1.3. Attention, représentation et planification de l’action

La question des relations pouvant exister entre certains mécanismes attentionnels et la construction de représentations dans des tâches requérant le traitement d’informations visuo-spatiales a été examinée dans diverses études.

Ainsi, plusieurs recherches ont été consacrées à l’analyse de la composante attentionnelle dans l’élaboration des représentations caractérisant deux des stades du modèle développemental du dessin de Luquet (1927) : les stades du réalisme intellectuel et du réalisme visuel (nous reviendrons ultérieurement sur ce modèle et relaterons alors l’ensemble des stades s’y rapportant). Pour Luquet (1927), les enfants avant l’âge de 8 ans ont tendance à produire des dessins qui reflètent leurs connaissances de la structure conceptuelle des objets, dans lesquels notamment figurent les éléments non perceptibles visuellement (effet de transparence). Après 8 ans, les enfants produisent des dessins en renonçant à leurs connaissances conceptuelles, et en s’appuyant uniquement sur les caractères visuels du monde qui les entoure. Etant donné que le réalisme intellectuel est lié à des représentations de connaissances conceptuelles des objets, les dessins apparaissent comme des représentations canoniques de ces objets, autrement dit des représentations stéréotypées permettant au dessin d’être plus facilement reconnaissable (Freeman, 1980). Néanmoins, de nombreuses recherches ont montré que les enfants de moins de 8 ans peuvent être incités à produire des dessins sur la base du réalisme visuel plutôt qu’en se fondant sur des représentations canoniques, en focalisant leur attention vers certains indices (informations locales), ou même simplement en mobilisant de manière accrue cette dernière. Davis et Bentley (1984) ont par exemple montré qu’en obligeant de jeunes enfants à dessiner dans un premier temps une tasse avec sa anse visible sur le côté, le réalisme visuel devenait beaucoup plus prégnant lors de l’exécution d’un dessin subséquent où l’enfant devait figurer une tasse avec sa anse non visible. Ces données ont amené certains chercheurs à se questionner sur la perspective selon laquelle le réalisme intellectuel et le réalisme visuel constituent véritablement deux étapes ou stades de développement distincts. Des auteurs proposent de considérer le réalisme intellectuel et le réalisme visuel comme deux stratégies adoptées par les enfants lorsqu’ils sont confrontés dans leurs dessins au problème de la représentation d’objets en trois dimensions (Chen & Holman, 1989). Par ailleurs, les effets de la consigne améliorent les performances (tâche de copie d’une figure) chez les jeunes enfants parce que les instructions aident les sujets à comprendre clairement ce qu’ils doivent faire. Les instructions utilisées par Lewis, Russel et Berridge (1993) consistent à demander aux enfants de « regarder très attentivement » le modèle, ce qui a pour effet d’accroître le réalisme visuel. De même, le fait de changer l’orientation du dessin-modèle devant l’enfant (Davis & Bentley, 1984) est susceptible de diriger son attention vers une vue spécifique du modèle. Il est possible que ces manipulations expérimentales affectent les performances, en influençant les stratégies de distribution de l’attention des enfants vers les dessins-modèles. Dans l’expérience conduite par Sutton & Rose (1998), les stratégies d’attention visuelle étaient estimées par des tâches de dessin, auprès d’enfants de 3 à 9 ans. Les consignes étaient manipulées pour tester l’effet hypothétique selon lequel le fait d’entraîner une plus grande attention augmente le niveau de réalisme visuel. L’hypothèse testée était la suivante : les enfants produisant des dessins sur la base du réalisme intellectuel ou du réalisme visuel diffèrent en termes de stratégies attentionnelles plutôt qu’en termes de stades de développement. Les résultats ont prouvé que la progression du réalisme intellectuel au réalisme visuel a lieu entre 6 et 8 ans, et s’accompagne d’une augmentation spontanée de l’attention vers les dessins-modèles. A tous les âges, les instructions explicites accroissent l’attention portée sur le modèle, et l’utilisation d’une stratégie attentionnelle efficace est associée au réalisme visuel. Aussi, les sujets s’appuyant sur le réalisme visuel portent leur attention sur le modèle de façon continue alors qu’ils sont en train de le dessiner. Le fait de provoquer ou d’induire des comportements attentionnels révèle comment les enfants réagissent à différents types d’instructions, c’est-à-dire en faisant varier leurs stratégies attentionnelles. Les enfants les plus jeunes comprennent qu’on leur demande d’être attentifs au modèle (en le regardant régulièrement par exemple), mais ne semblent pas utiliser cette consigne efficacement. Les enfants les plus âgés adoptent une stratégie plus bénéfique : en coordonnant leur attention visuelle avec la production qu’ils sont en train de réaliser, ils effectuent la tâche avec succès. En outre, les effets d’âge concernant le réalisme du dessin reflètent le développement des capacités de l’enfant d’utiliser une stratégie attentionnelle appropriée, et démontrent par conséquent que le réalisme intellectuel et le réalisme visuel ne sont pas des stades de développement distincts relativement à l’activité de dessin. En fait, à partir du moment où les enfants commencent à développer leur aptitude à avoir recours efficacement à une stratégie attentionnelle, et deviennent capables de comparer de manière continue leur dessin avec l’apparence des objets placés devant eux (ou des modèles qu’ils consultent), leurs productions correspondent plus justement et plus précisément à leur « monde visuel ».

Dans leur revue de questions portant sur le développement des traitements analytique et global, Thibaut et Gelaes (2002) exposent les principales théories relatives à l’évolution du mode d’appréhension ou d’analyse perceptive de stimuli, notamment déterminée par la composante attentionnelle. Ils relatent une diversité de facteurs et de processus pouvant rendre compte de différences dans le traitement de stimuli dans différentes tâches au cours du développement, tels que la sensiblité à des similitudes et des différences perceptives et à la saillance visuelle relatives aux informations locales ou parties constitutives des stimuli, la flexibilité représentationnelle, les connaissances conceptuelles, la nature des mécanismes (préattentifs, c’est-à-dire automatiques, non conscients, ou postperceptifs, c’est-à-dire contrôlés, conscients) au cours du traitement, les capacités d’attention sélective, d’inhibition (désengagement de l’attention) et de mémorisation d’informations, l’utilisation de propriétés configurales émergentes et de planification de l’action.

La récente étude conduite par Brown, Johnson, Paterson, Gilmore, Longhi et Karmiloff-Smith (2003) auprès de jeunes enfants (moins de trois ans) sains et de sujets atteints du syndrome de Williams et du syndrome de Down (deux syndromes entraînant des déficits visuo-spatiaux), a permis quant à elle de rendre compte de l’incidence de déficits attentionnels dans la construction de représentations spatiales et dans la planification oculo-motrice (saccades oculaires sous-tendant les actions visuellement guidées), ces derniers pouvant être liés à un déficit de désengagement de l’attention.

Nous avons vu qu’aussi bien les performances dans des tâches de MDT visuo-spatiale que les stratégies attentionnelles évoluent au cours du développement, témoignant des changements cognitifs s'opérant au niveau représentationnel. Nous allons à présent nous intéresser, dans les activités de nature spatiale (et notamment à travers l'activité de dessin), à l'évolution des capacités représentationnelles et de planification de l’action au cours du développement.