1.2.3. La dissociation des composantes visuelle et spatiale du sous-système visuo-spatial de la MDT

La réalisation d’épreuves spatiales, telles que la copie d’un dessin, engendre l’émergence de représentations stockées en mémoire de travail (au moins pour un temps ou une étape du traitement) au sein du calepin visuo-spatial. Une tâche de ce type fait appel, au cours du traitement du modèle exploré par le sujet, à la mémoire de travail dite "visuelle" ou "visuo-spatiale", qui « prolonge, pour quelques secondes au plus, la durée d’un événement visuel alors que celui-ci n’est plus présent dans le champ perceptif » (Petit & Zago, 2002, p.377). Le sous-système visuo-spatial issu du modèle de Baddeley (1986, 1992) et décrit précédemment a fait l'objet de récents travaux, visant à démontrer l'existence de deux composantes distinctes possédant une certaine autonomie fonctionnelle, l'une visuelle, l'autre spatiale (Pearson & Logie, 1998). Cette dissociation a donné lieu à la distinction entre une MDT dite « objet », « dépictive » et non spatiale, d’une MDT strictement spatiale. Cette division fonctionnelle reflète l’organisation du système visuel avec, d’une part, sa voie ventrale occipito-temporale impliquée dans le traitement des informations visuelles figuratives et répondant à la question « quoi ? » (what ?) et, d’autre part, sa voie dorsale occipito-pariétale traitant les informations spatiales et répondant à la question « où ? » (where ?). Le terme de MDT fait référence au calepin visuo-spatial (Baddeley, 1986, 1992 ; Baddeley & Hitch, 1994) qui utilise les informations visuelles. Ce terme général couvre à la fois la MDT visuelle ou « objet », renvoyant à l’identité du stimulus, et la MDT spatiale correspondant à sa localisation dans l’espace. Ainsi, suivant le type de tâche, on peut étudier avec les mêmes stimuli visuels soit la MDT spatiale (où se trouve le stimulus ?), soit la MDT objet (quel est ce stimulus ?). Les études conduites par Logie (1995), Reisberg et Logie (1993) et Salways et Logie (1995) ont suggéré que les deux composantes du calepin visuo-spatial peuvent être appréhendées comme un "cache visuel" et un "scribe interne", travaillant en partenariat. Le cache visuel est censé traiter les informations de nature visuelle, telles que la forme et la couleur. Il assure le maintien de l’information visuo-spatiale (dont il est une réserve passive) et serait étroitement lié aux activités du système perceptif visuel. Le scribe interne interviendrait pour le traitement des informations relatives aux séquences motrices (planification et contrôle des mouvements). Il servirait d’interface entre le cache visuel et le processeur exécutif central en transférant à ce dernier certaines informations contenues dans le cache visuel faisant l’objet de traitements approfondis ou destinées à guider des mouvements. Son rôle serait analogue à celui du processus de répétition subvocal de la boucle phonologique, puisqu'il "rafraîchirait" les contenus du cache visuel. Il serait indispensable au maintien de l'information nécessaire dans les activités d'imagerie (Baddeley & Andrade, 2000 ; Papagno, 2002 ; Pearson & Logie, 1998).

La distinction MDT visuelle vs MDT spatiale a pu être mise en évidence par des données neuropsychologiques. Ainsi, Della Salla, Gray, Baddeley, Allamo et Wilson (1999) ont relevé une double dissociation chez des adultes ayant une lésion cérébrale. Chez deux individus, ils ont relevé des performances anormalement basses dans une tâche spatiale (tâche des blocs de Corsi1), et des performances d'un niveau moyen dans une tâche visuelle, alors qu'un troisième patient présentait le pattern opposé. Farah, Hammond, Levine & Calvanio (1988) ont détecté chez le patient LH, ayant subi une intervention chirurgicale suite à un accident de voiture, un trouble sélectif de la mémoire visuelle sans atteinte de la mémoire spatiale, tandis que Luzzati, Vecchi, Agazzi, Cesa-Bianchi et Vergani (1998) ont observé chez le patient EP une atteinte sévère de l'imagerie spatiale, alors que l'imagerie visuelle et la perception visuelle et spatiale étaient préservées. Récemment, Papagno (2002) a observé l'évolution des peformances, durant trois ans, d'une femme de 52 ans (le cas PC) atteinte d'une pathologie dégénérative, sur un ensemble d'épreuves, incluant des tâches visuelles et spatiales. L'analyse des scores aux différentes épreuves au cours du temps a notamment révélé, chez cette patiente, une atteinte sévère de la composante spatiale, tandis que la reconnaissance d'objets n'est pas apparue déficitaire.

De nombreuses recherches expérimentales ont confirmé ces données neuropsychologiques. Hecker et Mapperson (1997) ont par exemple dissocié les composantes visuelle et spatiale du calepin visuo-spatial en utilisant une tâche d'interférence, en faisant varier la luminance ou la couleur d'environnements. Le changement de couleur dans un environnement stimule le système visuel parvocellulaire, qui est essentiellement impliqué dans la reconnaissance d'objets, alors que le changement de luminance stimule le système visuel magnocellulaire, qui intervient principalement dans le traitement du mouvement et de l'information spatiale (Mellet, 2002). S'appuyant sur le principe de la double dissociation, Hecker et Mapperson (1997) ont montré qu'un type d'interférence affectait une tâche spatiale, sans avoir d'incidence sur une tâche visuelle. En effet, la tâche spatiale était très affectée par les changements de luminance mais était très peu sensible aux changements chromatiques, tandis que dans la tâche visuelle les sujets étaient fortement perturbés par les changements de couleur, mais très peu réceptifs aux variations de luminance. Ces observations confirment les résultats de travaux antérieurs qui démontraient la double dissociation entre les composantes visuelle et spatiale du calepin visuo-spatial (Mecklinger & Müller, 1996 ; Tresh, Sinnamon & Seamon, 1993). Toutefois, des critiques ont été formulées à l'égard des études utilisant le paradigme d'interférence, dont deux principales. La première est qu'elles utilisent des tâches et des stimuli différents pour évaluer les opérations visuelle et spatiale, respectivement. Par conséquent, il n'est pas certain que les deux tâches soient équivalentes en termes de difficulté ou de complexité, ce qui peut exclure toute comparaison des effets d'interférence. La deuxième réside dans le fait que, dans de nombreuses expériences portant sur l'analyse du calepin visuo-spatial de la MDT, le sujet doit rappeler le matériel de façon sérielle, c'est-à-dire en suivant l'ordre de présentation des stimuli. Les variables "type de processus" (visuel vs spatial) et "ordre du traitement" (visuel-spatial vs spatial-visuel) sont alors confondues, la deuxième impliquant l'exécuteur central de la MDT. C'est pourquoi certains auteurs (Barton, Matthews, Farmer & Belyavin, 1995 ; Hale, Myerson, Rhee, Weiss & Abrams, 1996) recommandent une présentation simultanée ou séquentielle des stimuli avec un rappel libre. Smith, Jonides, Koeppe, Awh, Schumacher et Minoshima (1995) ont éliminé ces biais. Dans l'une de leurs expériences (expérience 3), ils présentaient une paire de formes sans signification (figures géométriques non régulières à quatre ou six côtés), et trois secondes plus tard, une seule forme. Le matériel était identique dans les deux tâches, visuelle et spatiale, qui ne différaient que par les consignes données aux sujets. Dans la tâche spatiale, les sujets devaient décider si le troisième stimulus (test) occupait la position de l'un des deux stimuli (cible) vus précédemment, même s'ils n'étaient pas de même forme. Dans la tâche visuelle, les sujets devaient décider si le stimulus-test était identique à l'un des deux stimuli présenté auparavant, indépendamment de la localisation spatiale des formes. Dans la moitié des cas, la réponse attendue était "non", puisque le stimulus-test était un distracteur. Ce distracteur était similaire ou dissimilaire (ressemblant mais non identique) à la cible, et se situait à proximité ou à distance de la position de la cible. Les résultats ont mis en évidence une double dissociation : la tâche spatiale était affectée par la variable "distance entre les stimuli test et cible" mais pas par la variable "similarité", alors que pour la tâche visuelle, c'est le phénomène inverse qui était relevé. Plus récemment, Baeyens et Bruyer (1999) ont répliqué la tâche de Smith et al. (1995) décrite précédemment, en considérant de façon plus précise le facteur spatial (localisation) dans la tâche visuelle et le facteur visuel (similarité de la forme) dans la tâche spatiale. En effet, dans l'étude conduite par Smith et al. (1995), le stimulus-test était systématiquement localisé à un endroit différent par rapport à la cible, mais il n'était pas précisé s’il était proche ou éloigné de cette dernière. Dans la tâche spatiale, la forme du stimulus test était toujours différente de la forme de la cible, mais il n'était pas précisé si ces deux formes étaient similaires ou dissimilaires. Baeyens et Bruyer ont donc complété l'étude de Smith et al. (1995), en considérant, pour chacune des tâches visuelle et spatiale, les facteurs "similarité des formes test et cible" (trois niveaux : identique/similaire/dissimilaire) et "positions des formes test et cible" (trois modalités : identiques/proches/éloignées). De plus, leur recherche se distingue de celle de Smith et al. (1995) car les analyses portent non pas seulement sur les réponses en présence d'un distracteur (réponses "non"), mais aussi sur les réponses "oui" (appariement entre les formes ou positions lorsque les figures cible et test sont identiques). Les résultats rendent compte de la dissociation entre une composante spatiale et une composante visuelle de la MDT. En effet, l'analyse des temps de réponses correctes et des taux d'erreurs montrent que la similarité visuelle des distracteurs perturbe la tâche visuelle mais pas la tâche spatiale, et la similarité spatiale des distracteurs affecte la tâche spatiale mais pas la tâche visuelle. Toutefois, la similarité visuelle a un effet significatif sur les performances dans la tâche spatiale (pour le temps de latence des réponses correctes), et la similarité spatiale influence les performances dans la tâche visuelle (à la fois pour le temps de latence des réponses correctes et le taux d'erreurs). Les auteurs discutent ces données en soulignant l'idée qu'elles ne remetteraient pas en cause la dissociation entre les composantes visuelle et spatiale de la MDT, mais reflèteraient simplement les interactions possibles entre ces deux composantes.

D'autres travaux expérimentaux ont également mis en évidence la dissociation des composantes visuelle et spatiale de la MDT, en prenant en compte la dimension développementale. Logie et Pearson (1997) ont administré une tâche visuelle de reconnaissance de patterns et une épreuve de type "blocs de Corsi" à des enfants de 5-6, 8-9 et 11-12 ans. Ils ont montré que si les enfants devenaient de plus en plus efficients au cours du développement pour les deux tâches, l'accroissement de leurs performances était plus importante pour la tâche visuelle. Ils en ont conclu que d'une part, la composante visuelle du calepin visuo-spatial est distincte de la composante spatiale de la MDT visuo-spatiale, et d'autre part, qu'elle se développe plus rapidement. Toutefois, Pickering, Gathercole, Hall et Loyd (2001) soulignent que les tâches spatiales (comme l'épreuve des blocs de Corsi) et visuelles (telles que le rappel de patterns constitués de carrés blancs et noirs formant une matrice) ne diffèrent pas uniquement par rapport à la nature des composantes de la MDT qu'elles sollicitent. Elles se distinguent également quant à la manière dont l'information à rappeler est présentée : dans un format statique pour les tâches visuelles, dans un format dynamique pour les tâches spatiales. Aussi, afin d'être en mesure de dire auquel de ces deux types de processus (type d'information traitée : visuelle/spatiale, ou/et mode de présentation : statique/dynamique) les patterns de performance obtenus sont imputables, ces auteurs proposent une expérience (expérience 1) conduite auprès d'enfants de 5, 8 et 10 ans, dans laquelle ils dissocient dans les tâches qu'ils soumettent à la fois les aspects visuel et spatial et le mode de présentation, statique ou dynamique. La tâche visuelle administrée aux sujets consiste à recomposer, à partir d'une matrice vierge (grille remplie de cases blanches), la matrice présentée, composée de carrés blancs et noirs, en rappelant les positions de chacun des carrés noirs. La première matrice comprend quatre cases (2  2 cases), deux blanches et deux noires. Puis le niveau de difficulté augmente au cours de l'expérience : à chaque essai, deux cases supplémentaires (une blanche et une noire) sont ajoutées à la nouvelle matrice par rapport à la précédente. Deux versions sont proposées. Dans la version statique, chaque matrice apparaît dans son intégralité sur l'écran d'ordinateur, pendant un délai d'une demi-seconde. Dans la version dynamique, les carrés noirs de la matrice apparaissent les uns après les autres (un à un, l'intervalle de temps séparant l'apparition d'un carré noir et sa disparition coïncidant avec l'apparition du carré suivant est de une demi-seconde). Le sujet doit cette fois indiquer la position de chacun des carrés noirs, dans l'ordre de leur apparition dans la matrice. Il est à signaler que les auteurs se sont assurés initialement que les deux versions sont équivalentes du point de vue de leur niveau de complexité, en démontrant que le rappel d'une séquence dynamique n'est pas significativement plus difficile lorsque doivent être mémorisés à la fois les items et l'ordre que lorsque c'est uniquement l'ordre qui est requis. La tâche spatiale consistait à rappeler le chemin emprunté par le personnage figurant au centre d'un labyrinthe formé par des rectangles concentriques lacunaires sur leur périphérie (chaque rectangle comprenait deux espaces ou ouvertures) pour se diriger vers la sortie. Comme précédemment, le niveau de complexité de la tâche augmentait progressivement, par l'ajout, tous les quatre essais, d'un rectangle. Pour chaque labyrinthe (figurant dans un carnet-test) était tracée la route suivie par le personnage pour sortir. Le rappel se faisait sur un carnet-réponse sur lequel le sujet devait tracer, au moyen d'un crayon, l'itinéraire que le personnage avait parcouru pour sortir du labyrinthe. A nouveau, deux versions étaient possibles. Dans la version statique, les enfants visualisaient le tracé déjà réalisé de l'itinéraire. Chacun des labyrinthes-tests était alors montré pendant trois secondes. Dans la version dynamique, l'expérimentateur montrait avec son doigt l'itinéraire à suivre. L'enfant devait tracer le parcours emprunté par le personnage immédiatement après cette démonstration. Les analyses, réalisées sur les scores de chacune des tâches, ont révélé que les performances et leur accroissement avec l'âge étaient significativement supérieurs dans la version statique des tâches visuelle et spatiale comparativement à la version dynamique. L'interaction significative relevée pour les deux tâches entre l'âge et le format de présentation (statique vs dynamique) provenait du fait que l'évolution développementale des performances dans la condition statique était plus importante que celle se rapportant à la condition dynamique. Des sous-systèmes distincts de la MDT visuo-spatiale seraient donc sensibles à l'aspect statique ou dynamique des stimuli visuo-spatiaux. Chen, Myerson, Hale et Simon (2000) ont évalué les capacités visuo-spatiales de jeunes adultes, en les testant aux épreuves d’une batterie comportant trois épreuves visuelles, requérant l’extraction d’informations relatives à un objet, telles que la forme, la couleur ou la texture, et quatre tâches spatiales, mobilisant l’attention spatiale, portant sur le jugement concernant la localisation d’un stimulus, ou nécessitant une opération de rotation mentale d’objets en deux et trois dimensions. Les résultats ont montré des différences intra-individuelles sur ces deux types d’épreuves, confortant l’hypothèse de deux voies, ventrale et dorsale, qui apparaissent, en dépit de leurs interconnexions, fonctionnellement différentes. Pourtant, par la suite, Chen, Myerson et Hale (2002) n’ont pas obtenu des résultats similaires en testant, sur les mêmes épreuves, des adultes âgés (sujets entre 65 et 75 ans), confirmant certains travaux rapportés en neuroimagerie. Par exemple, une dissociation claire a pu être mise en évidence entre les performances à une tâche de discrimination de visages et celles relevées à une tâche de localisation spatiale, alors que chez des adultes plus âgés, cette dissociation est moins nette (Grady, Maisog, Horwitz & Ungerleider, 1994). De plus, sur une variété de tâches, une plus grande activation frontale a été observée chez des adultes âgés comparativement à de jeunes adultes, ce que certains auteurs (Grady, 1998 ; Reuter-Lorenz, Stanczak & Miller, 1999) ont interprété en termes de compensation de certaines fonctions et de plasticité cérébrales. Chen et al. (2002) ont noté des corrélations plus élevées chez les jeunes adultes par rapport aux adultes âgés entre les scores aux épreuves de même type (visuel vs spatial) et plus faibles entre les performances aux épreuves mettant en jeu des systèmes différents. Les variations liées à l’âge sur le facteur "structure des capacités visuo-spatiales" reflèteraient une dédifférenciation des systèmes visuel et spatial au niveau neural. En évaluant des sujets adultes sur un plus grand nombre d'épreuves et de façon plus précise, Boles (2002) a montré qu'il existe une variété importante de processus relatifs au traitement d'informations de nature visuo-spatiale, ce qui l'amène à distinguer deux niveaux d'influence en fonction des facteurs visuo-spatiaux en jeu : 1) d'une part, les "macro-influences", qui caractérisent les facteurs liés au type de traitement s'opérant selon la nature de l'information encodée, visuelle et spatiale, s'appuyant respectivement sur les systèmes ventral et dorsal ; 2) d'autre part, les "micro-influences", qui déterminent l'efficience ou la performance propre à chaque sujet, et pour lesquels il est nécessaire de distinguer des processus fonctionnels plus spécifiques aux tâches à réaliser et aux caractéristiques particulières des informations visuo-spatiales traitées.

Ainsi, depuis le modèle de Baddeley (1986) de la MDT, de nombreux travaux ont montré que la composante visuo-spatiale n'est pas unitaire. Cette entité cognitive intègre des sous-systèmes variés, ayant donné lieu à des distinctions diverses concernant le type ou la nature des informations traitées. Ces sous-systèmes constituent le support des représentations mentales au sein desquelles sont intégrées les propriétés figuratives et spatiales. Toutefois, la construction de représentations mentales (notamment spatiales), à partir desquelles peut s’opèrer un travail de planification de l’action, mobilise également de façon importante le système attentionnel. Dans ce qui suit, nous abordons le rôle des processus attentionnels dans la construction de représentations visuo-spatiales et dans la planification motrice.

Notes
1.

La tâche des blocs de Corsi réside dans la présentation de séquences visuo-spatiales. A chaque essai, le sujet doit rappeler, dans l'ordre, la série des blocs touchés successivement par l’expérimentateur parmi un ensemble de neuf blocs fixés à une planche. La séquence peut être augmentée en longueur pour permettre une mesure de la performance (empan (span) de mémoire spatiale).