre le point d’initialisation du tracé et le sens de rotation dans l’exécution d’un cercle. Ils valident l’idée que le principe d’initialisation et de progression du tracé (« Start Rotation Principle »), qui statue que le sens de rotation est conditionné par la position du point de départ du tracé, est fort présent, mais relèvent qu’entre 5 et 9 ans, ce principe devient de plus en plus prégnant. Ces données sont interprétées en termes de transfert ou de transposition de règles graphiques culturelles issues de l’activité d’écriture vers l’activité de dessin.

Ainsi, l’application ou la non application d’une règle dépend à la fois de l’âge du sujet, des caractéristiques des figures dessinées et des conditions particulières d’exécution dans lesquelles les mouvements sont effectués (Goodnow & Levine, 1973).