3.2.2. Propriétés du PEC

L’ensemble des propriétés ayant conduit les auteurs à qualifier le mode d’organisation de l’exécution centripète de « principe » ont pu être dégagées à partir d’expériences dans lesquelles intervenaient des contextes variés. La stabilité du PEC a notamment été démontrée à travers l’analyse des stratégies d’exécution de dessins dans différentes situations expérimentales. Ces expériences visaient en particulier à introduire des conditions de réalisation de la tâche de reproduction censées perturber le PEC. Dans ce qui suit, nous exposons les expériences déjà menées sur le PEC et relatons les principaux résultats issus de ces recherches.

L’étude réalisée par Magnan et al. (1999) auprès d’enfants de 4 à 8 ans comprenait trois expériences. Dans la première d’entre elles, trois groupes d’enfants de 3, 4 et 5 ans devaient copier l’un ou l’autre des modèles A et B présentés plus haut (figure 3), puis, après une pause de trois minutes, reproduire de mémoire le dessin exploré. Les résultats ont révélé que les enfants de 3 ans étaient incapables de reproduire le dessin qui leur était présenté. Ils n’ont pas atteint « l’âge du modèle » (Lurçat, 1974, p.168). Chez les autres groupes, les auteurs relèvent que, suivant le modèle, environ un quart à la moitié des enfants de 4 ans copient et reproduisent de mémoire les dessins en suivant l’ordre d’exécution centripète (les auteurs mentionnent du reste qu’une partie des sujets de cet âge produisent des dessins incomplets, en particulier en situation de reproduction de mémoire), et qu’à l’âge de 5 ans le PEC devient la stratégie d’exécution dominante, quelle que soit la condition expérimentale (copie/reproduction de mémoire). Baldy, Chatillon et Cadopi (1993) avaient déjà étudié la coordination entre les règles d’exécution de figures géométriques élémentaires et la représentation que le sujet élabore en fonction des propriétés d’ensemble du dessin-modèle. Ils posaient la question suivante : l’ordre d’exécution des figures géométriques élémentaires est-il en conformité avec l’ordre de leur acquisition génétique (à savoir d’abord le rond, ensuite le rectangle, puis le triangle et enfin le losange) ou est-il différent de cet ordre ? L’expérience était strictement identique à celle décrite précédemment (mêmes population, matériel et procédure), de même que les résultats (préférence pour le PEC par rapport à l’ordre d’acquisition génétique). Mais ces auteurs posaient une question supplémentaire : pour répondre aux contraintes d’exécution liées aux propriétés d’ensemble du dessin-modèle, le sujet modifie-t-il le procédé d’exécution « habituel » de chaque figure élémentaire ? Une comparaison des procédés d’exécution du cercle selon qu’il est dessiné seul ou inscrit dans le triangle était alors effectuée. Pour ce faire, il était demandé à la moitié des sujets de copier le dessin A, puis de dessiner les figures élémentaires séparément, et inversement pour l’autre moitié des sujets. Dans chacune de ces deux conditions, les auteurs sollicitaient des enfants de 5 et 8 ans, ainsi que des adultes. Les résultats ont montré que le procédé d’exécution du cercle est susceptible de changer selon qu’il est seul ou inscrit dans le triangle. Les variations relevées diffèrent selon les groupes d’âge. De par les points de tangence, et en fonction des points d’initialisation du tracé, le sens d’exécution du cercle est horaire ou anti-horaire chez les enfants les plus jeunes. Chez les enfants de 8 ans et chez les adules, que le cercle soit seul ou inscrit, le procédé d’exécution est inchangé, le sens de rotation étant toujours anti-horaire.

La deuxième expérience mise au point par Magnan et al. (1999) s’adressait à des enfants de 4, 5, 6, 7 et 8 ans. Elle visait à déterminer si l’usage du PEC était ou non dépendant du modèle. Pour ce faire, les auteurs ont choisi d’utiliser un modèle dans lequel les figures les plus complexes (le triangle et le losange) étaient situées en périphérie et à l’intérieur du modèle (modèle C de la figure 3). Les figures intermédiaires (le carré et le rond) correspondaient aux figures acquises les plus précocement au cours du développement. Dans cette expérience, les groupes de sujets copiant le modèle et le reproduisant de mémoire étaient indépendants, ceci afin de mobiliser davantage la capacité d’organisation ou de structuration du dessin perçu chez les sujets devant restituer le dessin de mémoire (la répétition de l’exécution étant susceptible de faciliter la reproduction de mémoire, en réduisant le niveau d’organisation requis par la tâche). Dans cette deuxième condition, le temps accordé aux enfants pour observer le modèle était de deux minutes, à la suite desquelles une pause de trois minutes était donnée, au cours de laquelle le sujet était invité à dessiner un bonhomme. Les auteurs ont alors observé qu’en situation de reproduction de mémoire, près de la moitié des sujets de 4 et 5 ans adoptaient une démarche pas à pas inefficace, consistant à tracer successivement des lignes appartenant à des formes simples différentes. Par exemple, l’enfant commençait par dessiner un côté du carré, puis un côté du triangle, poursuivait par une ligne adjacente au triangle, etc… En copie, l’ensemble des sujets exécutaient leur dessin en procédant figure par figure. Environ la moitié des enfants de 4 et 5 ans copiaient le dessin en recourant au PEC, l’autre moitié produisant un dessin incomplet ou ne suivant pas l’ordre d’exécution centripète. Chez les enfants de 6 et 7 ans, la majorité des sujets adoptaient le PEC en copie, mais seulement la moitié utilisaient cette même stratégie en reproduction de mémoire. Enfin, à l’âge de 8 ans, la quasi-totalité des sujets privilégiaient le PEC, que ce soit en copie ou en situation de rappel.

La troisième expérience avait pour objet de démontrer la prévalence et la stabilité du PEC, en tentant de le perturber. La méthode utilisée consistait à superposer devant le sujet les unes après les autres les figures géométriques élémentaires dessinées sur des transparents. Chaque forme simple était présentée pendant vingt secondes, et le modèle une fois recomposé était laissé visible durant deux minutes. L’expérimentateur faisait varier la séquence de superposition, afin d’étudier l’effet de la présentation d’un ordre de superposition des figures élémentaires sur le PEC. L’hypothèse formulée par les auteurs est que la séquence de superposition proposée au sujet est susceptible de modifier son procédé d’exécution. Une superposition facilitant la structuration du modèle (correspondant à l’utilisation d’un ordre d’exécution organisé) est la superposition centripète ou centrifuge. Cinq ordres étaient testés (on notera les différentes figures élémentaires par leurs initiales : T pour triangle, C pour carré, R pour rond, L pour losange) : TCRL (ordre centripète), LRCT (ordre centrifuge), CTLR, TRLC et RCTL (ordre génétique). L’ordre CTLR, contrairement à l’ordre TRLC, inclut la présence de points de tangence. Les sujets avaient 4, 5, 6, 7 et 8 ans. Ils devaient copier ou reproduire de mémoire l’un des modèles reconstitués (pour cette dernière condition, le déroulement de l’épreuve était similaire à celui précisé dans la deuxième expérience). Les résultats font ressortir qu’en copie, le PEC devient de plus en plus prégnant entre 4 et 6 ans, et devient le procédé dominant à partir de 7 ans. En situation de reproduction de mémoire, le PEC s’avère prévalent à 8 ans. Par ailleurs, lorsque la démonstration correspondait à l’ordre de présentation centrifuge des figures élémentaires, le nombre de sujets recourant au PEC augmentait avec l’âge, dans la copie comme dans la reproduction de mémoire. De la même manière, dans les situations où l’ordre de présentation était autre que l’ordre centripète, la fréquence d’apparition du PEC croissait avec l’âge, quelle que soit la condition (copie/reproduction de mémoire), témoignant du fait que le PEC semble se consolider et se stabiliser au cours du développement.

Par la suite, Magnan, Aimar et Baldy (2000) se sont interrogés sur l’origine du PEC. Ils émettent deux hypothèses relatives à l’origine du PEC. Ce principe découlerait :

  1. oit des contraintes inhérentes à l’exécution de ce genre de dessin (un assemblage de plusieurs figures géométriques élémentaires, renvoyant aux caractéristiques spatiales du dessin et à la création d’un cadre de référence inscrivant les différentes figures). Dans ce cas, « ce sont ces contraintes qui structurent la représentation mentale du modèle élaborée par le sujet. Celui-ci se représente le modèle pour le dessiner. L’utilisation du PEC implique que la figure extérieure délimite l’espace du dessin dans l’espace de la page. Elle peut être exploitée par le sujet pour organiser son exécution. Elle sert de cadre de référence dans lequel le sujet inscrit la figure élémentaire suivante. A son tour, celle-ci délimite l’espace du dessin qui reste à exécuter et sert de cadre de référence pour l’exécution de la figure suivante. Ainsi, le dessin progresse de l’extérieur vers l’intérieur, chaque figure s’inscrivant dans l’espace de celle qui la précède. L’espace d’exécution, c’est-à-dire l’espace utile de la page se réduit. La figure extérieure dessinée structure l’ensemble du dessin et joue ainsi le rôle d’élément organisateur de l’exécution. » (Magnan et al., 2000, p. 200).
  2. soit des contraintes liées aux propriétés de la représentation mentale que le sujet se construit du modèle. Dans ce cas, « on suppose que ce principe d’exécution est sous-tendu par une représentation dont la structure s’est imposée dès la lecture du modèle. D’emblée, le sujet voit le modèle comme une composition de quatre figures élémentaires emboîtées les unes dans les autres. Quand on lui demande de le dessiner, il exploite cette représentation et exécute le dessin tel qu’il le voit. Dans ce cas, ce ne sont pas les contraintes du tracé qui structurent la représentation que le sujet se fait du modèle, mais la structure de la représentation, qui s’est imposée au sujet dès la lecture du modèle, qui organise l’exécution. » (Magnan et al., 2000, p. 200).

Afin de départager ces deux interprétations, les auteurs proposent deux expériences. Dans la première d’entre elles, des enfants de 5, 6, 7 et 8 ans sont invités à reproduire le modèle C (cf. figure 3), dans l’une des trois situations testées : 1) copie, 2) recomposition par superposition des différentes figures élémentaires, ou 3) surlignage de l’esquisse du modèle. Les exigences de la tâche en termes d’organisation et de représentation ne sont pas équivalentes dans chacune de ces trois conditions. La copie du modèle requiert à la fois d’extraire les figures élémentaires et d’organiser l’exécution en assemblant les formes simples. En recomposition par superposition, les figures géométriques élémentaires sont déjà dessinées sur des transparents, et présentées aléatoirement ; l’opération d’extraction des formes simples n’étant plus à faire, les sujets n’ont alors plus qu’à assembler ces dernières. Quant à la tâche de surlignage de l’esquisse, la précision du tracé l’emporte sur la nécessité d’organiser l’exécution, les sujets n’ayant dès lors plus besoin de structurer leur procédé d’exécution. Le résultat principal est que le PEC émerge plus précocement et sa fréquence d’apparition est plus élevée en copie par rapport aux situations de recomposition et de surlignage. Ce résultat est en faveur de l’idée que le PEC découle de la représentation mentale du modèle élaborée par le sujet.

La deuxième expérience mettait en jeu les mêmes contextes expérimentaux (copie, recomposition et surlignage), mais les enfants devaient reproduire le dessin présenté (ici encore le modèle C) suite à une démonstration, durant laquelle le modèle était recomposé par superposition des différentes figures élémentaires. Les auteurs ont repris le paradigme de Magnan et al. (1999), en conservant les mêmes ordres de présentation (centrifuge, centripète, génétique et quelconque/aléatoire). La tâche était cette fois pilotée par ordinateur. En analysant l’ordre d’exécution des formes simples, les auteurs infèrent « l’organisation représentative que les sujets effectuent des propriétés graphiques du dessin » (Magnan et al., 2000, p. 205). Les sujets, âgés de 5, 6, 7 et 8 ans, étaient répartis entre les différents contextes expérimentaux et les quatre ordre de présentation (les groupes étaient indépendants). Les résultats que nous retiendrons sont les suivants : selon leur âge, les sujets ont parfois tendance à se centrer sur la séquence de superposition, notamment en situation de recomposition. Ils n’envisagent dès lors plus le modèle comme un emboîtement de figures élémentaires, mais comme une série de formes assemblées dans un ordre particulier, et s’imposent la contrainte de respecter l’ordre de présentation. Cette contrainte, implicite, modifie le but fixé, induisant un changement de représentation (Richard, 1990). Les propriétés de la situation sur lesquelles se centre le sujet affectent ainsi la stratégie de résolution du problème (Richard, Poitrenaud & Tijus, 1993). Néanmoins, quels que soient la tâche et l’ordre de présentation, le PEC devient de plus en plus prégnant au cours du développement.

Baldy, Chatillon et Magnan (2000) ont quant à eux montré que, dans le cas de la copie de dessins composés de formes géométriques élémentaires identiques (du point de vue figuratif), le procédé d’exécution centripète dominant chez les jeunes enfants (6 ans) devient centrifuge dominant chez les adultes, notamment lorsque le dessin est constitué de cercles concentriques. Le sujet est alors susceptible d’attribuer une signification au dessin, celui-ci pouvant être structuré comme une « cible » centrée sur le mille, et sous-tendre ainsi une exécution centrifuge. De plus, l’exécution centripète induit une plus grande fidélité quant à la taille du dessin, en particulier lorsque le sujet est jeune et si les figures sont difficiles à tracer. A partir de ces résultats, les auteurs soulignent que deux facteurs rendent compte de l’évolution de l’organisation de l’exécution : les contraintes de tracé et la structuration de la représentation mentale du modèle que le sujet construit.

Plus récemment, Biscara et Baldy (2001, 2002, 2003) ont mis en place un autre paradigme en vue de tester la stabilité du PEC. La tâche, soumise à des enfants de 6, 9 et 12 ans et à des adultes, consistait à reproduire un dessin composé de deux cercles concentriques (diamètres : 2 et 44 mm), séparés par un triangle isocèle (de base 32 mm et de hauteur 25 mm). Les enfants reproduisaient à 21 reprises le modèle, sur un carnet sur lequel était dessinée une série de 21 cercles dont la taille augmentait puis diminuait progressivement (sens « augmentation-diminution » : AD), ou inversement (sens « diminution-augmentation » : DA). Chacun des 21 cercles, figurant au centre d’une page, était réalisé à partir d’un continuum de 11 cercles, allant de 3 mm (cercle n°1) à 93 mm (cercle n°11), le diamètre variant graduellement de 9 mm. Pour chaque production, le sujet pouvait donc choisir de poursuivre le tracé du modèle (il restait à dessiner un cercle et un triangle) soit à l’intérieur du cercle déjà dessiné, soit à l’extérieur de celui-ci. L’hypothèse formulée était que si le PEC était stable, le tracé intérieur devrait être majoritaire, quel que soit le sens de présentation (AD/DA). Les résultats montrent un effet de l’âge, le nombre de tracés extérieurs devenant globalement de plus en plus élevé au cours du développement. De même, il existe un effet du sens de présentation, le nombre de tracés intérieurs s’avérant significativement supérieur pour le sens AD. De plus, l’interaction âge  sens de présentation, elle aussi significative, rend compte du fait que la différence entre les deux sens de présentation quant à la fréquence d’apparition des tracés intérieurs s’atténue sensiblement au cours du développement (à l’âge adulte, cette différence est nulle), révélant que le PEC se stabilise au cours du développement.

Enfin, Russier et Magnan (1999) ont testé l’incidence du statut visuel sur le PEC. Elles ont sollicité deux groupes d’enfants, d’âge moyen 8 ans, répartis suivant leur statut visuel : voyants vs aveugles congénitaux/précoces. Les enfants devaient reproduire successivement les dessins A et B (cf. figure 3), suite à une exploration haptique (les modèles étaient en relief). Les auteurs ont conservé la composition des modèles A et B, mais ont quelque peu modifié leur structure, en supprimant les points de tangence existant entre les formes géométriques élémentaires, afin de faciliter leur discrimination. Les résultats ont montré que, quel que soit le statut visuel, le PEC est le procédé d’exécution le plus récurrent. Toutefois, il existe un effet significatif du statut visuel sur la fréquence d’apparition du PEC. Cette dernière est moindre chez le groupe d’enfants présentant une cécité congénitale ou précoce. Ces données indiquent que pour organiser et contrôler la production d’un dessin, les sujets ne se réfèrent pas uniquement à des indices visuels. Cependant, elles suggèrent aussi que l’expérience visuelle du sujet semble en revanche jouer un rôle dans l’émergence du PEC.

Les différentes expériences portant sur le PEC ont ainsi permis d’établir les propriétés de ce dernier, qui justifient son statut de « principe » d’organisation de l’exécution. Les caractéristiques de ce principe sont les suivantes :

  1. Il s'installe précocement (dès l'âge de 4 ans).
  2. Il devient rapidement dominant (à partir de 6 ans) et semble se stabiliser au cours du développement (nous vérifierons cette stabilité dans diverses situations expérimentales).
  3. Son émergence s'observe indépendamment de la structure spatiale du modèle (formes et positions relatives des différentes figures géométriques élémentaires).
  4. Sa prévalence s'établit dans des contextes expérimentaux divers ; son caractère prégnant se vérifie aussi bien en copie qu'en situation de reproduction de mémoire. Dans la présente recherche, nous tenterons de montrer notamment dans quels cas le PEC est plus enclin à se généraliser, à différentes périodes au cours du développement.