2. Représentation, planification de l'action et développement cognitif

2.1. L’évolution des représentations dans l’activité de dessin

Les recherches relatives à l’activité de dessin présentent un grand intérêt en psychologie cognitive, car elles contribuent à l’étude du développement cognitif. Certaines font état de l’existence d’une relation entre les compétences graphiques ou picturales des enfants et leurs capacités intellectuelles (Bertrand, Mervis & Eisenberg, 1997 ; Stiles, Sabbadini, Capirci & Volterra, 2000). A cet égard, des échelles de développement (ou de maturité intellectuelle) ont d’ailleurs été construites sur la base de l’analyse des caractéristiques de productions graphiques (Barrouillet, Fayol & Chevrot, 1994 ; Goodenough, 1926 ; Harris, 1963 ; Koppitz, 1968). Comme nous le verrons, les changements s’opérant au cours du développement traduisent notamment l’étendue des connaissances sémantiques ou conceptuelles du sujet. Ils sont également la manifestation de la mise en place progressive d’autres processus ayant trait au système représentationnel, en particulier ceux touchant la dimension visuo-spatiale.

Dans cette perspective développementale, le modèle de Luquet (1927), bien que déjà ancien, demeure l’un des rares à rendre compte, à travers l’évolution du dessin enfantin, des changements représentationnels majeurs, en particulier ceux en rapport à la construction de l’espace. Cet auteur définit quatre phases ou stades principaux, en référence à la succession chronologique des différents types de manifestations graphiques chez l’enfant. Le premier est le stade du « réalisme fortuit » (vers 2 ans), correspondant à la fin de la période du gribouillage. A ce stade, il n’y a pas de volonté de représentation initiale. L’enfant exécute un tracé pour le plaisir de tracer des lignes, jusqu’à ce qu’il remarque un jour une analogie entre l’un de ses dessins et un objet réel. Il va alors considérer le tracé comme une représentation de l’objet et énoncer l’interprétation qu’il en donne. Le hasard, une association d’idées imprévues vont contribuer à donner du sens au dessin, à quelque chose qui ressemble à un gribouillage. L’enfant va nommer rétrospectivement son dessin. Le deuxième stade est celui du « réalisme manqué » (à 3-4 ans). L’enfant qui a découvert l’identité forme/objet cherche à reproduire cette forme. Il va annoncer ce qu’il a l’intention de dessiner mais ne parvient pas à faire ressembler son dessin à l’objet réel. Les maladresses graphiques et psychiques (caractère discontinu de l’attention) donnent lieu à des dessins difficilement identifiables. L’imperfection du dessin, caractéristique primordiale de la phase du réalisme manqué, est appelée « incapacité synthétique » par Luquet. Puis vient le stade du « réalisme intellectuel » (4-5 ans à 8 ans environ), où l’enfant dessine ce qu’il sait plutôt que ce qu’il voit. Le « modèle interne » intervient alors. La notion de « modèle interne » renvoie à la réfraction de l’objet à dessiner à travers l’esprit de l’enfant. L’enfant dessine d’après ce modèle, plus ou moins éloigné de la réalité sensible. La perspective est en général absente, les objets peuvent être disproportionnés, les figurations sont souvent transparentes, il y a des rabattements. Dans cette phase, un dessin doit contenir tous les éléments réels (même invisibles) pour être ressemblant. Le dernier stade est celui du « réalisme visuel » (de 8 ans à 12 ans en moyenne). Les dessins deviennent à cette période de plus en plus comparables à ceux de l’adulte, avec la présence de détails significatifs. Plans d’éloignement, perspective, formes sont respectés. Il y a abandon des caractéristiques du stade précédent (plus de transparence ni de rabattement…).

Par la suite, Piaget et Inhelder (1947) et Piaget, Inhelder et Szeminska (1948) ont décrit différentes étapes de la construction de l’espace, liées à des changements d’ordre représentationnel. Comme nous l'avons vu, la dimension représentationnelle joue un rôle primordial dans le traitement des informations spatiales. En effet, la réalisation de tâches visuo-spatiales repose sur le stockage en mémoire des propriétés du stimulus exploré. Elle s'appuie également sur l'utilisation d'un cadre de référence spatiale. Au cours du développement, le sujet passe par l'établissement de différents cadres de références, qui l'amènent à appréhender et à structurer le monde qui l'entoure dans sa dimension spatiale de façon changeante au cours du développement. Ainsi, pour Piaget et Inhelder (1947) et Piaget, Inhelder et Szeminska (1948), la construction d’un espace dans lequel sont envisagées à la fois les coordonnées déterminant la position d'un élément dans l'espace et les relations spatiales entre plusieurs éléments, n'apparaît pas avant 7 ou 8 ans. Auparavant, l'enfant, incapable de se décentrer, n'est pas en mesure de coordonner les points de vue sur l'objet ni les perspectives, indispensables à la constance de la forme et de la grandeur. Il est alors dans la période que Piaget qualifie d' « égocentrique ». L’égocentrisme est l’aspect central de la pensée enfantine de 2-3 ans à 7-8 ans. Il correspond à un état « d’indifférenciation du point de vue propre et de celui des autres, ou de l’activité propre et des transformations de l’objet » (Piaget, 1923, p.67). Il se manifeste dans tous les secteurs de l’activité de l’enfant, en particulier dans le jeu symbolique, qui est « l’assimilation du monde extérieur et des personnes aux exigences du moi et à ses points de vue » (Dolle, 1991, p.27). Ainsi, par exemple, les notions spatiales ne sont pas relativisées : la gauche, la droite sont toujours référées au point de vue propre érigé en point de vue absolu. A cette période, on note également une absence de mise en relation des perspectives ou des différents plans de l’espace. Par la suite, la décentration nécessaire à une pensée plus objective (ou opératoire) permettra la constitution d’une cadre de référence exocentré.